« Past Lives » de Celine Song : La mécanique du cœur d'A24
Past Lives – Nos vies d'avant de Celine Song, voulait à coup sûr être le chef, le grand Indien de quelque chose d'essentiel qui nous travaille, sur le sentiment amoureux, les regrets que nous avons. Mais en permanence Past Lives se tient hors de soi, pour se contester. Il devient alors le complice des puissances qu'il ne cessait prétendument de combattre – la fatalité, le caractère semi-tragique du destin de Nora et Hae Sung, séparés dans l'espace, réunis par le cœur – , quand ses choix formels, prédéterminés par un cahier des charges singuliers, l'ont définitivement labellisé A24, jusqu'à normer, raboter, poncer jusqu'à l'invisible ce qui demandait à surgir instamment : l'amour.
« Past Lives », un film de Celine Song (2023)
Past Lives – Nos vies d'avant, de Celine Song, est un film oxymorique. Un film d'amour sur le fond désamouré par la forme, une passion par son contenu dépassionnée par sa configuration, dont la forme dénie sans cesse le fond, porté par une logique des contraires inconciliables, malgré son charme, une contraction du temps et de l'espace impossible : une forme prototypée A24 qui fait mentir son propos. Le titre du film – Past Lives – était décidément à prendre au pied de la lettre. L'histoire d'amour entre les deux protagonistes du film n'avait aucun avenir dès l'annonce, sinon un passé, un silence sans avenir, dans un film qui s'apparente à un étrange labeur de pure mise en forme, qui ne sera jamais une composition mais un lent travail de décomposition. Le synopsis en prolongeait l'avertissement : Seung-ah Moon et Hae Sung, 12 ans, doucereux conservateurs, parfaitement congruents au régime politique de leur Corée du Sud natale (chaperonnés par leurs mères respectives), tombent amoureux comme on devrait sans doute se chambouler intérieurement à 12 ans, malgré le cinéma de Larry Clark, chastement, en une version platonico-esthétique, sans Cunégonde ni Cunnigonde. Cela, jusqu'à ce que Seung-ah Moon offre une tunique à son Nessus, un présent funeste, en le quittant malgré elle, avec sa famille, pour rejoindre l'eldorado états-unien, en même temps qu'elle se refait l'identité, se prénommant Nora désormais. Hae Sung aurait dû en rester quitte, demeurer dans son réduit, dimensionné à la portion congrue de son quart-monde sentimental. Pourtant, la vingtaine assumée, par la grâce du génie facebookien, il retrouve la trace de Nora. Une connexion matérialisée plus tard, à la trentaine, il fait route vers elle lors d'un voyage à New York, pour lui parler du vieux temps qu'est mort ou qui r'viendra ... ou pas ... comme celui qu'ils ne passeront jamais ensemble. Entre-temps, les ex-amoureux en transit, à la faveur d'une déconnexion, s'étaient mariés localement. Mais quand l'un aura divorcé depuis (Hae Sung), l'autre (Nora) sera encore en couche. L'occasion de ce rendez-vous sera ainsi leur manière de se confronter à ce qu'ils auraient pu être, à ce qu'ils pourraient devenir. Questions, dès lors : Nora, malgré son mariage, la présence de son mari lors d'une ultime scène dans un bar, partira-t-elle avec Hae Sung ? Hae Sung l'embrassera-t-il au moment du départ ? S'avoueront-ils enfin leurs sentiments ?
Questions oiseuses, tranchées dès l'abord, non pas en raison du traitement du sujet, mais d'avoir fait pour Celine Song le choix d'une maison de production désormais célèbre, spécialisée dans le cinéma dit « indépendant », cool et branchée, dont il est possible de porter la marque de vêtements, qui avait prétendument une seule mission, contrairement à la logique en cours des grands studios, qui a fait son succès : laisser les mains totalement libres à ses cinéastes, en produisant des films à petits budgets dans l'espoir qu'ils rapportent le centuple. Ce beau conte ne pouvait naître qu'en terre d'élection de la libre entreprise nord-américaine, qui affectionne tant les success story promises seulement à ceux qui y croient. Cette réussite a pourtant son envers, comme tout décor élémentaire, dont témoigne par devers-lui Past Lives, qui n'en devient lui-même que la marque, estampillé comme un produit : ladite liberté des réalisateurs s'est peu à peu transmuée en un cahier des charges plastique, afin de permettre d'identifier entre toutes une production A24. Ainsi, grâce à ses prises de vues très identifiées, A24 est parvenue à créer un univers entier autour de ses films, et plus encore, de ses séries (notamment Euphoria). On reconnaît ainsi d'emblée un film A24, avec des lumières subjectives et de nombreux plans sous néons. Parmi leurs films très identifiés dans ce style, Spring Breakers, Moonlight, Waves, The Bling Ring, Uncut Gems... ou le bien-nommé Past Lives.
Dès lors, le film a beau s'évertuer à délivrer en images pastel une très jolie recherche du temps perdu, aussi émouvante qu’une fleur séchée dans un livre d’autrefois, il ne s'agit pas moins d'une fleur séchée, autant dire une fleur morte dans sa forme à force d'avoir été cueillie de film en film. Platonique, l'amour entre les deux jeunes adolescents ne pouvaient donc pas l'être autrement. Leur relation amoureuse n'était promise qu'à la vitrification, aussi figée que Nora et Hae Sung seront cristallisés en fin de film, cancérisés jusqu'à la phase terminale de leur histoire à force d'immobilisme, attendant debout le taxi d'Hae Sung pour son retour à Séoul, se tournant l'un en face de l'autre, sans jamais se toucher, en un long face-à-face silencieux au risque de la phlébite, non pas énigmatique sous forme de duel au néon, mais solutionnant ce qui se donnait d'emblée.
Ce choix pour A24 finit ainsi par contaminer comme contraindre le récit lui-même, par la mise en scène. Celine Song, en effet, par un choix de réalisation, montre tout ce qu'il y a de tétanisé dans la promotion de ce cinéma dit indépendant par A24. Elle opte dans Past Lives pour des plans fixes, symbole du cahier des charges à tenir. Gestes, postures, attitudes et surtout regards, la caméra de Celine Song s'efforce alors de capter l'indicible complicité qui lie ses héros, mais sans jamais qu'ils puissent pour autant s'émanciper de ce cadre contraint, sa fixité en témoignant, encéphalés dans la machine aux lauriers d'A24. Dès lors, si la façon de filmer de Celine Song est déliée, prudente, cédant tout à la pudeur, c'est pour être enfermée dans une logique qui la contrarie en permanence. La relation amoureuse entre Nora et Hae Sung était donc déjà condamnée avant même d'avoir commencé. Finalement, Past Lives n'est pas une comédie du remariage de plus ni un commentaire oblique sur l'adultère. Il ne met pas davantage en scène, sur le plan du cinéma, une forme de relation alternative sur le polyamour auquel s'est attaqué en ce début d'année Amours à la finlandaise (Selma Vilhunen). C'est que Past Lives ne pouvait pas faire autrement que la promotion de l'abstinence (en dehors du mariage) autant que de préserver les liens du mariage de Nora dans sa forme traditionaliste mélancolique, typée A24. En amour, au plan de la forme, Past Lives ne croit finalement qu'à l’expression de l’unilatéralité. Il ne pouvait donc jamais donner à chacun leur chance : aux êtres de se rencontrer, au film d’exister.
Au fond, si elle en avait, chaque intention de Celine Song est contrariée. Le film semble alors être une allégorie des contraintes pesant sur sa réalisation, ou comment être fidèle (en couple/à A24) tout en étant, d'une certaine manière, adultère (à son couple/à A24). Cette tension se retrouve en permanence dans le film, qui en fait sans doute le charme comme la limite, un film en forme d'appel au secours contrarié. Celine Song produit ainsi une variante de l'amour fou, mais dans sa forme adoucie par ses lumières si caractéristiques confinant au pittoresque indépendant, un amour fou qui serait raisonné, une variante bio quand, dans le même temps, ce qui fait sans doute son véritable intérêt, sous son vernis élégant et gentiment raffiné, Past Lives a des prétentions plus rugueuses en développant une démystification du couple. En vain, cependant.
En effet, la dramaturge américaine Celine Song signe sans doute un premier film inspiré de sa propre histoire – à portée touchante, donc – mais dont la déchirante beauté est fabriquée. Sa collision entre passé et présent n'aura jamais lieu autrement que comme rencontre d'un troisième type qu'il faudrait encore inventer. Tout parle le langage du trépassé, sauf celui du refus du drame, – il faut reconnaître cette force au film –, quand Nora et Hae Sung éprouvent ce plein regret terrible : celui de n'avoir qu'une vie. Past Lives est alors, peut-être, un film transactionnel, la manière pour Celine Song d'être nostalgique du film qu'elle n'a pas fait, soit celui de l'amour fou comme puissance événementielle hors-la-loi. Si Past Lives en portait en puissance le projet, qu'on pourrait qualifier de plotinien, il n'a jamais pu véritablement l'actualiser.
L'amour, dans son surgissement, est sans doute l'un des sentiments les plus difficiles à filmer, soit la tentative de saisir les choses dans leur simplicité, leur unicité, comme le fit Plotin en philosophie : apprendre à découvrir dans l’ordinaire, l’ici-bas, dans son charbon, la lumière de son principe, soit la réalité soustraite par la simplicité du regard à la matière de nos désirs/projections qui le gangrène. Le philosophe tâche, en effet, de penser l’événement dans son surgissement, non plus l’unité du monde comme chez Platon, mais l’unicité de chaque chose, comme l'amour devrait être rendue à la grâce unique de chacune de ses irruptions. Plotin est ainsi le père des mystiques de l’immanence (que l’on retrouve chez Bergson, Jankélévitch, Rosset), de ceux qui considèrent qu’on ne sort pas du ciel qui nous contient ; précisément, parce qu’il n’a pas d’explication en dehors de lui, ce monde devient insolite quand, au contraire, Past Lives est tout entier contenu depuis son dehors. Pour ce faire, Plotin déconstruit notamment l’idée de Beau, qui n’est pas, selon lui, dans la symétrie que voudrait retrouver Past Lives en se conformant à la lettre de cadrage d'A24. Il donne ainsi le jour à ceux qui pensent l’indicible, l’ineffable. Il ouvre le chemin à ceux qui considèrent que la beauté est un jaillissement, une apparition, qu’on ne peut en rendre raison comme pense le faire graphiquement du sentiment amoureux la forme A24. Plotin fraie ainsi la voie à l’idée d’une finalité sans fin, une beauté qui ne satisfait ni le plaisir ni le concept, ouvre la voie à l’injustice de la beauté qui vient du côté altier qui est le sien. En la débarrassant de la symétrie, il la désindexe d’un discours rationnel, finaliste ; en la détachant de la symétrie, il permet de penser le caractère insolite de ce qui apparaît et n’est pas dicible, devient le père revendiqué du « je-ne-sais-quoi » et du « presque-rien » de Jankélévitch quand la forme A24 est le presque-tout du film.
Plotin est ainsi le penseur de l’« absolument simple », qu’il ne s’agit pas d’expliquer mais auquel il convient de se mêler en oubliant la partie complexe, étendue et matérielle de soi-même. Il s’agit donc de se défaire du moi, de ce « faux amour, amour fallacieux, spécieux », ce Moi d'A24 qui opère en permanence comme Surmoi dans Past Lives : bien se connaître, c’est connaître ce qui en soi n’est pas de soi mais relève du principe qui nous a enfanté : l’autre qu’on porte en nous. « Lorsque les hommes de bien parviennent à un tel état, leur vie est plus intense, parce qu’elle ne se déverse pas dans la conscience mais qu’elle est concentrée en elle-même, en un point ». Le « point » dont parle Plotin est absent dans Past Lives, qui sera repris plus tard par Bergson, ce point autour duquel nous ne cessons de tourner, où se trouve quelque chose de si simple que « le philosophe n’a jamais réussi à le dire, et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie » (Bergson).
Saisir cette chose toute simple – l'amour –, comme une singularité stupéfiante, une expérience commune pourtant indicible, comme émergence insolite, saisir cette fugacité dans un monde dépourvu de centre (New York versus Séoul), ne peut donc être fait à l’aide de la raison lénifiante, par arraisonnement d'un cahier esthétique standard. Il aurait fallu au contraire une sensibilité nouvelle, qui puisse s'exprimer dans Past Lives : non pas une appréhension par l’irrationalité, mais par l’ivresse formelle, qui est la vie au carré, le véritable transport des amoureux. Cette ivresse, si elle avait eu lieu dans le film, métaphoriquement et philosophiquement, aurait été l’une des voies d’accès à l’expérience ontologique rouverte par Angelus Silesius, résumée dans ce vers : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ? ». Or, l’Homme ivre voit bien qu’« il y a la rose et qu’elle est sans pourquoi. »
La vie n’est dès lors pas plus nombreuse quand elle est perçue sous la forme de l’ivresse, quand on est amoureux. Elle permet plutôt de s’attacher qualitativement à ce qu’elle est susceptible de produire quand un œil attentif, désinhibé par l’ivresse précisément, permet de la regarder telle qu’elle est, c’est-à-dire séparément de ce que chacun a envie d’y voir, un regard qui se donne par l’ivresse, qui n’est pas le délire, les moyens de regarder le monde sans y déposer préalablement le désir qu'en avait A24 à propos de Past Lives.
Le programme d'A24 ne pouvait donc qu'être antipode au film. C'est un spectacle giratoire. Mais tournez, tournez bons chevaux à bois… qui font l'arrière plan de l'affiche du film... car tout ce qui tourne, tout ce qui est rond, est invitation à la gaieté. Les hommes qui ont en partage cette quête éprouvent en effet une satisfaction profonde à revenir sans cesse à leur point de départ, qu'exprime d'une certaine manière le parcours amoureux de Nora et Hae Sung : c’est une source inépuisable d’amusement dans son ressassement, comme les jeunes enfants aiment à entendre raconter cent fois la même histoire. Le mouvement circulaire est en effet un schème ludique, un mouvement sur place qui enferme la mobilité dans l’immobilité, le cadre fixe que s'est choisi Celine Song : ne surmonter qu’en apparence l’irréversibilité du temps ; bouger et demeurer sur place dans le même temps. Sans doute ne lasse-t-elle pas parce que l’immobilité de la giration dessine secrètement une spirale dans le film. Sa temporalité rend toute relative l’opposition du mouvement rectiligne et du mouvement giratoire : la spirale du film comme d'A24 est un progrès qui lambine ; au lieu d’avancer en ligne droite, par le plus court chemin, Nora et Hae Sung avancent chacun paresseusement, en décrivant des orbes et spires : ils se mordent la queue, renaissent mille et une fois avec toujours la même modulation finale : revenir à/retourner à ; l’hypnose, puis le vertige que cette monotonie provoque tiennent à la progression magique du mouvement stationnaire. L’exaltation née de ce ressassement cache une sorte de crescendo contenu et retenu qui monte irrésistiblement, comme une marée, à l’intérieur du mouvement uniforme, tout en restant sur place, qui expriment sans doute leurs regrets mais aussi l'arrière-plan formel du film.
C’est ce qui rend fascinant, mais problématique, l’immobilité obsessionnelle de l’identité que promeut finalement Past Lives, qui délivre en filigrane son programme politique : Nora est-elle demeurée coréenne ; devenue nord-américaine ; ni l'une, ni l'autre ; l'une et l'autre ? Mais cette quête tourne en rond sans aller nulle part, puisque l’origine n’existe pas ; parce que n’ayant pas de but, la forme A24 a sa finalité à elle-même ; la répétition du même, désamorçant la nouveauté amoureuse comme possibilité de se choisir une nouvelle vie, expulse alors dans le film l’irrémédiable et en général tout ce qui fait obstacle aux délices du tournoiement ; ensuite, parce que ce cahier des charges identitaire implique la distance, la maîtrise des choses, des individus et des situations dans Past Lives ; enfin parce qu’il émiette le lourd passé de Nora et Hae Sung d’une histoire irréversible en tâchant de la dompter par circularité. Leur prétendue indépendance – à se choisir ou non un destin commun – est alors fait du bois bandé d'A24 pour les mettre sous tutelle, les placer en état de minorité, les renvoyant à leur 12 ans perpétuel, les assignant à résidence.
Finalement, en permanence Past Lives se tient hors de soi, pour se contester. Il est alors complice des puissances qu'il ne cessait de combattre prétendument – la fatalité, le caractère semi-tragique du destin de Nora et Hae Sung. Se contredire devient le mouvement essentiel de sa pensée ; chaque fois qu'il affirme, l'affirmation (sur le fond) doit être mise en rapport avec l'affirmation opposée (par la forme). Voilà pourquoi il faut qu'à un certain moment tout se retourne dans le film, le temps, l'espace, Nora et Hae Sung, pour que rien ne change finalement. De l'amour, il ne reste alors plus rien, sauf à en laisser parler un éméché abruti par l'existence, un amoureux ivre de vie, le consul d'Au-dessous du Volcan, qui n'a jamais cessé de tourner dans ses questions : « L'amour est la seule chose qui donne un sens à nos pauvres allées et venues sur terre : pas précisément une trouvaille, je le crains. Tu vas me croire fou, mais c'est de cette manière que je bois aussi, comme absorbant un éternel sacrement » (Malcolm Lowry).
Un cinéma indépendant, donc ? Ce défenseur à tout crin de la liberté des cinéastes, sorte de libertaire contempteur des pseudo grands studios hollywoodiens, il faudrait plutôt l'appeler le « libériste » parce qu’A24, à se prendre pour le champion de la liberté, la nihilise dans le même temps en supprimant l’obstacle qui est sa condition dialectique. Il abolit magiquement toute forme de résistance et la négation sans lesquelles la liberté s’évanouit misérablement dans le vide : il méconnaît la réalité vivante et complexe qu’il faut sans cesse pétrir quand il faudrait parler d'amour dans Past Lives, qu'il a voulu rendre toujours plus obéissante, qui aurait dû rester désobéissante infiniment.
Poursuivre la lecture autour du label A24
- It Comes at Night de Trey Edward Shults
- First Cow de Kelly Reichardt
- The Lighthouse de Robert Eggers
- Midsommar d'Ari Aster
- Uncut Gems de Joshua et Ben Safdie
- The Eternal Daughter de Joanna Hogg
- Everything Everywhere All at Once de Daniel Kwan et Daniel Scheinert
- Showing Up de Kelly Reichardt
- White Noise de Noah Baumbach
- X de Ti West