Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Jésus (Willem Dafoe) portant la croix dans La Dernière Tentation du Christ
Esthétique

« La Dernière Tentation du Christ » de Martin Scorsese : Ainsi soit l’exception

Des Nouvelles du Front cinématographique
La controverse associée à La Dernière Tentation du Christ n’a d’autre intérêt que de réinscrire dans la figure de Jésus la dimension scandaleuse que la tradition et l’orthodoxie lui auront retirée. Pour les zélotes fanatiques de la Cause, le scandale revient à qui décide, assumant seul et en conscience l’indécidable d’un acte éthique, ce secret caché dans le mandat messianique. Le christianisme est à l'origine soustraction, sécession, rébellion et cela, Martin Scorsese le sait très bien, examinant les douleurs d’incarner l’exception qu’il reconnaît les siennes quand le récit le plus originaire constitue pour lui les coïncidences de l’exception et de la trahison.

« Le christianisme est la seule religion de la terre
à avoir senti que la toute-puissance rendait Dieu incomplet.
Le christianisme seul a senti que Dieu, pour être pleinement Dieu,
devait avoir été rebelle autant que roi
 »
(Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxy, 1908
cité par Slavoj Žižek, La Marionnette et le nain,
éd. Seuil-coll. « La couleur des idées », 2006, p. 20)

L’après coup des mythes originaires

Il faut parfois beaucoup de temps pour un cinéaste afin qu’il puisse considérer que le moment est enfin venu pour lui désormais d’affronter la représentation, dans la guise stratégique de l’adaptation, d’un récit mythique à l’origine, obscure et lointaine, de la fondation de son désir de cinéma. Souvent, ce récit fondateur possède une dimension archéologique à valeur rétrospective, parce que la découverte de ce mythe a pu être aussi faite en cours de route par un cinéaste y reconnaissant seulement après coup l’hypothèse d’une origine jusque-là ignorée. Cette perspective, moins génétique que généalogique, autorise ainsi d’éviter de tomber dans le panneau d’une quête des origines, toujours politiquement suspecte. L’origine est source tourbillonnaire dans le devenir.

Ainsi, il aura fallu quasiment cinquante ans pour Eric Rohmer afin qu’il adapte L’Astrée (1607-1627) d’Honoré d’Urfé et que son dernier long-métrage, Les Amours d’Astrée et de Céladon (2007), vaille ainsi comme l’ultime chef-d’œuvre de celui qui, peut-être, était sûrement loin d’ignorer qu’il allait livrer avec son film la merveilleuse synthèse de toutes ses recherches esthétiques. On pourrait dire la même chose aussi d’Alain Resnais qui, quand il réalise Vous n'avez encore rien vu (2012) inspiré par deux pièces de Jean Anouilh, affronte enfin directement le motif orphique tel qu'il irrigue son cinéma depuis que ses prémisses ont été marquées par la littérature lazaréenne de Jean Cayrol. Avancer de telles hypothèses permet surtout de vérifier la force constituante des fictions originaires.

Il existe pourtant une réelle difficulté consistant à ce que l’adaptation cinématographique d’un récit (un parmi d’autres – puisqu’il y a toujours « plus d’un » récit comme l’aurait dit Jacques Derrida) au caractère originaire, fondateur ou mythique, contraigne à approcher de trop près une source possible d’inspiration cinématographique. Au risque d’une littéralité statique, et dès lors bien inutile en regard du reste d’une œuvre largement imprégnée par cette source d’inspiration, et dont l’imprégnation aura déterminé de bien plus originales formes d’appropriation. Originarité et originalité ne s’équivaudraient donc pas à strictement parler. Ainsi, Madame Bovary (1991) de Claude Chabrol promettait l’incontournable défi d’une adaptation longtemps espérée pour l’auteur des Bonnes femmes (1960). Mais ce film tardif aura pourtant déçu parce que l’incontestable fidélité au texte flaubertien échouait à excéder les platitudes formelles d’une reconstitution historique incomparablement moins saisissante que le constat fasciné et fascinant, et donc jamais méprisant, de la bêtise contemporaine (à l’exemple de celui justement proposé par Les Bonnes femmes, son chef-d’œuvre en « bovarysme »). Un autre exemple, celui de L’Écume des jours (1947) de Boris Vian adapté par Michel Gondry en 2012, promise depuis toujours à un réalisateur féru de bricolages fantaisistes servant l’expression d’un merveilleux quotidien infusé de mélancolie. Mais la volonté de subordonner l’exercice de l’adaptation sur une économie générale dévolue à l’équivalence visuelle à tout crin aura débouché sur une littéralité saturée et asphyxiant l’attention du spectateur (le récent Livre des solutions ne fait rien qu’à justifier par macération les impasses de son auteur).

La Dernière Tentation du Christ (1988) n’est sûrement pas le plus grand film de Martin Scorsese, mais il est probablement celui dans lequel ce dernier aura mis le plus de lui-même. Et ce d’autant plus que nombre de ses personnages caractéristiques peuvent valoir amplement comme des avatars christiques de notre temps, ceux dont le martyr témoigne de la douloureuse incarnation d’intenables contradictions, certes humaines et rien qu’humaines et non pas s’exerçant depuis l’écart – cette porte étroite – entre une vocation divine et une enveloppe charnelle, entre la chair et l’Idée.

Une trinité d’images de vérité

On commencera d’abord par poser que, dans l’œuvre scorsesienne, on repère trois films relayant jusqu’à aujourd’hui le même désir de se colleter avec un récit fondateur, une fiction originaire à valeur mythique. La Dernière Tentation du Christ (d’après le roman de Nikos Kazantzákis publié en 1954) propose pour sa part de considérer la Passion du Christ dans une perspective moins théologique et dogmatique qu’existentielle et gnostique. C’est également Gangs of New York (2002) d’après un scénario original de Jay Cocks, Kenneth Lonergan et Steve Zaillian, travaillé par la violence raciale de bandes rivales, natifs issus de l’immigration et migrants de fraîche date, dans le New York prolétaire des années 1840 à la guerre de Sécession. Enfin, Shutter Island (2009) d’après le roman éponyme de Dennis Lehane porte sur la condition asilaire d’un schizophrène doublement piégé, par sa propre folie comme par le délire thérapeutique de l’institution. Ces trois fictions déposeraient ainsi une trinité d’images de vérité (le martyr christique, la violence raciale, l’internement pour schizophrénie) obsédant le cinéma d’un homme qui, issu du quartier new-yorkais de Little Italy situé sur l’île de Manhattan, a longtemps été tiraillé entre deux formes d’incorporation (la prêtrise ou la mafia), avant de trancher au bénéfice du rock ainsi que du cinéma.

Les tiraillements juvéniles de Martin Scorsese n’ont dès lors jamais plus cessé de nourrir une culpabilité paranoïaque mâtinée de schizophrénie culturelle (avec la tradition italienne et catholique d’un côté et l’injonction à l’hédonisme anglo-saxon et consumériste de l’autre). Il n’en fallait pas davantage pour entretenir la crainte obsessionnelle que la fêlure ne débouche sur une folie sans rémission, frôlée avec l’internement à l’hôpital pour un estomac perforé par la drogue précédant en septembre 1978 le tournage de Raging Bull (1980). Ces trois films ne comptent à l'évidence pas parmi les chefs-d’œuvre de leur auteur, si on les compare en effet à des titres comme Raging Bull et Casino (1995). Ils représentent cependant des moments significatifs d’une œuvre de cinéma en crise récurrente, la crise toujours originaire. Comme si celle-ci imposait l’obligation d’affronter des récits dont la dimension fondatrice est censée promettre des images susceptibles de saisir (idéalement, pour momentanément les dénouer) les nœuds psychiques tressant l’identité clivée d’un réalisateur dont la situation l’a contraint à devoir composer avec les injonctions de l’industrie hollywoodienne.

La fidélité controversée

Il est ainsi intéressant de noter que Martin Scorsese a pu réaliser un film finalement si peu hollywoodien que La Dernière Tentation du Christ (pour un budget de sept millions de dollars, soit la moitié de celui de Raging Bull qui n’était déjà pas vraiment un blockbuster). Et il ne l’a pu que parce qu’il était contractuellement lié au studio Universal Pictures auquel il avait promis de réaliser un film d’action grand public en guise de compensation à la distribution de ce film ambitieux et difficile tourné au Maroc (alors qu’Israël et la Palestine avaient été le premier choix du cinéaste). Ce sera l’ultra-maniériste Cape FearLes Nerfs à vif (1991), le remake chewing-gum d’un film éponyme de Jack Lee Thompson sorti en 1962, qui propose en guise de catharsis carnavalesque la reprise hideuse et grotesque de la figure vétérotestamentaire de l’ange de la vengeance parce qu’il y a toute une culpabilité à rappeler à l’avocat qui s’est enrichi en confondant le droit avec la Loi. Déjà incarnée par Travis Bickle dans Taxi Driver (1976) et, dans les deux cas, interprété par Robert De Niro, le vengeur ou l’exterminateur est un type antérieur à la figure christique de pardon décrite dans l’ensemble des récits néotestamentaires, celle à laquelle se dédie La Dernière Tentation du Christ. Ce film qui aurait pu être tourné par Steven Spielberg (il en a été le coproducteur) a disposé d’un coût dépassant les trente millions de dollars. Il entérine surtout l’affaiblissement relatif du motif christique dans l’œuvre, malgré les personnages (certes clivés, mais aussi privés de cette combinaison jusque-là habituelle d’italianité et de catholicité) d’À tombeau ouvert (1999) scénarisé par Paul Schrader (l’auteur des scénarios de Taxi Driver, Raging Bull et La Dernière Tentation du Christ) jusqu’à The Irishman (2019), pénible synthèse avérant la sénescence du genre mafieux.

Après une série de films délibérément mineurs, plus (La Valse des pantins en 1983 et After Hours en 1985) ou moins réussis (La Couleur de l’argent en 1986), ainsi qu’une première tentative avortée suite aux atermoiements de la Paramount, Martin Scorsese s’est donc enfin lancé dans l’adaptation d’un roman qui fit déjà grand bruit à l’époque de sa publication en 1954, puisqu’il a valu à son auteur, le romancier Nikos Kazantzákis, une excommunication par l’Église orthodoxe grecque renforcée par une mise à l’index par le Vatican (Index Librorum Prohibitorum). La sortie de La Dernière Tentation du Christ, 34 ans plus tard, a également été l’occasion de nombreux heurts consécutifs au comportement agressif de catholiques français dont l’intégrisme les aura poussés à jeter des cocktails Molotov dans un cinéma de Besançon et deux cinémas parisiens. Un attentat contre le cinéma L’Espace-Saint-Michel a d’ailleurs provoqué un incendie qui fit alors 14 blessés, dont 4 graves. Un spectateur d’un cinéma du quartier Montparnasse envahi de lacrymogène meurt d’une crise cardiaque. Il faut ici rappeler qu’en 1984, Martin Scorsese avait sollicité Jack Lang, alors Ministre de la culture, afin de réfléchir à une coproduction par le biais du CNC. Le scandale provoqué chez les mêmes personnes (parmi lesquelles le cardinal Lustiger) par Je vous salue Marie (1984) de Jean-Luc Godard mit alors un terme à cette possibilité de financement, sans pour autant empêcher les représentants du camp intégriste de crier haro sur le baudet lors de la sortie française du film de Martin Scorsese, le 28 septembre 1988.

En 2006, le magazine new-yorkais Entertainment Weekly a classé La Dernière Tentation du Christ à la sixième position des 25 films les plus controversés de tous les temps. Pourtant, le récit de Nikos Kazantzákis comme la fiction de Martin Scorsese à partir de son adaptation par Paul Schrader respectent la vie de Jésus ainsi qu’elle est narrée dans ses grandes lignes par les Évangiles. Concernant les déchirements de la figure de Jésus partagé entre ses désirs humains et ses obligations divines, ils avaient déjà été l’enjeu de discussions théologiques lors du concile de Chalcédoine en 451. C’est un étonnant paradoxe, celui d’une fidélité scandaleuse et controversée, qui a au moins le mérite de débusquer des contradictions inavouées. Si les adeptes les plus intégristes d’une lecture orthodoxe des Évangiles tordent le bâton dans le sens d’une subsomption de l’humanité de Jésus sous la seule identité messianique du Christ, les auteurs de La Dernière Tentation du Christ auraient pour leur part conçu de tordre le bâton dans l’autre sens. Ce sens contraire est celui du surinvestissement, certes avec force larmes dilatant les pupilles de Willem Dafoe et hémoglobine que charrie l’esthétique gore (et que dégueulera davantage encore La Passion du Christ de Mel Gibson en 2004), de la farine humaine dont était faite celui qui, peut-être, se serait demandé quand il fut crucifié s’il n’y avait pas pour lui un autre destin que celui, programmé par Dieu son Père (autrement dit lui-même : la trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est toujours déjà schizoïdie), qui doit obligatoirement en passer par la douloureuse exemplarité du mandat eschatologique.

Le doute quant au mandat messianique est insupportable aux zélotes, intolérable aux militants fanatiques et furieux de la Cause. C’est pourtant le doute qui réinscrit dans Jésus Christ sa dimension proprement scandaleuse, qui signifie en grec le trébuchement. Ainsi Luc (17:1) : « Jésus dit à ses disciples : il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales (skandalon), mais malheur à celui par qui ils arrivent. ». Et Pierre (1, 2:8) : « Et une pierre d’achoppement, et un rocher de scandale : ils s’y heurtent pour n’avoir pas cru à la parole, et c’est à cela qu’ils sont destinés ».

Les déchirements christiques incarnés par Willem Dafoe, scénarisés par le protestant à tendance calviniste Paul Schrader, alors miné par l’épreuve du décès de sa mère, et donc filmés par Martin Scorsese, le garçon catholique d’origine italienne, finissent ainsi par recouper les écarts schizophréniques des personnages qu’ils avaient précédemment imaginés ensemble, de Travis Bickle dans Taxi Driver à Jake LaMotta dans Raging Bull. En attendant le Franck Pierce d’À tombeau ouvert, ce film malade que l’on pourrait sauver en y voyant la relecture néotestamentaire du vétérotestamentaire Taxi Driver, achevant ainsi, et provisoirement, l’élan impulsé par La Dernière Tentation du Christ. Comme la représentation d’un trajet inverse à celui des personnages respectifs de Taxi Driver et Raging Bull puisque le premier, proche en cela de certains personnages de Fiodor Dostoïevski, à l’instar du narrateur des Cahiers du souterrain, est hanté par la vengeance vétérotestamentaire comme forme de rachat individuel. Le second, rejouant à la fin la partition de Marlon Brando incarnant Terry Malloy dans Sur les quais (1954) d’Elia Kazan, est obsédé, lui, par une culpabilité masochiste, comme l’obscur désir d’une chute paradoxalement rédemptrice.

Jésus (Willem Dafoe) et Marie dans La Dernière Tentation du Christ

Il est non moins vrai que les personnages de Taxi Driver et de Raging Bull (et l’on pourrait également leur ajouter leurs homologues de Mean Streets en 1973 et La Valse des pantins, de After Hours et Les Affranchis en 1990, de Casino et de Les Infiltrés en 2006) accomplissent un trajet scandé de connotations bibliques au terme duquel le désir de la singularité maximale, homogène à l’exception messianique du Christ, se résorbe semblablement dans le prosaïsme d’une humanité quelconque retrouvée. Après la starification médiatique du vengeur de Taxi Driver, l’homme dont la violence est d’autant plus problématique est qu’elle est publiquement acclamée, celui-ci renoue en effet avec sa pauvre condition de chauffeur de taxi new-yorkais. Après le passage forcé dans l’émission de télévision animée par sa vedette préférée qu’il a kidnappée, le héros de La Valse des pantins finit certes en prison, même si l’incarcération n’interrompt pas l’emballement de processus médiatiques désormais indépendants de leur initiateur. Une fois achevées les aventures trépidantes de l’exception à la norme, d’autres peuvent enfin rentrer à la maison, pour s’en réjouir beaucoup (After Hours) ou très peu (Les Infiltrés), voire pour s’en plaindre (Les Affranchis et Casino).

L’exception est douloureuse, clivante. Intenable sur la longueur, son sens est toujours ambivalent.

Plus affranchi que tous les affranchis

L’exception est ce qui doit arriver « toujours-déjà » (pour le dire encore à la manière de Jacques Derrida). Le mythe originaire est une fiction constituante en valant rétrospectivement – l’après-coup du toujours-déjà. Les fins prescrivent le sens des commencements, c’est ainsi que Hegel hante Derrida. Aussi, l’obligation au rôle messianique n’est acceptée par Jésus que parce qu’il a subjectivement expérimenté, dans la parenthèse d’une suspension imaginaire de l’existant, la possibilité d’une existence humaine, simplement humaine – l’homme qui les vaut tous et que vaut n’importe qui (pour citer la fin connue des Mots de Jean-Paul Sartre). Humain, rien qu’humain est celui que son exécuteur romain, le préfet de Judée Ponce-Pilate, aura présenté ainsi : Ecce Homo.

L’homme moqué en étant déchu par l’adresse ironique de Ponce-Pilate de son statut divin est l’homme retrouvé, celui d’un mandat dont l’acceptation n’est pas un fatum mais une décision. L’ironie, ainsi dialectisée en redoublant sans le savoir la faille de l’humain et du divin. Cette faille est une blessure dont on tire un destin – avant d'être chrétienne, la leçon est romaine et stoïcienne.

L’exception est ce qu’intensément vivent et désirent la très grande majorité des personnages scorsesiens, jusqu’à s’en brûler les ailes (exemplairement Howard Hughes dans Aviator). Celui de La Dernière Tentation du Christ n’accepte d’endosser l’habit de lumière de l’exception crucifiée que pour autant qu’il aura pu goûter en imagination aux joies simples d’une vie quelconque. Franchir le seuil en se sacrifiant à l’exception revient à Jésus, plus affranchi que tous les affranchis.

L’exception scorsesienne en ses formes diverses, voulues comme involontaires, souvent délinquantes et criminelles (mais aussi sportive et artiste), se soutient certes d’un dolorisme riche en disjonctions schizophréniques puisqu’il faut alors tenir ensemble les deux bouts opposés de la norme et de ses écarts, de la règle et de l’exception (à la règle de l’état d’exception). Mais, dans tous les autres films de Martin Scorsese, l’exception est ce qui ne peut être plus longtemps supportée, un foyer à partir duquel on se met en branle jusqu’à l’extinction de feux. Ainsi, le Dalaï-lama de Kundun (1997), remake apaisé de La Dernière Tentation du Christ (ce film-là n’aura gêné personne), fait passivement l’épreuve d’un éloignement progressif du lieu garantissant son règne terrestre qui, par suite des pressions politiques de son temps, l’aura rendu toujours moins divin, toujours plus humain. Quant aux jésuites portugais de Silence (2016) qui se réjouissaient d’apporter la bonne parole en terres japonaises, ils consentent à la fin au reniement traçant, dans l’espace infini de la trahison scorsesienne, la limite infra-mince et quasi-imperceptible séparant la renonciation (à l’Église chrétienne) du renoncement (à la foi, cet intime secret que l’on garde par-devers soi).

La proposition scorsesienne de La Dernière Tentation du Christ présente une figure de Jésus fondamentalement hésitante, qui ne cesse de balancer, écartelé évidemment, entre l’acceptation douloureuse de son mandat messianique et la possibilité rassurante d’un bonheur simplement terrestre en la compagnie de Marie-Madeleine. Une fois l’hésitation affrontée en idée avant de s’en affranchir, Jésus consent enfin à devenir le Christ. On est réellement un affranchi que dans le franchissement sans retour du seuil de l’exception.

Judas et Marie-Madeleine, médiateurs en humanité

Barbara Hershey qui tient dans La Dernière Tentation du Christ le rôle de Marie-Madeleine était également l’interprète du personnage éponyme de Boxcar Bertha (1972). L’une des séquences les plus mémorables de ce film mineur revient à son amant, un syndicaliste joué par David Carradine, crucifié sous ses yeux sur un wagon à bestiaux à l’époque de la Grande Dépression. Et bien c’est elle qui, sur le tournage de ce film, avait présenté au réalisateur le roman de Nikos Kazantzákis. L’originalité de la vision de l’écrivain grec telle qu’en ont hérité Paul Schrader et Martin Scorsese aura consisté en particulier à faire des figures habituellement réprouvées par la tradition chrétienne (Judas le traître et Marie-Madeleine la prostituée) les médiateurs privilégiés d’une humanité dont la valeur rédemptrice vaut pour Jésus comme pour ces derniers. Tous sont des acteurs bien décidés à jouer un rôle décisif dans un grand récit qui, à bien des égards, pourrait s’apparenter à la prophétie autoréalisatrice valorisée par les sociologues fonctionnalistes à l’instar de Robert K. Merton. Mais le plus important revient surtout à la décision comme acte éthique, comme choix subjectif.

L’exception tient à qui décide en sachant très bien que les conséquences sont indécidables à la fin.

Dans La Dernière Tentation du Christ, Judas (Harvey Keitel) est ainsi représenté comme ce zélote considérant qu’il est un militant révolutionnaire résistant à l’oppression romaine, tandis que Jésus n’est qu’un juif servile, seulement affairé à fabriquer des croix pour l’occupant. Il finit toutefois par être convaincu par son rôle messianique, au point d’accepter de trahir l’élu qui le lui aura demandé afin de réaliser le grand dessin divin exigeant sa crucifixion. Jésus rappellera d’ailleurs en songe à Judas son rôle sacrificiel au sein du grand récit christique que le premier projette pourtant abandonner quand, sur la croix, il s’imagine une vie quelconque menée aux côtés d’une autre réprouvée, la putain Marie-Madeleine.

Judas apparaît donc ici aussi nécessaire à Jésus soumis à la Passion qui l’accomplit universellement comme Christ que la conversion sur le chemin de Damas de Saul en Paul (Harry Dean Stanton). Paul explique d’ailleurs à Jésus de Nazareth rêvant qu’il n’est qu’un homme la nécessité d’un Christ ressuscité pour absoudre les péchés de tout le monde, sans exception, y compris les siens.

« Judas n’est-il pas ainsi le suprême héros du Nouveau Testament, celui qui était prêt à perdre son âme et à subir la damnation éternelle pour que le plan divin puisse s’accomplir ? » demande de façon provocatrice Slavoj Žižek. Qui continue de tirer ainsi le fil de sa réflexion sur les acrobaties dialectiques de la trahison : « Dans toutes les autres religions, Dieu exige fidélité de la part de ses fidèles ; seuls le Christ demanda à ses fidèles de le trahir pour pouvoir accomplir sa mission. »(1)

Du côté de Marie-Madeleine, les choses sont un peu plus perverses, après tout c’est attendu. Mais cette perversion, loin d’induire les tout petits plaisirs limités de la transgression, affirmerait plutôt, dans une perspective freudienne, que l’énergie mystique alimentant la croyance de Jésus en sa nature divine et son mandat messianique est indiscernable d’une énergie libidinale qui prend ici la forme inaugurale (c’est le tout premier plan du film) d’un foudroyant travelling oblique et aérien, assorti d’un cri d’aigle perçant. Ce plan répété, articulé avec une plongée verticale écrasante, invite à voir Jésus souffrir dans sa chair de tourments associés à la figure tentatrice de Marie-Madeleine.

Jésus fait la queue comme les autres lorsque la prostituée est au travail. Scandale : il ressemblerait même à Travis Bickle quand celui-ci assiste à la projection d’un film pornographique. Mais, lorsque vient son tour, Jésus hésite, sûr pourtant que la morsure démonique d’Éros se fera une prochaine fois ressentir(2). La transsubstantiation d’un Jésus juif en un futur Christ universel se fera très logiquement à l’occasion de la tentative de lapidation de Marie-Madeleine qu’il saura héroïquement interrompre en lançant à l’assemblée masculine menaçante la fameuse injonction : « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle ». L’interruption de la lapidation, en ceci qu’elle vaut déjà comme reproduction paradigmatique de la « violence mimétique » à l’encontre de la « victime émissaire » (René Girard), est surtout le moment où, dans un sourire inoubliable, car un peu bête, Jésus sublime ses tourments libidinaux en credo. Le salut de la prostituée fonde ainsi le passage chrétien décisif entre Éros (l’amour physique) et Agapè (l’amour spirituel). Et c’est ce passage qui conditionnera le désir de Jésus crucifié d’imaginer non pas une relation sexuelle avec Marie-Madeleine, mais la fondation avec elle d’un foyer en désir d’enfants.

Si Martin Scorsese n’a en rien oublié la première tentative de relève en cinéma de la figure de Judas par Pier Paolo Pasolini réalisant L’Évangile selon Matthieu (1964), Abel Ferrara n’aura quant à lui jamais oublié ce moment du film de Martin Scorsese dévolu à la relève symbolique de la figure de Marie-Madeleine lorsqu’à son tour il tournera Mary (2005) d’après les vues hétérodoxes du théologien français Jean-Yves Leloup, frottées des Évangiles tant canoniques qu’apocryphes.

Impuretés dans la décision de l’exception

À l’évidence, La Dernière Tentation du Christ prolonge moins la proposition godardienne de vérifier, avec Je vous salue Marie, la contemporanéité (même sous les dehors les plus prosaïques) de la figure de la Vierge qu’il reprend la perspective pasolinienne d’une confrontation frappée d’impureté, notamment musicale, avec l’historicité de la figure christique. Ainsi, l’exercice de pot-pourri pop et world conçu par Peter Gabriel, qui a mixé avec des synthétiseurs de pointe le son des instruments traditionnels de ses musiciens sénégalais, indiens et marocains, essaie de s’agencer avec des citations de musiques traditionnelles, notamment issues de la vallée du Nil. On repense alors aux collages modernistes dans le film de Pier Paolo Pasolini, avec ses gospel afro-américains, ses citations de musique japonaise et d’autres issues de Alexandre Nevski de Sergueï Prokofiev.

Certes, Martin Scorsese a privilégié le geste romanesque et hétérodoxe de Nikos Kazantzákis à la lecture orthodoxe et évangélique comme cela avait été le cas avec L’Évangile selon Matthieu (on ne rencontrera d’ailleurs pas ici l’apôtre Matthieu). Surtout, l’audace consiste moins ici dans le retour primitif et moderne à la lettre (au nom d’un esprit de contestation proche du marxisme hérétique alors pratiqué par l’intellectuel italien) que dans une prise de distance au nom d’un esprit a priori si éloigné de l’orthodoxie que cet éloignement sert au final à le retrouver, cet esprit, mais renouvelé, régénéré. Cet esprit appartient à un homme, rien qu’un homme qui, passé d’Éros à Agapè, aura jusqu’au bout résisté à la vocation messianique avant d’accepter, dans la douleur de la crucifixion, de sacrifier le bonheur simple d’une vie humble au nom du caractère exemplaire de l’exception. L’amour d’une femme publique est ainsi posé en préalable et condition à l’amour chrétien universel.

On retiendra encore de La Dernière Tentation du Christ les séquences de jeûne dans le désert de Jésus qui, hallucinant à l’intérieur du cercle précaire de sa foi, est montré à l’épreuve du Diable en ses manifestations païennes (un serpent, un lion, une flamme – sa voix est celle de Leo Marks, le scénariste du Voyeur de Michael Powell en 1960). On pourra également s’amuser de ce fait que les Romains parlent ici avec l’accent anglais (David Bowie tient le rôle de Ponce-Pilate, initialement prévu pour un autre chanteur pop, Sting) tandis que les Juifs se distinguent de ces derniers par leur accent étasunien (et même new-yorkais pour Victor Argo dans le rôle de Jean et John Lurie dans celui de Jacques). Il y a également une oreille coupée qui, étonnamment, annoncerait le rôle de Vincent Van Gogh tenu par Martin Scorsese lui-même dans l’un des sketchs de Dreams (1989) d’Akira Kurosawa. Mais c’est surtout lors de la crucifixion que le cinéaste fait tout (et peut-être même un peu n’importe quoi) pour se surpasser. Ici il harnache la caméra sur la croix afin de montrer que c’est le monde qui bascule devant l’érection de Jésus crucifié. Ailleurs, il colle un son d’avion à réaction digne du Testament d’Orphée (1962) de Jean Cocteau au moment où la douleur se fait la plus vive. Et puis, autre grand moment à l’esprit pasolinien, une coupure sonore en écho à l’oreille coupée redouble une même disjonction au moment de la rencontre décisive de Jésus avec Jean-Baptiste, qui le fait passer de l’autre côté du miroir de l’orthodoxie. Alors un ange féminin, blond et enfantin lui apparaît pour lui proposer de descendre de la croix et vivre cette existence d’homme simple en compagnie de Marie-Madeleine à laquelle, secrètement, il aspirait tant.

Jusqu’à ce que le remord s’empare de Jésus une fois qu’il aura bien vieilli, entouré de ses femmes (Marie-Madeleine est morte entre-temps dans un grand fondu au blanc) et de ses enfants, possédé par les fantômes (voulus par le cinéaste comme) mizoguchiens de ses anciens disciples, dont Judas et Jean, le rappelant aux obligations de son mandat messianique. L’ange cache l’ultime apparition du Diable, juste avant que Jésus ne décide finalement de remonter sur la croix qu’il n’avait en fait jamais abandonnée, trépassant dans une ultime extase qui lui fait dire : « Tout est accompli ». Comme le curé de campagne chez Georges Bernanos et Robert Bresson lâchant : « Tout est grâce ». Enfin, La Dernière Tentation du Christ s’achève dans un emballement (bergmanien) de lumières et de couleurs, comme si la pellicule dérapait et sautait de l’appareil de projection. Une ultime disjonction témoignant pour la subordination de la machine cinéma sur la projection imaginaire d’une existence alternative, soutenue par l’acte d’une décision avérant ainsi un choix éthique.

Pas la prédestination, mais l’assomption

La perspective de la prédestination, qui relèverait plutôt d’une approche protestante et calviniste, s’efface par conséquent au profit de celle, moins théologique qu’existentielle, du choix individuel et éthique. Si la proposition reste homogène aux processus d’individualisation enclenchés par la modernité, l’individu retrouve aussi une puissance de sécession quand il est celui de la décision du sacrifice de soi au nom du salut des autres (et non le contraire, qui est ce que désire tout fanatique).

Comme si le film de Martin Scorsese scénarisé par Paul Schrader (le premier ayant toujours considéré que Taxi Driver était surtout l’œuvre du second) affirmait une philosophie à l’esprit kierkegaardien. Le scénario existentialiste du possible induit un changement d’axe, un effet de parallaxe entre le stade religieux et le stade éthique, qui est une différence à l’intérieur des deux stades dont la vérité appartient à l’autre (l’écart parallactique est ainsi relance de la dialectique). L’acceptation du mandat messianique s’éprouve, et s’accepte à l’intersection des boucles d’un nœud borroméen digne de Jacques Lacan, qui entremêle le symbolique (de l’appel collectif au respect du destin christique), l’imaginaire (d’une existence alternative, humaine, rien qu’humaine) et le réel (de la crucifixion par le pouvoir romain, sous les crachats et quolibets de la population juive locale).

Dans La Dernière Tentation du Christ, le fantasme d’une existence simple, humaine, simplement humaine, vient en dernière instance supporter l’acceptation subjective d’un mandat universel ressaisi dans sa puissance éthique. Le film de Martin Scorsese reste ainsi le contemporain de ces autres films importants, Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, Thérèse (1986) d’Alain Cavalier, Le Sacrifice (1986) d’Andreï Tarkovski, Sous le soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat, tous passionnés par l’assomption de l’exception (moins au sens strict de l’élévation de Marie que, littéralement, l’acceptation de ce que l’on désire).

Cette puissance éthique est générique en étant un universel concret, valable sans exclusive pour tous les êtres humains. Ainsi, quand Slavoj Žižek explique que l’héritage chrétien mérite d’être défendu précisément parce qu’il institue, outre une pensée de l’égalité universelle, séparée de toute captation communautaire, l’acte décisionnaire comme force soustractive et disjonctive rompant avec l’ordre des pouvoirs et des temps, il persiste dans la brèche ouverte entre autres par la philosophie de Sören Kierkegaard, la littérature de Nikos Kazantzákis et La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese. Davantage ce film en particulier que le reste de l’œuvre en général, parce qu’il serait le seul film de son auteur à tenir l’acceptation de l’exception dans son intégralité, quand l’exception est ce qu’échouent à tenir jusqu’au bout les autres personnages, les uns brûlés, les autres vidés, brisés à force d’en avoir éprouvé la brutalité, y compris pour certains dans la morsure des regrets.

Alors que l’on croyait avoir affaire au grand opus religieux et catholique de Martin Scorsese, La Dernière Tentation du Christ est en réalité son grand film existentialiste (à la différence d’Abel Ferrara dont les meilleurs films le sont). Avec aussi, sur un mode plus secret, Shutter Island soufflant la même partition christique (le héros affronte la lobotomie comme une décision parfaitement assumée), tout en la retournant sur un versant certes moins collectif qu’individuel (cette décision le sépare, et l’oppose à l’institution asilaire quand le choix assumé de Jésus en fait le garant messianique de la future Église catholique). Entre ces deux fictions éthiques de la décision comme exception (individuelle-collective d’un côté ou individu versus collectivité de l’autre), trouverait-on l’intime vérité d’une œuvre dévolue au remord, voire au repentir de celui qui a cru pouvoir supporter l’exception (un artiste du « Nouvel Hollywood » indépendant des studios) et qui, depuis, se serait rallié à la règle (des produits hollywoodiens léchés, exsangues et sur-capitalisés) ?

Poursuivre la lecture

Notes[+]