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Joel Edgerton et Kelvin Harrison Jr. dans "It comes at Night"
Rayon vert

Hantologie de la Frontalité : du Surgissement des Démons dans « It Comes At Night »

Guillaume Richard
Comment ce qui hante l'esprit se présente à l'être tourmenté ? « It Comes At Night » cherche à répondre esthétiquement à cette question en travaillant sur la frontalité comme espace où se manifestent les démons.
Guillaume Richard

« It Comes At Night » (2017), un film de Trey Edward Shults

It Comes At Night raconte l'histoire de quelque chose qui doit arriver, ou, plus précisément, d'un phénomène qui se manifeste pendant la nuit d'une manière précise. « It Comes At Night » : une rencontre à laquelle on ne peut échapper. Le titre du film, et les images qui filtraient avant sa sortie, promettaient un condensé de peur primale autant qu'une rencontre inconfortable avec l'horreur. Mais qu'est-ce qui est censé se produire durant la nuit ? À quel phénomène les personnages sont-ils confrontés ? Dans un futur apocalyptique où un étrange virus a contaminé l'humanité, Paul, Sarah et leur fils Travis vivent reclus dans leur maison perdue au milieu d'une forêt. Ils finissent par recueillir une autre famille avec laquelle des tensions, doublées par la peur d'être infectés, vont vite apparaître. Des interprétations très différentes du film, qui s'y prête d'ailleurs très bien, ont été depuis lors été proposées. Certains y voient le rappel brutal de la violence innée de l'espèce humaine. En plein chaos, les hommes se replient sur eux-mêmes et seule compte désormais la survie du noyau familial dans un monde retourné à l'état sauvage. D'autres plaident pour la "fable politique" qui mettrait en scène la petite famille américaine (de surcroît républicaine) devant affronter l'arrivée sur son territoire de l'étranger, au sens propre et figuré du terme. La critique du mode de vie américain et de l'usage des armes à feu est ici au centre de l'argument. D'autres encore évoquent le deuil : les morts ne nous laissent jamais tranquille, la peur de l'autre et de soi, ou encore la critique d'une figure patriarcale oppressante trouvant dans le virus mortel qui menace l'humanité une métaphore de son pouvoir de destruction. Mais aucune de ces interprétations de It Comes At Night ne semble répondre au mystère premier que son réalisateur, Trey Edward Shults, déploie avec une grande patience et une cohérence esthétique inébranlable.

Le poster avec le chien du film It Comes At Night

Le film se construit autour d'une grande question : Comment ce qui hante l'esprit se présente à l'être tourmenté ? Comment cette présence invisible surgit-elle au regard, et donc à la conscience, de celui qui est pris en chasse par les démons ? Cette question, Trey Edward Shults la pose sur le plan esthétique, et plus précisément en termes d'espace. Il travaille ainsi l'idée de frontalité en construisant des espaces vides ou énigmatiques (une porte rouge secrète, par exemple) qui, littéralement, se présentent frontalement aux personnages dans tout leur mystère et leur absence apparente de finalité, si ce n'est celle de dégager un espace pour que les démons puissent entrer en contact avec les vivants. Quand le chien de la famille, effrayé, s'enfuit de la maison, Travis et son père le poursuivent à travers les bois. Travis semble apercevoir quelque chose en face de lui. Pourtant, la caméra ne montre rien, seulement quelques buissons inoffensifs, mais elle laisse suggérer une présence invisible rôdant aux alentours. It Comes At Night comporte de nombreuses scènes similaires où ce qui est caché et invisible se manifeste frontalement à des personnages étourdis, impuissants ou paralysés par l'angoisse. Travis, l'adolescent forcé de devenir l'adulte alors qu'il n'est pas encore prêt, semble le plus atteint. Ses cauchemars se présentent sous le même mode opératoire : ce qui le hante, positivement (son désir pour la femme du couple qu'ils ont accueilli) ou négativement (la mort de son grand-père), surgit frontalement devant lui, le laissant sans défense. Il ne peut détourner le regard. Et lorsqu'il quitte sa chambre, à moitié endormi et fraîchement libéré par ses démons, pour se rendre dans le couloir qui mène à la porte rouge – la fameuse porte que nous vendait déjà les teasers du film –, il se retrouve encore nez à nez face à une présence invisible qui tente de rentrer par tous les moyens dans la maison.

L'importance de la frontalité comme espace de surgissement ne serait pas aussi significative si de nombreux plans de It Comes At Night n'étaient pas filmés de profil. Si bien qu'au bout d'un moment, on a l'impression de ne pas encore avoir encore réellement vu certains personnages, tant ceux-ci sont montrés d'un côté ou de l'autre, mais jamais de face. C'est le cas par exemple de Sarah, la mère, dont on l'impression de ne jamais voir distinctement le visage. Trey Edward Shults choisit toujours habilement la position de sa caméra. Filmer de face ou de profil induit chez lui un sens bien défini. On peut en effet ressentir la puissance du visage filmé de face, venant habiter étrangement cette spatialité laissée ouverte par le travail sur la frontalité. Le visage n'est pas ici le vecteur de l'irréductible altérité de l'Autre, comme on pourrait le croire si l'on se range sous une lecture "humaniste" du film. Bien au contraire, les visages de l'autre, du père, du désir, du cadavre du grand-père, de l'étranger, sont des démons comme les autres. Ils surgissent dans leur irréductible frontalité pour tourmenter les vivants. Tous les personnages sont ainsi hantés par des visages. Plus précisément encore, ils sont hantés par leur manifestation frontale dans un espace où cette rencontre est possible. La situation chaotique dans laquelle ils se trouvent ne leur permet plus de fuir ces espaces. Lorsqu'ils sont filmés de profil, c'est comme s'ils étaient protégés. Or, le mal qui rôde dans les bois, qui n'est fond que le processus invisible qui pousse les démons à éprouver les personnages, ne cherche qu'à forcer ces rencontres frontales à même leur regard. Il va donc bien falloir à un moment tourner la tête pour accepter de regarder les choses en face.

La porte rouge dans It comes at Night

L'étrange présence des photos de famille dans le couloir menant à la porte rouge peut maintenant mieux se comprendre. On en retrouve d'ailleurs d'autres dans la chambre de Travis, posées sur sa table nuit, impuissantes face aux cauchemars du garçon. Trey Edward Shults insiste beaucoup sur ce motif, dont la raison peut nous apparaître ici évidente. Les photos de famille, qui présentent de face ses protagonistes et non de profil, constituent un autre espace-temps où la frontalité est la règle. Mais celui-ci est devenu inaccessible pour les personnages. Il renferme la trace d'une époque révolue figée dans le temps autant que dans la cruauté du souvenir joyeux. On comprend par là que le virus qui déconstruit l'espace pour faire surgir la frontalité condamne les personnages. Il n'y a plus pour eux d'autres espaces-temps possibles. La rencontre avec les démons les attend, si ce n'est pas dans la forêt, ce sera dans leur rêve, autour de la table ou à bout portant d'un fusil chargé. It Comes At Night pourrait ainsi raconter l'histoire d'une contamination invisible, celle d'un virus nouveau qui tourmente l'esprit et déconstruit l'espace-temps avant de dévorer les corps de chair. Dans It Follows (David Robert Mitchell, 2014), la menace provenait de la profondeur de champs. Ici, elle surgit dans le face à face, dans l'immédiateté de la présence des démons qui trouvent un nouveau mode opératoire pour détruire les vivants. Cela se passe la nuit. Ces nuits intérieures où les hommes ne parviennent plus à échapper à un virus qui les pousse à rencontrer leurs démons.

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Thibaut Grégoire, Guillaume Richard, « Contaminations spirituelles : Interview avec Fabrice Du Welz » dans Le Rayon Vert, 13 avril 2017.

Fiche Technique

Réalisation
Trey Edward Shults

Scénario
Trey Edward Shults

Acteurs
Joel Edgerton, Kelvin Harrison Jr., Christopher Abbott, Carmen Ejogo, Riley Keough

Genre
Horreur

Date de sortie
2017