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L'homme masqué dans Six femmes pour l'assassin
Esthétique

Mario Bava : Les cadavres exquis de la thanatopraxie

Des Nouvelles du Front cinématographique
Achever le classicisme doit se comprendre littéralement. Tout artiste maniériste mortifie ainsi le grand legs classique afin d'expérimenter de nouvelles puissances inorganiques, dans la mêlée du mort et du vivant. Dans les années 1960, Mario Bava qui tourne alors en moyenne trois films par an montre, grâce à sa grande assurance technique, toute l'étendue de son talent de maître italien de l'horreur, à la fois héritier des anciens qu'il honore en variant les genres et les plaisirs (il tourne également des westerns, des néo-polars et des péplums) et inventeur de formes fixant quelques règles à suivre pour ses disciples à venir. Chez Mario Bava, la décomposition des formes, des choses et même des êtres libère des puissances spectrales, l'informe échappant à la capture et la maîtrise par la conscience, au point où la personnalisation de l'inerte a pour complément la dépersonnalisation des individus. Si l'on dit qu'il est un cinéaste mineur, cela signifie d'abord et avant tout qu'il est un cinéaste, un vrai maniériste qui, logé par l'industrie à l'enseigne des formes mineures et si peu considérées du bis, aura œuvré à leur en faire baver afin de les pousser dans cette zone d'inconfort où les compositions les plus ouvragées ont pour obsession une hantise, celle de la décomposition.



Sur trois films de Mario Bava : Les Trois visages de la peur (1963), Six femmes pour l'assassin (1964) et La Planète des vampires (1965)

Avec des films comme Les Trois visages de la peur (1963), Six femmes pour l'assassin (1964) et La Planète des vampires (1965), Mario Bava qui tourne à l'époque en moyenne trois films par an montre, grâce à sa grande assurance technique, toute l'étendue de son talent de maître italien de l'horreur, à la fois héritier des anciens qu'il honore en variant les genres et les plaisirs (il tourné également des westerns, des néo-polars et des péplums) et inventeur de formes fixant quelques règles à suivre pour ses disciples à venir. Le premier film se présente comme un triptyque dont les volets sont autant de variations, thématiques et chromatiques, répondant à des genres ou des styles spécifiques (Le Téléphone adapté d'Anton Tchekhov est un essai au minimalisme hitchcockien ; Les Wurdalaks d'Alexis Tolstoï, un hommage aux studios du cinéma d'horreur classique, de la Warner à la Hammer ; La Goutte d'eau adapté de Guy de Maupassant, le portrait d'un delirium psychotique de l'intérieur). Le troisième film extrait de l'esthétique kitsch un principe de viralité cosmique. Quant au second, considéré comme l'un des chefs-d'œuvre de son auteur, il accentue avec le passage à la couleur les acquis formels et narratifs d'un opus précédent tourné en noir et blanc, La Fille qui en savait trop (1962), au fondement d'une acclimatation italienne du genre policier quand il confine à l'horreur, redoublée de sa transposition de la littérature au cinéma, autrement dit le giallo.



Avatars du maniérisme

L'accusation d'opportunisme commercial, avec ses effets grand-guignolesques, ses archétypes sexistes et ses conventions souvent de plomb, a depuis longtemps été transmuée en l'or de la reconnaissance artistique, progressivement accordée à un artisan dont le professionnalisme ne l'aura pas empêché de suivre à la trace quelques obsessions témoignant, au début des années 1960, d'un changement esthétique majeur, plus tard qualifié dans l'inspiration de l'histoire de la peinture italienne de tournant maniériste. Ce maniérisme est celui que Serge Daney reconnaîtra plus tard chez Dario Argento et Brian De Palma, tandis que Quentin Tarantino et Roger Avary ont admis que Les Trois visages de la peur constitue la principale source référentielle de leur Pulp Fiction (1994).

On sait par ailleurs que des films aussi différents que La Planète des vampires a été un modèle inavoué pour les auteurs de Alien (1979) de Ridley Scott, tandis que La Baie sanglante (1971) l'aura tout autant été pour les promoteurs du slasher, à l'instar de Sean S. Cunningham réalisant Vendredi 13 (1980). Sans parler des groupes de rock qui se sont inspirés des Trois visages de la peur, à l'instar des Wurdalaks (1964-1965) du batteur Christian Vander qui, avec Laurent Thibault, créera le groupe de rock progressif Magma en 1969 et, apparu la même année, du groupe de Heavy Metal Black Sabbath par des musiciens ayant délibérément repris le titre anglo-saxon du film de Mario Bava.

Un maniérisme s'est donc imposé en cinéma, après Pontormo et Le Corrège, Fiorentino et Le Parmesan dont la peinture, remuée par la mise à sac de Rome en 1527, aura entre autres contesté l'idéal d'humanisme que consacre la Renaissance. Cette esthétique revient donc en cinéma quatre siècles plus tard, en raison d'une survivance des formes voyageuses qui aurait intéressé un historien de l'art comme Aby Warburg, avec la reconnaissance progressive d'un cinéaste comme Mario Bava dont le génie inapparent, caché derrière la modestie de l'artisan populaire et commerçant, a dès lors consisté en la reprise des formes classiques, et leur étirement jusqu'à leur point de rupture. Achever le classicisme se comprendrait donc littéralement ainsi pour tout artiste maniériste : en mortifier le legs pour expérimenter de nouvelles puissances inorganiques, à la mêlée du mort et du vivant.

Le directeur de la photographie qui a travaillé avec Roberto Rossellini, Raoul Walsh et Dino Risi est non seulement un technicien aguerri passé à la réalisation en raison de la défection de Riccardo Freda sur le tournage des Vampires (1957), c'est également un auteur caractérisé par l'inlassable reprise de figures (revenants, tueurs en série sadiques ou morts-vivants) et de motifs (un usage expressionniste des ombres et pop des couleurs, une ambiance gothique contaminant le caractère fonctionnel des décors contemporains) qui relèvent du genre mais pas seulement. C'est, surtout, un cinéaste authentique parce qu'il a su, certes avec des bonheurs inégaux, déployer une vision du monde cohérente avec les moyens stricts du médium employé, même s'il s'agit d'une économie de cinéma appartenant au cinéma bis. Mario Bava est un cinéaste mineur : cela signifie d'abord qu'il est un cinéaste, précisément un artiste maniériste qui, logé à l'enseigne des formes mineures et alors peu considérées du genre, a œuvré à les pousser dans cette zone d'inconfort où les compositions les plus ouvragées et maniérées ont pour obsession paradoxale une hantise, celle de la décomposition.



Décomposition, tout est décomposition

Qu'on en juge avec les sketchs des Trois visages de la peur. Avec Le Téléphone, le harcèlement téléphonique subi par une femme (Michèle Mercier, future Angélique), tresse le cordon d'une lente strangulation qui va s'entortiller et se diviser entre deux identités : un harceleur fictif (un malfrat sorti de prison) et un harceleur réel (une amie qui cherche surtout à punir son ancienne amante), sauf que le premier va réellement s'interposer dans la machination ourdie par la seconde. À la fin de l'histoire la plus minimaliste (c'est quasiment un huis-clos respectant les trois unités de lieu, de temps et d'action issue du théâtre classique), mais la plus complexe des trois (les identités s'enlacent et disjonctent comme un sac de vipères aux langues fourchues), le faux harceleur finit par étrangler celle qui a pris son identité en croyant assassiner l'héroïne harcelée qui le poignarde mortellement en croyant que son ancien amant est l'auteur du harcèlement téléphonique. Avec Les Wurdalaks, la déclinaison russe de la figure du vampire joué par le vieux Boris Karloff hante plus classiquement un paysage sinistre entre chien et loup, où rien ni personne n'échappe aux morsures contaminatrices du non-mort, à l'heure zéro où l'aube et le crépuscule se confondent comme sont parfois indiscernables les paysages filmés en extérieur et les décors de studio. Avec La Goutte d'eau, enfin, une infirmière qui s'occupe de préparer les morts s'empare de la bague d'une aristocrate au sourire horriblement figé par la rigor mortis mais la culpabilité liée au vol devient une hantise lui revenant en plein visage de manière hallucinatoire, jusqu'à la folie et le suicide par auto-strangulation.

Dans les trois cas, l'identité personnelle devient une enveloppe sans substance et vide, susceptible de toutes les possessions parasitaires. La folie est une hantise dont la viralité mortifie psychiquement les vivants. Et les revenants sont les spectres avérant qu'il y a moins séparation entre le vivant et le mort qu'une zone d'indistinction qui est de décomposition de toutes les séparations supposément hermétiques, franches et catégoriques. Tous les motifs sont là pour être repris ensuite avec Six femmes pour l'assassin, où les motivations rationnelles et psychologiques, le prestige de la maison de haute couture et l'enquête policière elle-même, se désagrègent dans un bain acide où surnagent un tueur sans visage (le bas blanc), des lieux dévitalisés (un jardin, une maison d'antiquaire) et six cadavres comme autant de pièces à conviction pour voir dans un mannequin l'objet privilégié d'une réification avancée. Alors que Les Trois visages de la peur fait le lien à plusieurs endroits de l'histoire du cinéma (les monstres de la Warner et le gothique coloré de la Hammer, les arabesques hitchcockiennes et langiennes), Six femmes pour l'assassin fixe les règles génériques du giallo dont s'emparera l'un de ses meilleurs héritiers, Dario Argento, à partir de L'Oiseau au plumage de cristal (1969) quand Inferno (1980) marque une collaboration entre les deux cinéastes.

Persiste en effet dans la composition des films de Mario Bava la même pente esthétique de la décomposition dont Jean-François Thoret a raison de l'affilier au naturalisme conceptualisé par Gilles Deleuze dans Cinéma 1. L'image-mouvement. Décomposition des lieux rappelés à une puissance de déréliction trouvant son origine littéraire dans le gothique. Décomposition des figures et des identités qui disjonctent (par l'usurpation ou la facticité partagée), pourrissent ou bien sont abîmées (les vampires et les victimes du serial killer), toujours en exposant le vide fondamental qui les caractérise (le bas blanc en guise de masque pour le tueur de Six femmes pour l'assassin annoncerait presque celui de Rorschach dans le comics Watchmen). Décomposition des récits dont les conventions sont tantôt abandonnées (c'est l'enquête policière devenue inutile dans Six femmes pour l'assassin), tantôt abritent des constructions baroques marquant une sérialisation dans l'auto-destruction aux limites du pulsionnel et du machinique (plus encore que Le Téléphone et Six femmes pour l'assassin, La Goutte d'eau impose la répétition des hantises coupables et des folies suicidaires). Décomposition, enfin, de la lumière dont le spectre éclate et se fragmente en couleurs inhabituelles (des verts, des mauves, des oranges). D'ailleurs, le cinéma de Luis Buñuel, qui est du point de vue deleuzien un grand naturaliste, revient subrepticement comme une ombre à l'occasion du premier meurtre de Six femmes pour l'assassin, avec sa victime aux jambes de poupée traînées sur le sol comme en rêve le criminel en puissance et impuissant Archibald de la Cruz, et son jardin urbain et cultivé comme monde de prédation originaire à l'instar de celui de L'Âge d'or (1930).

Si le maniérisme préfère aux métamorphoses les anamorphoses, c'est bien parce que le passage n'est plus celui d'une forme à une autre, mais de la forme depuis l'informe qui la hante et la menace.



Faire baver le genre jusqu'aux bavures

Chez Mario Bava, la décomposition des êtres, des formes et des choses libère des puissances psychiques ou inorganiques, l'informe échappant à la capture et la maîtrise par la conscience, au point où la personnalisation de l'inerte a pour complément la dépersonnalisation des individus.

D'un côté, les objets enflent pour devenir des machines à hallucination collective (c'est l'appareil hitchcockien du Téléphone que l'on retrouvera d'ailleurs tel quel, rouge et noir, au début de Six femmes pour l'assassin, pour sa part indifféremment peuplé de bustes, de cadavres et de mannequins). De l'autre, des personnages ont des identités flottantes (Le Téléphone), décrépites (ce sont le vampire des Wurdalaks et le fantôme de La Goutte d'eau), jusqu'à l'évidement et l'abstraction (le tueur sans visage derrière le masque duquel se cache en fait un couple infernal). La composition machiavélique des plans ourdis par les méchants succombe également à une décomposition incontrôlée, de la harceleuse étranglée par l'homme du Téléphone dont elle a usurpé l'identité au couple criminel de Six femmes pour l'assassin qui se retourne contre lui-même en s'autodétruisant. En passant encore par la vampirisation intégrale des personnages des Wurdalaks et le vol d'une bague dans La Goutte d'eau promettant l'enchaînement tordu des délires suicidaires et psychotiques, sans oublier le virus dont sont sans le savoir porteurs les rescapés de La Planète des vampires.

Les astronautes dans leur vaisseau spatial dans La Planète des Vampires
La Planète des Vampires - © The Jokers

Le jeu quelquefois hésitant des acteurs, des narrations qui manquent quelquefois de rigueur scénaristique, et même des artifices s'assumant comme tel, y compris par la blague (c'est le twist rigolo concluant Les Trois visages de la peur), participent de diverses façons à l'expression d'une esthétique qui soumet ses compositions à la propension d'une décomposition généralisée, en prenant souvent le tour moderniste de la sérialisation. Le mort saisit le vif du genre qui raconte autant des histoires de mort-vivants qu'il l'est lui-même devenu, finalement. Il faut oser alors le jeu de mots : Mario Bava n'a jamais craint les bavures s'il est devenu nécessaire de faire baver le genre en lui arrachant les anamorphoses vérifiant qu'il n'y a pas une forme émergeant en résistance à l'informe.



Rêves et cauchemars du thanatopracteur cosméticien

Le maniérisme de Mario Bava qualifie ainsi un art qui – l'héroïne de La Goutte d'eau en expose d'ailleurs l'intime vérité – est celui du thanatopracteur. Précisément, le thanatopracteur est celui qui demeure hanté par la culpabilité d'opérer ainsi sur le cadavre de genres moribonds, les soumettant au bistouri de ses obsessions. Les couleurs impossibles – mauves et verts, oranges et bleus – sont alors autant les bavures organiques du corps du délit happé par une putrescence avancée, que les couleurs artificielles du thanatopracteur travaillant en artisan cosméticien à entretenir l'image d'une tenue que le cadavre organiquement ne possède plus. La fin des Trois visages de la peur est symptomatique de cet état de fait, qui ne relève pas seulement de la blague postmoderne dédiée à un genre trépassé. En effet, on retrouve Boris Karloff avec l'accoutrement hirsute de son personnage de vampire Wurdalak (l'acteur avait déjà ouvert le triptyque en servant l'office classique du maître de cérémonie). On le voit battre la campagne avec son cheval, et appeler le spectateur à rêver encore de lui. La caméra recule alors en laissant voir un décor artificiel, avec son armada de techniciens s'ingéniant à donner consistance à l'illusion du mouvement et du paysage fabriquée en studio.

Ce n'est que du cinéma, ce n'est plus que du tout petit cinéma rabougri. Et la croyance en resterait à jamais mortifiée s'il n'y avait pas l'appel amical de l'acteur au rêve du spectateur, qui est bien le seul endroit qu'il reste où le cinéma continue ses tours en survivant – sa survie comme une survivance.

Le maniériste caché dans l'artisan n'ignore rien de cela, mais il sait également qu'il est un être qui rêve et qui cauchemarde, hanté par l'usure des genres et les risques du métier. Le cosméticien sait que l'inconscient fait sans qu'on le lui ait demandé tout le travail de redonner des couleurs à des formes déliquescentes et des genres moribonds, en décomposition. Le thanatopracteur se double ainsi d'un rêveur qui compose avec ces deux aspects : l'art de conserver les cadavres et celui de s'abandonner aux puissances de fermentation du rêve et de l'inconscient, hantise et culpabilité que la thanatopraxie s'escrime à faire lever en résistant à l'informe. La thanatopraxie est l'artisanat des rêveurs qui savent bien que le mort saisit le vif parce que les formes sont des images, des incorporels qui naissent, vivent et meurent aussi. Mais les rêveurs thanatopracteurs savent tout autant que la putrescence et la décomposition des formes contribuent à en composer la survivance.



Addendum : Le kitsch, ce virus cosmique
(La Planète des vampires)

Un signal radio de détresse obligeant une navette spatiale à atterrir sur une planète inconnue que fouette une tempête ininterrompue ? Les restes gigantesques et squelettiques d'un équipage extraterrestre qui, en un âge immémorial, aurait succombé aux mêmes affres qu'affronte notre équipe de héros ? Des parasites qui s'emparent du corps de certains d'entre eux en contraignant les derniers survivants de l'aventure à détruire l'un des deux vaisseaux restants afin de pouvoir s'enfuir de ce piège intersidéral ? Nombreux sont en effet les arguments plaidant en faveur de l'hypothèse selon laquelle La Planète des vampires (1965) de Mario Bava serait l'une des sources principales d'inspiration d'Alien (1979) de Ridley Scott (avec It ! Terror from Beyond Space d'Edward L. Cahn, Shivers de David Cronenberg et les déboires de ce lecteur de Lovecraft qu'était Dan O'Bannon suite à l'abandon de l'onéreux projet d'adaptation du Dune de Frank Herbert par Alejandro Jodorowsky).

D'autres, à l'instar de Nicolas Winding Refn qui a d'ailleurs participé à la résurrection numérique du film de Mario Bava présenté dans la section « Cannes Classics » en 2016, à l'évidence aussi Bertrand Mandico, s'enticheront de son esthétique kitsch à souhait. En vertu de celle-ci, un hangar unique rempli de concrétions excrémentielles, bâché de plastique et éclairé de verts, rouges et bleus exacerbés, peut accueillir la déambulation, improbable et lunaire, de personnages porteurs de gros briquets en guise de fusils-laser, pas toujours concernés par ce qu'ils sont censés joués (on pense en particulier à la vedette américaine Barry Sullivan, abonné du cinéma d'exploitation), et revêtus d'un costume hésitant entre la combinaison de plongée et le cuir des fétichistes. Moyennant quoi, La Planète des vampires est le premier film de science-fiction italien à avoir été interdit aux mineurs.

Servant l'adaptation d'une nouvelle italienne inédite en France (Une nuit de 21 heures écrite en 1960 par Renato Pestriniero), et se présentant superficiellement comme un démarquage italien de Planète interdite (1956) de Fred McLeod Wilcox, Terrore nello spazio (le titre original de La Planète des vampires qui signifie Terreur dans l'espace) vaut cependant mieux que la posture esthète de certaines de ses réappropriations qui, rétrospectivement, surenchérissent dans le sens d'un kitsch déjà solidement établi (très présent dans le parodique L'Espion qui venait du surgelé en 1968, le kitsch sera toutefois plus maîtrisé en 1968 avec l'excellent Danger : Diabolik ! inspiré des fumetti).

L'importance de Mario Bava, probablement le meilleur opérateur italien de sa génération (ce fils bien né et héritier de son père directeur de la photographie sur les premières productions italiennes, a entre autres travaillé pour Roberto Rossellini et Dino Risi, aussi pour Jacques Tourneur et Raoul Walsh), se mesure également à l'importance d'autres titres, à l'instar des Vampires (1956). Commencé par Riccardo Freda, ce film a été terminé en deux jours par Mario Bava (c'est le premier film de vampires du cinéma italien). Citons encore Caltiki, le monstre immortel (1959), remake inavoué du Blob (1958) d'Irvin S. Yeaworth jr., et premier film sérieux de science-fiction italien.

On conclura provisoirement sur ce rapide panorama concernant une filmographie riche de plus de trente titres tournés en seulement vingt-cinq ans pour rappeler que la réalisation successive du Masque du démon (1960), du triptyque Les Trois visages de la peur, du Corps et le fouet (1963) et de Opération peur (1966) aura définitivement consacré Mario bava comme l'inventeur d'un fantastique italien singulier qui a su prendre appui sur un syncrétisme spécifique lui permettant de conjuguer ombres expressionnistes, couleurs pop et décors gothiques. Avec cette importante passe de films, Mario Bava peut rivaliser avec la série des adaptations des nouvelles d'Edgar Allan Poe produites par Roger Corman et interprétées par Vincent Price. Il a proposé aussi quelques audaces qui iront jusqu'à inspirer David Lynch (on passe en particulier à une séquence fascinante de Opération peur qui a nettement influencé le dernier épisode de la saison 2 de la série Twin Peaks).

C'est à l'aune du mouvement même des formes qui vont, viennent et reviennent anamorphosées, cette migration qui intéressait tant Aby Warburg, qu'il faudrait reconsidérer l'œuvre entière de Mario Bava. Ce dernier a su en effet faire fructifier au bénéfice du cinéma italien bis ou de série tout un héritage littéraire et cinématographique anglo-saxon, au point où ses films ont fini par influencer en retour l'aire culturelle d'origine. Par exemple quand le fantôme de La Planète des vampires hante les fondations suintantes d'Alien (mais probablement aussi de Ghosts of Mars de John Carpenter en 2001, avec le motif d'une colonisation sous la forme d'un parasitage viral). Autre exemple, celui de la temporalité circulaire d'une séquence de poursuite, quasiment reprise telle quelle on l'a dit par David Lynch. Un dernier : La Baie sanglante (1971) constitue un modèle pour les slashers du cinéma hollywoodien. Sean Cunningham s'en est inspiré pour Vendredi 13 (1980) en le pillant davantage que Black Christmas (1974) de Bob Clark et Halloween (1978) de John Carpenter.

On peut dès lors tranquillement revenir à La Planète des vampires en insistant sur le moment exact où le film, qui jusqu'à présent ressemblait tellement à un épisode de la série télévisée Star Trek, se met soudainement à avoisiner le perspectivisme vertigineux des meilleurs épisodes d'une autre série télé, Twilight Zone de Rod Serling. Mario Bava construirait ainsi la représentation, avec des effets de miroitement dignes de l'optical art de Vasarely, des boucles récursives ou du feed-back caractéristique de la migration des formes et de leur interpénétration, virale et vampirique. À partir du moment où l'on comprend enfin que les parasites, invisibles à l'œil nu, prennent de façon vampirique le contrôle des morts afin d'en faire des morts-vivants leur permettant de fuir une planète agonisante, on comprend également qu'ils ne sont qu'une forme de vie extraterrestre parmi d'autres. Les deux derniers survivants, dont on découvre qu'eux aussi sont parasités, se destinent vers une planète inconnue de leurs hôtes, et qui n'est autre que la Terre. On peut certes se réjouir à vil prix du grotesque du kitsch. On peut y reconnaître aussi, avec un peu d'effroi à l'estomac, une esthétique du simulacre à l'ère de ce qui se théorisait alors sous le nom de « société du spectacle ». La Planète des vampires continue L'Invasion des profanateurs de sépultures (1955) de Don Siegel.

L'hybridation sans frein de toute les formes participe à la désingularisation de l'espèce humaine, véhicule parmi d'autres d'une prolifération d'organismes s'interpénétrant à l'infini. Si le kitsch est une maladie de l'informe parasitant les formes pour les décomposer, Mario Bava l'apprécie comme le thanatopracteur travaillant sur des genres moribonds, aussi comme le cosméticien arrachant des cadavres une chair spectrale dont la provenance est non seulement trans-historique mais cosmique.