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Tilda Swinton dans le manoir dans Eternal Daughter
Rayon vert

« Eternal Daughter » de Joanna Hogg : Sur le souvenir supportable

Guillaume Richard
Il n'y a rien de plus compliqué que de perdre un être cher et d'endurer le temps qu'il faut pour qu'un semblant de deuil, parfois impossible, s'accomplisse pour que les morts cohabitent avec nous sans nous hanter. Joanna Hogg filme ce processus dans Eternal Daughter qui est une fresque intime, influencée par Hitchcock et Shining, qui transforme le souvenir doux mais douloureux d'un être aimé en souvenir supportable.
Guillaume Richard

« Eternal Daughter », un film de Joanna Hogg (2022)

Si beaucoup de films parlent du deuil, parfois lourdement et avec un sérieux canonique, la mort reste néanmoins un phénomène avec lequel le cinéma peut inventer et se réinventer par-delà le film à sujet. La mort est un stimulant créatif pour tous ceux qui veulent s'en approcher frontalement ou par ses contours. Et il n'y a rien de plus compliqué dans la vie que de perdre un être cher et d'endurer le temps qu'il faut pour qu'un semblant de deuil, parfois impossible, s'accomplisse pour que les morts cohabitent avec nous sans nous hanter. Les renvoyer dans l'au-delà pour qu'ils ne soient plus qu'un souvenir supportable : Eternal Daughter filme ce processus, certes déjà vu, mais on aurait tort de le bouder à l'heure où peu de films intéressants trouvent le chemin des salles et que le cinéma d'auteur subit différents formatages. Tourné pendant la pandémie de Covid avec une économie imposant une réflexion esthétique adaptée aux normes sanitaires, Joanna Hogg a réussi à créer une fresque intime, qualifiée de gothique, influencée par Alfred Hitchcock et Shining de Stanley Kubrick. C'est peut-être grâce à ces conditions de production — l'action se déroule dans un grand manoir et ses jardins — et son travail sur la matière noire créatrice du deuil qu'Eternal Daughter réussit à trouver des ouvertures qui interdisent toute réduction à un récit intégralement psychologique qui ne démontrerait que l'aliénation de son personnage principal. La tristesse d'Eternal Daughter n'est que passagère car Joanna Hogg filme la douceur et la simplicité du souvenir avant de renvoyer les morts dans l'au-delà. Le souvenir est donc à la fois l'objet et le dessein du film. Il passe d'un état à un autre : de la simplicité douloureuse au souvenir supportable.

La fin du film repose sur un twist qui n'en est pas un et qui aurait pu se payer lourdement. On découvre que Rosalind (Tilda Swinton) est une « projection mentale » de sa fille, Julie (Tilda Swinton bis), et non un personnage réel. Cette révélation apparaît lors de la scène où la standardiste de l'hôtel porte un regard pathétique sur Julie en train d'apporter un gâteau d'anniversaire à la table où elle est assise toute seule. Or, cette conclusion ne fonctionne pas car on se fiche pas mal de savoir si Rosalind est réelle : Eternal Daughter est un film-souvenir qui recolle des morceaux de perceptions et de temps qui sont réels par eux-mêmes car ils ont existé et reviennent à la mémoire de Julie. Les images de Rosalind ne sont donc pas moins réelles que le gâteau d'anniversaire dédié à son souvenir. La projection mentale n'a rien de purement psychologique à partir du moment où elle ne repose pas seulement sur un jeu énonçant la véracité de ce qui apparaît à l'écran. C'est sur ce point qu'Eternal Daughter aurait pu se trouer complètement en se limitant à la stricte vision de Julie et au regard que les autres portent sur elle. Joanna Hogg filme au contraire son deuil en mouvement, en pleine cicatrisation, et il semblait assez clair dès le début du film que les deux personnages étaient indissociables, surtout sous l'influence d'Hitchcock et de Shining.

On pourrait dire que Julie a le shining, ce don ou ce pouvoir surnaturel qui permet de voir et d'entendre des choses inaccessibles aux yeux de tous. La nuit, elle ne cesse de se réveiller, comme si, à travers les couloirs du manoir qui respirent et semblent aussi hantés que dans Shining, elle était appelée par une force mystérieuse (exactement comme dans Memoria d'Apichatpong Weerasethakul). Julie voit aussi ce que la standardiste ne voit pas : sa mère à différents âges (au moins deux) et sous la forme d'un fantôme apparaissant au coin d'une fenêtre. Rien de psychologique ici : que du shining et le voyage d'images dans le temps. Et puis bien sûr le cuisinier rappelle celui du Overlook Hotel, Dick Halloran (Scatman Crothers). Ce dernier est aussi bienveillant que dans le film de Stanley Kubrick puisqu'il rassure, par sa présence, les angoisses de Julie dans ses aventures macabres. Il parle également avec Rosalind dans un salon au coin du feu, preuve qu'il joue le même rôle que dans Shining puisqu'il a le même don que Julie, celui de voir à travers l'espace et le temps. La couleur verte domine aussi étrangement certaines séquences d'Eternal Daughter jusqu'à rappeler les teintes de la célèbre chambre 237. Un vert pâle altère la réalité pour la faire basculer dans un monde fantas(ma)tique où Julie effectue son travail de deuil avec l'aide thérapeutique et bienveillante du cuisinier-passeur qui invite peut-être une morte, Rosalind, à venir passer un dernier séjour dans son hôtel avant de la renvoyer dans l'au-delà.

Tilda Swinton dans le rôle de la mère vieille dans Eternal Daughter
© Condor Distribution

L'influence d'Alfred Hitchcock sur Eternal Daughter est aussi décisive. Si on s'en tient à la couleur verte, celle-ci irrigue la deuxième partie de Vertigo dans laquelle Scottie remodèle Madeleine pour qu'elle ressemble à la morte dont il porte le deuil. N'est-ce pas un processus assez semblable qu'opère Julie ? Elle retourne sur les traces de sa mère et rhabille un fantôme qui vivait dans un manoir qui lui appartenait. Le vert pâle indiquerait donc qu'Eternal Daughter se construit de la même façon que la deuxième partie de Vertigo, jusqu'au twist final qui, dans les deux cas, marque la fin de la sublimation et un retour à la réalité. Psychose, une des plus célèbres relations maternelles portée au cinéma, peut évidemment être convoqué. Comme Norman Bates, Julie est la fille éternelle (c'est le sens du titre du film) d'une mère avec laquelle elle était proche et dont elle essaye de faire partir le fantôme. Le manoir, décor hitchcockien évident renforcé par la présence d'un grand escalier gothique, devient le lieu où la relation invisible avec la mère se déplie et se construit. Les quelques plans furtifs de Rosalind très âgée, probablement sur son lit de mort, rappellent le célèbre crâne de la mère de Norman Bates. On ne peut que suivre Murielle Joudet lorsqu'elle écrit que « Eternal Daughter, ce serait la dépersonnalisation de Norman Bates sans horreur. Un psychose qui aurait été dépouillé de tout son attirail d'épouvante et de ses coups de force narratifs »(1). Cette remarque s'appliquerait aussi à Fenêtre sur cour, puisque Julie, avec son shining, se retrouve dans la position de quelqu'un qui voit et observe obsessionnellement sa mère, jusqu'à la révélation finale qui vient briser une sorte de voile fantasmatique.

Si Joanna Hogg construit Eternal Daughter autour de cette double référence à Kubrick et Hitchcock (sans parler de Bergman), c'est en effet d'abord en dépouillant le film de son attirail d'épouvante pour qu'il ne reste plus que le souvenir et la simplicité d'une relation avec un être aimé perdu. C'est là que le film trouve toute son émotion malgré une sophistication gothique qui aurait pu fonctionner en circuit fermé. L'exercice de style touche à quelque chose de plus intime sans tomber dans le maniérisme ou l'hommage ampoulé. Plus précisément encore, sans cette ouverture sur les souvenirs de moments doux et simples vécus auprès de Rosalind qui amène un peu de réel, Eternal Daughter n'aurait pas dépassé la métaphore qui rend visible l'invisibilité du deuil en dépliant ce qui se joue secrètement dans le labyrinthe intime de Julie. Joanna Hogg montre bien comment des souvenirs heureux mais douloureux vont se transformer en souvenirs supportables, avec l'aide d'un curieux passeur. Il s'agit certes d'un processus psychologique mais il puise son énergie dans des affects et un rapport complexe avec la spectralité, l'espace et le temps.

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