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Adam Sandler montre un bijou dans Uncut Gems
Critique

« Uncut Gems » de Benny et Joshua Safdie : Le déclin du rêve américain

David Fonseca
Après Mad Love in New York (2016) et Good Time (2017), avec lequel, pour ce dernier, les frères Safdie ont obtenu une reconnaissance internationale, le binôme est revenu à la réalisation avec Uncut Gems en 2020. Film attendu, dès lors, le plus abouti, sans doute, avec une star de la comédie, Adam Sandler, les frères Safdie y reprennent pour décor macroscopique New-York la déglinguée comme personnage de premier plan imprimant son rythme aux personnages comme sa loi, New York la déglinguée, avec comme décor microscopique une bijouterie au sein de laquelle les destins se font et se défont sur fond de paris et prêts sur gages afin que son propriétaire (Adam Sandler) reste à flot comme en vie. Jeux de (mal-)chance comme de hasard auxquels s’adonne le propriétaire des lieux, dont l’existence ressemble au barillet plein d’une roulette russe, pistolet en main tenu par Adam Sandler sur la tête du rêve américain.
David Fonseca

« Uncut Gems », un film de Benny et Joshua Safdie (2020)

Dans Uncut Gems, Adam Sandler, inoubliable dans Punch-Drunk Love de Paul-Thomas Anderson (2001), joue le rôle d’un bijoutier endetté et survolté (Howard Ratner) sur « Diamond District », à Manhattan, pour le côté docu-vintage du film, rehaussé dans sa vérité diamantaire en faisant jouer Adam Sandler aux côtés d’une vraie (ex-)star du basket-ball, Kevin Garnett. S’il fallait peut-être repenser la trajectoire cinématographique d’Adam Sandler, se sous-exploitant lui-même dans un système de production oligo-capitalistique au possible, cette sous-exploitation (sur le plan professionnel) vire à la surexploitation des possibilités de son personnage dans le film. En voici l’histoire : Howard Ratner, mi-mariole mi-escroc, donc bijoutier de son état, réussit un jour à commander par Fedex une opale précieuse venue tout droit d’Afrique, pierre qu’il espère revendre aux enchères au centuple afin de solder ses dettes nombreuses comme se refaire la santé. Il a cependant la mésintelligence de prêter à ce basketteur qui voit en elle sa pierre philosophale, sa chance de toujours gagner davantage et, de Charybde en Scylla, Howard Ratner de voir son manège se détricoter sous ses yeux jusqu’à sa vitrification finale, Howard Ratner terminant sa course folle dans une pierre tombale, lui-même en boîte désormais comme le film emballerait une (mauvaise) surprise, un cadeau au couleur papier du drapeau américain.

Le cinéma des frères Safdie qui était beaucoup sous influence de Cassavettes, Abel Ferrara et Scorsese dans leurs deux premiers films, axés sur un New-York des bas-fonds, sale au possible, manière de prendre la ville sur le vif, reprennent dans Uncut Gems une autre de leurs obsessions : suivre jusqu’à plus souffle des personnages désaxés voire de simples tocards en roue libre, souvent antipathiques, avec lesquels il est difficile d’entrer en empathie, s’enfonçant dans leur propre trou à la seule force de leur bras comme de leur bêtise innommable. Des personnages, comme celui incarné à l’écran par Adam Sandler, qui illustrent la loi d’entropie : plus ils veulent s’en sortir, plus ils créent le trou, non pas en forme d’appel d’air mais de siphon/typhon où disparaître tout à fait.

Le personnage d’Adam Sandler qui n’a, au fond, aucune excuse, sauf cette bêtise dont Flaubert disait qu’elle est plus dure qu’un roc, bêtise infracassable, n’en présente pas moins une particularité, celle de prendre à revers le mythe du self made man US, selon lequel, si l’on est responsable de son succès, réciproquement les échecs sont dès lors autant imputables aux individus, le film des frères Safdie prenant le rêve américain par l’envers du drapeau. Conte immoral, porté par sa forme même à l’extrême, c’est-à-dire dont la vitesse, le flux perpétuel dans le film comme dans le jeu des acteurs, produit une loi thermodynamique nouvelle, inversant la première de ses lois, la transformation de l’énergie thermique en énergie mécanique. Dans Uncut Gems, au contraire, l’énergie toute mécanique incarnée par Adam Sandler, qui va sa vie comme un pantin sans fil, cette énergie mécanique, donc, qui ne cesse pas d’aller, dégage par échauffement l’énergie thermique qui bientôt le refroidira définitivement. Uncut Gems repense, tout autant, le rapport à la vitesse, une vitesse (de l’action) prise de vitesse par la bêtise supersonique de ses protagonistes, une vitesse qui, s’emballant, tourne finalement à vide, comme une roue qui aurait perdu son essieu, le film montrant des personnages qui ne vont nulle part, sauf à s’enterrer. Uncut Gems a donc l’action déceptive au pays des bottes de sept lieues : une drôle de vitesse qui, frénétique, produit paradoxalement de l’arrêt.

Adam Sandler avec des malfrats dans une voiture dans Uncut Gems
© Netflix

Le message du film, s’il en est, signifie dès lors combien le rêve américain confine à l’ineptie : se sauver soi-même, c’est s’enterrer comme Howard Ratner termine sa trajectoire imbécile dans son cercueil cinq étoiles, sa bijouterie. Ne compter que sur ses seules forces, c’est se croire capable de se prendre par les cheveux et se soulever soi-même de terre pour atteindre l’inaccessible étoile, la 51e du drapeau US, son quart d’heure de célébrité aurait dit Andy Warhol, où chaque spectateur du film devient le témoin d’un mouvement perpétuel qui se termine par un immense stop en fin de film comme nul n’aurait songé à freiner Bip-Bip dans sa course effrénée. Uncut Gems se montre dès lors comme le cycle de la vie : il commence et se termine par un trou de balle, littéralement physiquement, avec, dans ce cercle-là, à la fois des forces centrifuges exerçant leur tyrannie, forces incarnées par le personnage d'Adam Sandler dont tout lui échappe en permanence, mais aussi des forces centripètes, Howard Ratner, marionnette au possible, étant toujours relié à quelque chose (sa bijouterie) comme à quelqu’un (ses si nombreux créanciers), créant une conflagration qui est toute la matrice du cinéma d’action des frères Safdie : ainsi, lorsque Howard Ratner, poursuivi par les hommes de main de l’un de ses prêteurs sur gage, s’enferme dans sa bijouterie, prisonnier désormais de son propre enclos qu’il rêvait comme une bergerie, cet espace de réalisation de soi comme liberté d’entreprendre, ne contenant de fenêtres ouvertes sur le monde que ses caméras de surveillance, se referme comme un cube qui aurait perdu sa magie, ses couleurs comme les étoiles tombées d’un drapeau, un rêve mort et enterré, en forme de clin d’œil à Un après-midi de chien de Sidney Lumet (1975) comme à la prise d’une place forte en un Assaut (John Carpenter, 1976).

Même si Uncut Gems est moins radical que leurs précédents films, que sourd à un cinéma sous influence, Scorsese encore et en tête, qui avait déjà habitué le spectateur à l’anticarte postale, la carte étant ornée de joaillerie dans le film des Safdie, toutefois, ces références cinématographiques ne font pas pour autant des deux frères des diseurs/des citeurs. Ils possèdent leur grammaire propre reconfigurée (qu’on retrouvera chez un réalisateur comme Tony Scott également), précisément, cette vitesse d’exécution comme ne cesse de courir Robert Pattinson dans Good Time, une cadence de pas névrotique, action qui, ne s’arrêtant jamais, en flux tendu, pourrait cependant possiblement laisser de côté certains spectateurs comme par le mixage sonore et et des images qui pourraient en abrutir certains, jeu sur les couleurs également (l’orange dans le film), une circulation permanente : de l’argent, de la pierre précieuse qui passe de mains en mains, flux indéterminé dont on ne sait pas ce que chacun projette dessus, circulation proprement fantastique de la pierre prétendument précieuse dont on ignore même la valeur réelle comme personne ne comprenait la langue ni le sens de ce qui se formulait à la bourse lorsque Piero, le personnage joué par Delon, en agent de change insensé, s’agitait pourtant imperturbablement en tous sens dans L’éclipse d’Antonioni (1962), le prix donné à un fantasme. Une logique que l’on trouvait à l’œuvre, déjà, dans After Hours (1985) de Scorsese comme dans Fargo (1996) des autres frères du cinéma, les Coen, logique du pire, où les personnages sont coincés, par le cadrage, la mise en scène, tournent à ce point en rond qu’ils ne peuvent que s’enfoncer. Howard Ratner, au fond, vit avec cette idée très américaine qu’il pourrait sans cesse se refaire, rebondir comme cette balle de basket, parce que tout le monde aurait le droit à une seconde chance au pays du Reborn Again. Howard qui ne cesse jamais de remiser de l’argent, une bille lancée qui va se cogner la tête mortellement sous forme d’un running gag tragique, mouvement perpétuel qui va de la comédie à la tragédie dans le film, de l’ultra religieux orthodoxe juif à l’immoralité des situations pour finir par exploser littéralement comme le poing serre sur un vide à s’efforcer de saisir un rêve déjà mort depuis longtemps.

Littéralement, Uncut Gems met en scène la fin de l’angélisme américain. En termes d’époque, cela signifie que ni la providence, ni l’histoire, ni la connaissance, ni les astres, ni la vertu, ni la sagesse, ni le cynisme (ce machiavélisme « noir ») ne conduisent infailliblement l’action des personnages vers le succès. Le passage à l’acte n’a plus d’assises rationnelles dans le film, c’est un élan, un saut dans l’inconnu permanent. Il n’y a plus aucune rationalité. Uncut Gems n’est donc pas la tragédie d’un homme incapable d’agir parce qu’il penserait trop ou délibérerait trop : c’est une tragi-comédie sur la possibilité d’asseoir rationnellement l’action. Ce qui ne signifie pas que, pour agir, le personnage d’Adam Sandler puisse s’en remettre aveuglément au hasard, à la fortune, à la tradition ou à l’humeur du moment. Toutes les actions sont folles ou contraintes dans le film. L’originalité d'Uncut Gems est donc de montrer des situations concrètes où l’écheveau des causes pesant sur les décisions est donné à voir sans être démêlé ni hiérarchisé : la difficulté d’agir vient ainsi des caractères des individus et d’un monde insaisissable en mouvement. Toute forme d’action devient opaque ; et c’est une sorte de paradoxe que la dramaturgie du film présente : Howard Ratner ne peut engager une action rationnelle, ne peut prévoir non plus les conséquences d’une action et pourtant, pour agir, il doit prétendre qu’il le peut, ne cessant jamais de remiser son argent comme preuve de contrôle sur son destin. Telle est la perspective pour Sandler au moment où il décide d’agir : il n’y a plus ni normes ni repères extra-mondain, l’univers juif orthodoxe dans lequel il gravite n’exerçant plus désormais sa loi d’attraction. L’action ne peut donc être que sa propre norme : tragédie grandiose du volontarisme comme de l’intelligence individuelle aux commandes de sa vie, Sandler, voudrait trouver le cadre : un trou, un vide, un appel d’air, contre la puissance sourde qui raidit, bouche, emmure. Mouvement de repli qui le reconduit sans cesse dans sa bijouterie, qui équivaut à une autodestruction, comme la muraille de Chine qui, selon Canetti, finit pas étouffer entre ses pierres l’empire qu’elle veut défendre des barbares, qui est finalement absorbé par la muraille, enseveli sous la muraille, réduit à n’être que muraille. Sandler agit/s’agite, toute cette agitation qui, accumulée, concentrée, épaisse, aboutit à ce mur, ce mur de la bijouterie comme Sandler est lui-même sans ouverture. Une action qui avorte de son hypertrophie. Ce n’est donc point dehors, mais dedans qu’est finalement le mur de Sandler dont la bijouterie n’est que la figuration, le fait d’être prisonnier en soi et finir enseveli.

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