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Andrew Garfield emprisonné dans Silence
Esthétique

« Silence » de Martin Scorsese : La renonciation sans le renoncement, fidèlement

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le renoncement est un martyr et sa déposition en est l'allégorie – tous les martyrs de Martin « Marty » Scorsese. La déposition devient allégorie quand « se descendre soi-même », c'est trahir au nom d'une intime fidélité, à savoir renoncer à la religion sans renoncer à la foi, ce petit secret que l'on garde par-devers soi. Le traître est celui qui sait faire la part des choses, entre la renonciation et le renoncement. Quand la religion est toujours bruyante, et hystérique quand elle se fait évangélisation, la foi invite au silence, voilà ce qu'en vérité raconte Silence.

« La fidélité devrait être strictement opposée au zélotisme :
l'attachement fanatique d'un zélote à sa Cause n'est rien
d'autre qu'une expression désespérée de son incertitude et
de ses doutes, de son manque de confiance en la Cause. Un
sujet véritablement dédié à sa Cause régule sa fidélité
éternelle moyennant d'incessantes trahisons.
 »
(Slavoj Žižek, Vivre la fin des temps, éd. Flammarion,
2011 [2010 pour l'édition originale], p. 17, note 2)

Dépositions
(tous les martyrs de « Marty »)

Chez Martin Scorsese, on se distingue en ceci, surtout, que la tragédie consiste dans le fait d'avoir renoncé – à quoi, sinon s'obstiner à occuper une position d'exception héroïque, intenable à la fin ?

Renoncer qualifie la fêlure de celui qui accepte de ne plus tenir un point d'exception, son héroïsme de moins en moins assumable (la schizophrénie, toujours, menace). Et la fêlure tragique de qui a consenti à renoncer aura pris une grande variété d'expression dans les films de Martin Scorsese.

Ainsi, le premier de ses incontestables chefs-d'œuvre, Raging Bull (1980), représente ce moment décisif où la fiction, inspirée par la trajectoire biographique du boxeur Jake LaMotta, dépose l'allégorie caractérisant la situation même du cinéaste, qui n'a plus cessé depuis de reconnaître, dans le destin de ses figures brisées, le sien propre. L'allégorie comme déposition, martyr et résurrection.

On n'oublie pas que, pour les chrétiens, la descente de la croix a justement pour nom la déposition.

Comme si, paradoxalement, renoncer permettait de pouvoir continuer. Martin Scorsese est en effet cet homme revenu d'entre les morts sur son lit d'hôpital après l'échec de New York, New York (1977) et la défonce qui lui perfora l'estomac, quand Robert De Niro est venu lui présenter, en amicale manière de relève, l'idée de réaliser un long-métrage consacré au célèbre « Taureau du Bronx ».

Renoncer, c'est bien ce que le boxeur Jake LaMotta accepte de faire, passé du ring comme royaume d'une souveraineté gagnée avec les poings, au minable petit cabaret où s'achève le règne du héros d'une tragédie qui se redouble en farce en gage de vérité, bouffonne et bouffie, du survivant – une vanité, une singerie. On pourrait nous opposer des contre-exemples issus de la filmographie, ou bien encore arguer que renoncer fonde une dimension tragique partagée par tant de personnages qu'elle ne qualifierait en rien la vérité du cinéma scorsesien. Renoncer, c'est effectivement ce à quoi se refuse Rupert Pumpkin dans La Valse des pantins (1983). Mais le refus soutient en ce cas (un des pires bides commerciaux de l'auteur, et l'un de ses films parmi les plus méconnus comme l'un des meilleurs) une réussite catastrophique, la célébrité télévisuelle y étant gagnée sur le sacrifice de l'éthique propre à tout artiste, comique ou non (qui consiste à ne pas faire rire en faisant n'importe quoi, y compris en kidnappant son modèle adulé, à force de rivalité mimétique et de surenchère surmoïque – on aura évidemment reconnu là un modèle plus qu'avoué au Joker de Todd Phillips).

Renoncer, c'est également ce à quoi se refuse, dans La Couleur de l'argent (1986), le personnage de « Fast Eddie », remonté grâce à la présence d'un jeune élève indiscipliné (Tom Cruise) dans son désir de se refaire la main, et continuer à régner dans le royaume du billard. Mais cette suite opportuniste de L'Arnaqueur (1961) de Robert Rossen échoue cependant à faire aussi bien que son prédécesseur en substituant à un premier échec tragique la volonté d'un retour au premier plan – retour de volée gagnant. La réussite ne s'autorisant alors qu'en maintien strict d'une éthique du jeu (de fait, La Couleur de l'argent est l'un des films les plus faibles de son auteur). Dans l'intervalle entre ces deux films, After Hours (1985) aura cependant su mettre en forme avec génie la nuit, paranoïaque et absurde – Kafka retrouvé à Soho –, que traverse un yuppie renonçant à donner un sens définitif à sa dérive psycho-géographique, sinon qu'il y a une terrible folie à céder au désir de l'autre – qu'il y a une schizophrénie à ne pas dire non à l'hystérie de ses incessantes injonctions.

Si, avec La Couleur de l'argent, Martin Scorsese a suspendu pour des raisons commerciales sa passion de renoncer, c'est qu'il était également en train de préparer son grand projet consacré à la figure de Jésus. En effet, dans La Dernière Tentation du Christ (1988) d'après le roman de Nikos Kazantzakis, Jésus ne renonce pas à être le Christ crucifié pour l'exemple. Ce à quoi il renonce, c'est vivre une existence simple et tranquille aux côtés de Marie-Madeleine – une vie vécue en fantasme sur la croix. Le prix à payer pour que le Messie ne renonce pas à incarner, dans le passage du vétérotestamentaire au néotestamentaire, l'exception nécessaire refondant la transcendance du dieu chrétien aura alors reposé sur le sacrifice de la vie rêvée de l'homme Jésus. L'incarnation de l'exception, jusque dans le martyr de la crucifixion, est ainsi le fait d'un homme ayant renoncé à sa vie d'homme afin de faire de son sort, non plus la résultante d'une décision politique ou divine, mais le fait éthique d'une décision à part entière, dont le destin est indécidable, et qui est pure folie. Si la vision est gnostique, elle ne fait cependant que radicaliser le dogme de l'incarnation du Dieu unique.

Renoncer, c'est ce que faisaient déjà les héros respectifs de Who's That Knocking at My Door ? (1967), Boxcar Bertha (1972), Mean Streets (1973), Alice n'est plus ici (1974), Taxi Driver (1976) et New York, New York mais le domaine d'expérience était principalement, et classiquement, sentimental. Renoncer, c'est ce que feront ensuite, plus existentiellement, tous les personnages scorsesiens, à deux exceptions près, toujours symptomatiques. La figure de l'homme qui ne cède pas sur son désir de vengeance tantôt s'incarne avec Robert De Niro dans le remake des Nerfs à vif (1991), le film le plus hideux de son auteur, tantôt avec Mark Wahlberg dans celui de Infernal Affaires qu'est Les Infiltrés (2006), un exercice de style n'ayant pas d'autre raison que sa virtuosité.

Sinon, consentent en effet à renoncer : le mafieux des Affranchis (1990) qui a trahi son milieu ; les amants adultères du Temps de l'innocence (1993) ; le dirigeant de casino relégué aux paris de bookmakers dans le sublime Casino (1995) ; le Dalaï-lama forcé à l'exil dans Kundun (1997) ; l'ambulancier consentant à laisser mourir l'un de ses patients d'À tombeau ouvert (1999) ; le garçon à la vengeance dissipée dans l'orage des guerres de races et de classes de Gangs of New York (2002) ; le milliardaire rêvant de Hollywood et d'aéronautique jusqu'au crash mental de Aviator (2004) ; le flic psychotique tournant le dos à la guérison promise par la psychiatrie de Shutter Island (2010) ; le titi parisien captif du deuil de son père de Hugo Cabret (2011) ; le trader revenu de la banqueroute pour dispenser le récit de ses errements exemplaires du Loup de Wall Street (2013) ; le tueur missionné par la mafia pour abattre son meilleur ami dans The Irishman (2019).

Le renoncement est un martyr et sa déposition, une allégorie – les martyrs de « Marty » Scorsese.

Après l'exception et l'exil, l'abjuration

Ainsi renoncent, dans le Japon du 17ème siècle, les jésuites portugais de Silence, le 24ème long-métrage de Martin Scorsese qui en a ruminé longtemps le projet, plus de vingt années. La réalisation de l'adaptation d'un roman éponyme de Shusaku Endo, publié en 1966 et déjà adapté au cinéma par Masahiro Shinoda en 1971, a été écrite par le cinéaste lui-même (qui n'avait plus scénarisé depuis Casino) et Jay Cocks (scénariste du Temps de l'innocence et Gangs of New York – l'adaptateur est surtout connu pour être le critique à avoir organisé en 1970 la rencontre entre le cinéaste et Robert De Niro). Le Silence de Martin Scorsese témoignerait de façon significative du contraire d'un renoncement. Le cinéaste y a d'ailleurs sacrifié son propre salaire, et même essuyé une poursuite judiciaire de la part de la société de production, Cecchi Gori Pictures, qui a assigné le réalisateur en 2012 pour retard de développement. Mais l'exemple du contraire d'un renoncement, qui se caractériserait encore par un tournage difficile sur l'île de Taïwan (un accident a entraîné un mort et deux blessés) et le recours maintenu au support de la pellicule argentique, ainsi que la rétention des citations musicales et cinéphiles ostentatoires au bénéfice de la seule ampleur philosophique d'une fiction inspirée de faits historiques et dédiée aux martyrs catholiques japonais (c'est l'horrible carton final, « Ad Majorem Dei Gloriam »), est pourtant mobilisé au service d'un récit habité par ceux qui, dans la douleur, ont eu la sagesse de renoncer. Mais à quoi, au juste ?

Andrew Garfield en train de prier dans Silence
© Kerry Brown (visuel fourni par Metropolitan Film Export).

Les protagonistes scorsesiens admettent généralement avoir renoncé, en la circonstance rejoints par le père Sebastião Rodrigues (Andrew Garfield), jésuite portugais parti avec son compagnon d'évangélisation Francisco Garupe (Adam Driver) en quête de leur modèle en jésuitisme, le père Cristóvão Ferreira (Liam Neeson), qui n'a pas donné de signes de vie depuis plusieurs années après être parti pour le Japon, terre plus qu'hostile à l'aventure de la christianisation. Partir en quête du mentor afin de relancer et perpétuer le combat partagé du prosélytisme en terres non chrétiennes aurait pu ressembler au pendant nippon de Mission (1986) de Roland Joffé ou à une version catéchistique et cucul-bénite de Il faut sauver le soldat Ryan (1998) de Steven Spielberg, ce que ce dernier film est après tout déjà. Il n'en est rien, au contraire. La voie royale de l'évangélisation est autant pavée de bonnes intentions (les jésuites croient en la sincérité de leur mission) qu'il est un enfer menant de déception (la trahison répétée de Kichijiro, autochtone en haillons répétant compulsivement la posture de Judas, jusqu'à la caricature) en déception (la découverte différée de l'apostasie du mentor Ferreira). La répétition des scènes traumatiques (la torture et l'exécution des Japonais convertis), ainsi que leur mise en scène réflexive (il s'agit pour l'inquisiteur local et ses sbires de pousser brutalement les jésuites à comprendre l'inutilité et la contre-productivité de l'évangélisation, leur conviction emportée sur le mode d'une victoire militaire) débouchent sur le redoublement du pire. En effet, la découverte de l'apostasie de Ferreira, non seulement survient après la mort par noyade du pauvre Garupe, mais elle finit encore par entraîner celle de Rodrigues.

Si Silence représente le nouveau (et ultime ?) volet d'une série de films (en forme de triptyque) consacré à l'incarnation douloureuse et tragique de la vérité religieuse, c'est en proposant la radicalisation de la figure de qui aura renoncé, en dépit du mandat héroïque à assumer. Plus grave en effet pour le porteur humain d'une vérité ajointant l'immanence d'une croyance à la force extra-humaine de la transcendance que d'avoir renoncé à une existence quelconque afin d'accepter le statut de l'exception (Jésus dans La Dernière tentation du Christ), plus grave encore que d'avoir été expulsé du royaume de sa propre souveraineté (le Dalaï-lama dans Kundun) qualifierait l'obligation d'abjurer la foi elle-même. Au carrefour d'un milieu hostile à la religion chrétienne et d'une croyance individuelle éreintée à force de tortures et d'humiliations, les deux pères jésuites, Ferreira puis Rodrigues, acceptent dans Silence de se fondre et disparaître dans le paysage culturel de leur échec. C'est ainsi qu'ils intègrent la société japonaise pour y occuper de surcroît une place de choix dans l'entreprise japonaise de sape de la christianisation, que renforce la chasse aux convertis.

Un brouillard zen

D'un côté, le mentor l'aura été deux fois. Ferreira a d'abord montré à Rodrigues la voie de la nécessité évangélique ; ensuite, et enfin, il lui aura démontré celle de son inutilité conditionnant l'intégration dans un monde largement immunisé contre le message chrétien. De l'autre, le silence que souligne le titre du film aura lui-même été redoublé. Déjà dans les tourments d'une foi contrariée par la violence que lui oppose une culture hostile au point de se demander si son objet n'aurait pas été abandonné (mais cela est encore chrétien, ce discours étant aisément reconnaissable dans sa logique d'identification christique). Puis dans la répétition d'une apostasie enfonçant le clou de l'absence en terres japonaises du Dieu du Livre lui-même. Au nom du sérieux recommandé par un tel récit, Martin Scorsese aurait lui-même renoncé sur le plan stylistique, ramené à la proportion d'un baroquisme moins bariolé et plus repassé ou ramassé que d'habitude (on compte par exemple peu de plongées et contre-plongées). C'est la partition sonore substituant au juke-box coutumier une texture musicale fondant discrètement ambiances naturelles et lissages mixés par Kathryn Kluge et Kim Allen Kluge. C'est également la préférence des influences fondues dans le paysage culturel général du récit à la ponctuation référentielle des citations (les vapeurs terrestres et diurnes font signe du côté d'Akira Kurosawa, les brumes nocturnes et aquatiques du côté de Kenji Mizoguchi).

Aussi, les scènes de torture de Silence sont filmées avec une certaine distance, sinon une distanciation, sans la moindre hystérie prétexte aux habituelles manifestations de virtuosité opératiques. Même la décapitation à coup de sabre d'un paysan converti est amortie dans l'ombre furtive de l'exécuteur, le raccord suivi du plan très furtif de la tête ensanglantée qui roule. Peut-être n'y aurait-il finalement que trois moments plus saillants d'un film comme enveloppé du brouillard d'une neutralité quasiment zen : l'hallucination de Rodrigues qui voit dans le reflet brouillé de son visage dans l'eau la Face sublime et fugitive du Christ ; la danse étrange et ralentie qu'effectue au moment d'apostasier celui-ci ; la main en très gros plan abritant dans la dernière image de Silence une petite croix glissée dans l'autel de bois du défunt Rodrigues au moment de la crémation de son cadavre.

La première séquence expose, dans une frontalité assumant un ridicule certain, le court-circuit à la suite duquel l'identification du jésuite à son Christ adoré révèle son fond mythique et psychanalytique, à la fois narcissique et hystérique (Narcisse trahit ici une identification moins symbolique qu'imaginaire et fantasmatique), le visage d'Andrew Garfield tirant du côté d'un masque grimaçant et ricanant comme Harvey Keitel a montré qu'il savait le faire dans Mean Streets ou, plus encore, dans Bad Lieutenant (1992) d'Abel Ferrara. Le jésuite est alors un zélote, l'évangélisateur un activiste de la Cause dont l'hystérie exprimerait à quel point il doute profondément d'elle en réalité. Un autre film fraie dans les mêmes eaux, c'est Histoire de Judas (2015) de Rabah Ameur-Zaïmeche.

Une fois qu'il aura renoncé, l'acteur qui interprète Rodrigues dans Silence n'arborera d'ailleurs plus qu'un visage apaisé, comme le masque d'une indifférence assurant, on le verra bientôt, la sauvegarde précieuse d'un secret. La deuxième séquence exprime la situation impossible du jésuite, si épuisé par les autorités japonaises locales qu'il se voit contraint à l'apostasie en trouvant sa preuve dans l'hérésie d'un pied foulant une icône du Christ. C'est un autre genre de déposition quand fouler (du pied) consiste à refouler (un visage). Le personnage est si tiraillé dans le (re)foulement de tout ce qu'il a adoré qu'il semble à la fois se mettre à danser, à accomplir un exercice de gymnastique originale, et se mettre quelques secondes à léviter. La dislocation provisoire du corps, symptomatique de l'apostasie au sens étymologique (apo et statos, soit être hors de toute immobilité), fusionne alors dans le plan l'image de la chute réelle et symbolique d'un corps, mais révèle aussi un inattendu allègement que la troisième séquence permettra de mieux apprécier. Car le sujet de l'apostasie qui aura répété celle de son mentor, lui qui aura comme son maître trahi au point de travailler avec les autorités continuant de lutter contre toute présence chrétienne, n'aura pas entièrement renoncé.

Une petite croix de bois glissée par son épouse japonaise dans l'autel de crémation de Rodrigues décédé témoignerait de la secrète dialectisation du sujet qui a et n'a pas renoncé. Celui-ci aurait-il renoncé (de manière formelle) pour mieux ne pas avoir à renoncer (sur l'essentiel) ? Après plus d'un demi-siècle de pratique cinématographique, Silence est de tous les films de Martin Scorsese celui qui serait allé le plus loin dans la dialectique du sujet qui a renoncé sans avoir renoncé. C'est qu'il y a deux modalités du renoncer, aussi proches (elles partagent le même radical : renoncer signifie à la racine la répétition d'un message consistant à déclarer solennellement un abandon, compris au sens religieux de l'apostasie comme une trahison) qu'elles ne sont pas identiques (la renonciation, qui dit en droit l'abandon d'un bien, diffère du renoncement, qui exprime le détachement d'une morale).

Andrew Garfield fait la communion dans Silence
© Kerry Brown (visuel fourni par Metropolitan Film Export).

L'atmosphère de brouillard zen de Silence autorise-t-il alors à rendre indiscernable renoncement et renonciation ou, au contraire, est-il le voile neutre permettant de mieux saisir ce qui les différencie ?

Le passage secret de la religion à la foi

De l'apostasie de Ferreira à celle de Rodrigues, la différence antagonique entre les deux termes serait même plus accentuée. La remarque anodine du premier devenu vieux (évoquant en passant « Notre Seigneur »), ainsi relevée dans la croix cachée lors de la crémation du cadavre du second. La dialectique du sujet ayant renoncé soutient le passage (kantien et hégélien) entre religion et foi(1).

Renoncer à l'Église (la renonciation en ses biens comme l'icône et le calice) n'induit pas en effet d'avoir abdiqué en ayant renoncé à la foi (c'est un secret qui se soutient du plus petit objet caché, et que l'on emporte avec soi au moment de décéder). Le glissement se dirait particulièrement hégélien en ceci que la foi, individuelle et constituante subjectivement, autrement dit détachée des formes collectivement instituées de la religion, est une éthique qui, non seulement, révèle le vide des formalités de reniement proposées par les autorités locales, mais de surcroît relève le sens même du message de Jésus incorporé depuis sa mort dans les dispositifs constitutifs de l'univers chrétien.

Le passage de la religion (instituée) à la foi (constituante), éthique et dialectique, intéresse d'autant plus qu'il résulte d'un processus extérieur de raffinement (l'acculturation au monde des valeurs japonais, marqué de son indifférence zen, aura été conduite jusqu'à intégrer la forme même du film).

Un raffinement en manière de désublimation contradictoire, à la fois répressive et non répressive : d'une part, les exigences d'une retenue stylistique relative peuvent fonctionner comme une discipline surmoïque ; d'autre part, l'indifférence zen est au service de l'universelle exception chrétienne(2). Le film de Martin Scorsese redit ce que déjà nous savions, mais pour en tirer d'importantes conséquences, pour lui-même en regard de son œuvre comme pour notre époque : le christianisme s'excepte des autres monothéismes en demeurant la religion de la sortie de la religion(3).

C'est pourquoi Le Loup de Wall Street apparaît encore plus insupportable aujourd'hui. Non seulement le trader y apparaît comme l'évangélisateur au service de la religion capitaliste, mais surtout le film valide le sens d'un message qui, à la fin, continue de fasciner de nouveaux croyants, au mépris de catastrophes sociales purement évacuées par l'adaptation du récit de Jordan Belfort(4). D'un côté, les jouisseurs sont des êtres obscènes ; de l'autre, comme il est jouissif de jouir d'eux.

Le sublime passage conté par Silence conjugue ainsi un retour avec une relève, tout en requérant notamment d'en finir avec toute entreprise volontariste et hystérique d'évangélisation, narcissique et ethnocentrique (les jésuites portugais parlant pour des raisons de production l'anglais ignorent superbement l'idiome localement parlé). Au nom de la rencontre personnelle avec le Message délié du véhicule évangélique, sa portée universelle n'en serait alors que plus avérée. Jusque dans les plis du rituel japonais, en son formalisme et ses formalités, tous plis qui sont les indices d'un baroquisme retenu mais non moins manifeste avec ses espaces striés, des grands escaliers européens en plongée recoupant le formant large de l'image aux travellings latéraux sur les barreaux de la cage en bois de Rodrigues fait prisonnier. Jusque dans l'objet a d'une pauvre petite croix de bois, qui est l'instance matérielle d'une aliénation nécessaire afin que le sujet se soutienne subjectivement du manque à être fondamental de son désir sur lequel il ne s'agit cependant pas de céder en y renonçant

La formule générique du non renoncement équivaudrait par conséquent à la renonciation moins un objet, l'objet plus petit, le plus caché, la part secrète d'un feu sacré – non plus la religion mais la foi.

Mieux que commander, soi-même se déposer
(la foi et faire silence)

En finir avec une entreprise d'évangélisation, destructrice à force de passions suicidaires et narcissiques, engage à revenir à une ontologie de l'assertion (dont le problème est celui de la puissance), recouverte avec la religion par l'ontologie du commandement (dont la question est celle de la volonté)(5). C'est là que se situe la réelle justesse politique d'un film comme Silence, rappelant dans un monde actuellement saturé par la rivalité mimétique des fondamentalismes, capitalisme, intégrisme et djihadisme, la nécessité éthique concernant, à propos de la foi, de savoir faire silence(6).

En finir avec le commandement pour le jésuite apostasié, qui a préféré aux volontés politiques de l'Église catholique le message initialement solitaire, pauvre et scandaleux de Jésus, c'est rappeler encore que notre monde (occidental, occidentalisé) est, comme le rappelle encore Giorgio Agamben, semblable à une « machine bipolaire » divisée entre deux ontologies antagoniques, l'une apophantique, déclarative et affirmative, et l'autre ordonnatrice et impérative. « Nous sommes en effet en présence d'un langage signifiant, mais non dénotatif, qui s'intime lui-même, c'est-à-dire intime la pure connexion sémantique entre le langage et le monde. La relation ontologique entre le langage et le monde n'est pas ici affirmée, comme dans le discours apophantique, mais commandée. (...) Je crois même qu'une bonne définition de la religion serait celle qui la caractériserait comme la tentative de construire un univers entier sur le fondement d'un commandement. (...) le pôle du commandement qui, durant des siècles, est resté à l'ombre de l'ontologie apophantique, commence à partir de l'ère chrétienne à acquérir une importance toujours plus décisive. »(7). Ne plus vouloir (au risque pour le militant de la Cause, cet activiste hystérique, de commettre le très grave péché d'orgueil), c'est pouvoir seulement son impuissance.

« En fait, l'homme ne demeure pas originellement dans le propre, (…) il est plutôt celui qui se passionne proprement à l'impropre, celui qui, unique parmi les vivants, peut son impuissance. »(8).

Ne plus vouloir en consentant enfin à son impuissance, c'est le secret que Rodrigues emporte avec lui dans Silence, l'homme qui a trahi sa religion afin de sauver sa foi, celui qui a formellement renoncé (au sens d'une renonciation) afin de ne pas renoncer à l'essentiel (le non renoncement serait égal, comme on l'a montré, à une renonciation moins l'objet a de la croix secrètement glissée dans un pli). Ne plus être l'otage volontaire et hystérique d'une Cause surmoïque, c'est-à-dire pouvoir son impuissance, c'est enfin pour le cinéaste, revenu un jour de la fin des années 70 sur son lit d'hôpital d'une premier credo ayant consisté en la conversion de l'industrie hollywoodienne à la politique des auteurs et la cinéphilie, accepter l'incorporation formelle dans la culture de l'ennemi préféré, tout en conservant une discrète et irréductible piété. La décision aura été terrible, une manière de liquidation symbolique qui aura pris diverses formes, inégalement réussies, de La Valse des pantins au Loup de Wall Street en passant par La Couleur de l'argent, Les Nerfs à vif, Les Infiltrés ou Hugo Cabret.

Renoncer au statut héroïque d'auteur sans compromission, sur le modèle tragique d'Erich von Stroheim et Orson Welles, Nicholas Ray et John Cassavetes, aura pris la forme subjective d'une décision, son éthique à l'épreuve assumée de la trahison considérée comme une apostasie, mais en promesse aussi d'une foi conservée et rédimée. « (...) dans une situation de choix forcé, le sujet prend la décision impossible et ''folle'' consistant à se descendre lui-même, à liquider en lui ce qui lui est le plus précieux. Cet acte ne doit pas être réduit à une quelconque agressivité, impuissante et tournée contre soi-même ; il change les coordonnées de la situation à laquelle le sujet se trouve soumis : en défaisant en lui le lien qui l'attache au précieux objet que l'ennemi détient, le sujet acquiert l'espace d'une libre action. Ce geste radical de se ''descendre soi-même" n'est-il pas constitutif de la subjectivité en tant que telle ? N'est-ce pas là le geste même d'Abraham, à qui Dieu ordonne de sacrifier Isaac, son fils unique, celui qui comptait plus pour lui que lui-même ? »(9)

La déposition est allégorie quand « se descendre soi-même » c'est trahir au nom d'une intime fidélité, renoncer à la religion sans renoncer à la foi, ce petit secret que l'on garde par-devers soi.

La foi cachée
d'un renonciateur contrarié

Vous qui croyiez qu'avec Silence Martin Scorsese a abdiqué ou abjuré, qu'il a trahi et s'est compromis en incorporant sans reste le camp adverse, peut-être avez-vous confondu renonciation et renoncement.

Peut-être n'avions-nous pas remarqué qu'il a sauvé le superficiel au nom de l'essentiel. Peut-être n'avions-nous pas vu, dans le pli des plans d'un récit consensuel enveloppé d'un brouillard académique, la petite croix qui brûle encore, et dont le feu avouerait que la passion, même a minima, et dans la garde intime du secret, reste d'autant plus inextinguible qu'elle demeure cachée.

Cinéphilie militante et manières opératiques ne sont rien que les masques de bateleur d'un renonciateur contrarié, qui a beaucoup trahi pour conserver ce qui, à la fin, ne revient qu'à lui seul.

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