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Daniel Auteuil entouré des médias dans Un Silence
Critique

« Un Silence » de Joachim Lafosse : La mort du loup

Rédaction
Un Silence est le combo, le best-of du pire de Joachim Lafosse : celle d'une grande pathologie et d'un grand pervers narcissique qui, ici, renverse toute la salière dans la soupière. Retour en dyade sur le film.
Rédaction

La salière et le lisier

Le savoir de la vérité peut faire mal au ventre. Dans Un Silence, François est un salaud, Astrid le sait et se tait. Ses devoirs conjugaux l'obligent à garder le silence – un silence coupable, ulcérant. Le sale petit secret de l'avocat qui, en défense des victimes d'une affaire de pédocriminalité, en aura profité pour se rincer l'œil avec les images pornographiques versées au dossier, est un fardeau pénible à porter et à supporter, de surcroît quand il est partagé. Il reviendra à leur fils adoptif, Raphaël, de crever l'abcès de plusieurs coups de couteau, dont un dans le cou et deux dans le dos. Le motif est hitchcockien en diable (la loi d'airain du silence, tout ça), le traitement se voudrait haneko-chabrolien (ou l'inverse). Le produit fini, lui, est lafossien comme jamais.

Le fait divers ne fait pas longtemps diversion. La jouissance a évidemment des obscénités redoublées : avec la pédocriminalité, l'avocat des victimes qui y a mouillé plus que sa chemise en exigeant le silence de sa famille en guise de bouclier. Le réalisateur qui s'inspire d'une chronique judiciaire liée à l'affaire Dutroux y répond en lui opposant ses réjouissances propres : la contrition féminine à l'ombre du mal, la justice filiale en purgation mythologique, l'élimination du mauvais sujet mais jeté seulement après avoir bien servi. Et quelques écarts avec les faits (l'avocat victime d'acte pédophile devient ici un violeur patenté, son fils qui le poignarde s'avère addict au violon d'Ingres paternel), accablants de surenchérir dans le sordide. L'histoire vraie inspirant Un Silence était déjà particulièrement salée. La liberté d'adapter aura consisté à renverser toute la salière dans la soupière.

L'auteur d'Élève libre et À perdre la raison s'y connaît, chevronné à asseoir une morale aigre (les salauds le sont plus qu'on ne le pense) sur un trône de basse fosse (si la saloperie des salauds fascine tant, c'est en ralliant les victimes à la vilenie de leur cause). Le thème rebattu du chevalier blanc est un mauvais cheval quand son jockey le monte à cru en le cravachant cruellement, jusqu'au sang. Parmi les coups de bâton, on devra compter sur la réitération des fausses pudeurs (trois fois Astrid puis François regardent au cœur de la nuit les vidéos porno et deux le sont avec le son fort, comme si mettre seulement le doigt dans la confiture excusait de s'être retenu d'y fourrer tout le nez), un père poignardé hors-cadre avant de l'être une seconde fois plein cadre, et la meute affamée des journalistes narguée de loin par le cinéaste qui jouit, lui, d'avoir les deux pieds dans la fosse à lisier.

Emmanuelle Devos et Matthieu Galoux dans le divan de la maison dans Un Silence
© Kris Dewitte (Stenola Productions, Samsa Film, Les Films Du Losange, Prime Time)

Si le mal est un empire dont l'exercice tyrannique procède par contamination et influence, par capture et capillarité, comment le pire pourrait-il épargner celui qui se livre pieds et poings liés à sa souveraineté en posant qu'il y a, dans un ordre disons légiste de la représentation, des crimes sans pardon et d'autres mérités ? De ce point de vue-là, Joachim Lafosse est raccord avec la morale du jour exemplifiée par le succès fait à Anatomie d'une chute de Justine Triet. Il revient en effet au fils de choisir sa mère, même si elle est entachée de complicité criminelle, contre son salaud de père. Le réalisateur recourt alors à l'un de ses tours préférés, la chanson de variété (Michel Berger succède désormais à Bernard Lavilliers, Maître Gims et Julien Clerc), scellant le destin d'une mère qui, par effet de suggestion inconsciente, envoie au charbon son fils les débarrasser de leur démon préféré.

L'auteur de Folie privée (2004), ce titre à valeur paradigmatique, témoigne ainsi que, parmi ses chers intranquilles, il faut savoir discriminer entre ceux qui ont raison d'emmerder le monde (Les Intranquilles) et les autres à qui la merde doit être rendue au centuple (dans Élève libre, l'ado abusé sexuellement par son prof à domicile réussissait à décrocher le bac, de quoi donc se plaignait-il ?)

Dans le dossier de presse du film, Joachim Lafosse raconte sa participation à une marche blanche, probablement celle du 20 octobre 1996 à Bruxelles, la première du genre, suite au dessaisissement du juge qui enquêtait sur l'affaire Dutroux. Lui qui devait avoir alors dans les 21 ans imagine rétrospectivement qu'il devait bien s'y trouver quelques pervers appâtés par l'horreur, ceux qu'il appelle des loups masqués et qu'Un silence voudrait démasquer. Pourtant, un chevalier blanc, ça trompe énormément, Lafosse le sait. On songe soudain à La Mort du loup d'Alfred de Vigny. Les chasseurs s'y placent à l'enseigne de la férocité du prédateur traqué. Démasquer les loups est une variante soft de la chasse décrite par le poème. Le loup est aussi un masque pour sa propre férocité.

Après Un monde de Laura Wandel, Un silence de Joachim Lafosse : le cinéma belge dont les frères Dardenne demeurent les Ardennes n'est pas que la bergerie des titres de films à article indéfini.


Saad Chakali et Alexia Roux


L'ambiguïté lafossienne n'est pas universelle
Par Guillaume Richard

La Marche blanche, 20 octobre 1996. Trois cent cinquante mille personnes défilent à Bruxelles suite à l'affaire Dutroux. L'émoi est général, le traumatisme national. Je me souviens très bien du lâcher de ballons blancs organisé dans mon école. Un homme pourtant, à peine majeur (il a 21 ans à l'époque), un homme pas comme les autres à l'esprit prétendument lucide, se demande, en regardant la télévision, si des loups masqués ne se dissimulent pas dans la masse. Cet homme éclairé consacré par notre époque et les politiques culturelles s'appelle Joachim Lafosse. Il raconte aujourd'hui, sans honte (on le sait au moins depuis Les Intranquilles qu'il nous emmerde car il est très bien comme ça), l'origine d'Un Silence mais, franchement, il faut vraiment avoir l'esprit torturé pour se poser une telle question dans un contexte pareil. N'est-ce pas inquiétant ? Beaucoup y verront pourtant la patte d'un auteur travaillé par ses premières thématiques tandis que pour nous, c'est clair, l'homme souffre et son œuvre affiche une profonde pathologie qui consiste à faire revivre l'horreur et la souffrance sous couvert d'apporter une « réflexion sur les limites ». Qu'on ne parle pas de distance et de pudeur : Joachim Lafosse n'en a aucune tant il est fasciné par différentes formes de perversité et par la manière dont celles-ci accomplissent leur cheminement. Mais au fond, ne regarde-t-il pas d'abord ses propres fascinations morbides qu'il pense à tort être universelles ?

Donnons-lui la parole : « En découvrant l’affaire Hissel, j’ai pensé qu’il y avait là de quoi faire voir le passage de la crainte du pervers isolé, du monstre qui sort du bois, d’une croyance populiste dans la pureté à une interrogation louable sur ce qui se passe au cœur de nos familles et de nos chambres à coucher »(1). L'aporie du cinéma de Joachim Lafosse, sa bêtise fondamentale aussi, est tout entière contenue dans ces lignes. Non, au plus profond de nos nuits, dans le confort de nos chambres à coucher, la laideur n'est pas reine. Un imaginaire morbide n'y trouve pas forcément refuge : des fantasmes, des désirs, des rêves mais aussi des ruminations, des idées noires, de la tristesse sans pour autant que tous ces affects développent une forme de perversité ou une pathologie nécessitant de porter le masque d'un loup. C'est évident. Nous ne portons pas forcément de masque le jour pour dissimuler des perversions. Ça, c'est l'affaire de la chambre à coucher de Joachim Lafosse lui-même, et ça ne nous intéresse pas, sauf qu'il nous en ouvre les portes depuis dix films maintenant. 

Ce n'est plus un secret pour personne, Joachim Lafosse a été abusé dans son adolescence et Élève libre en est le récit autobiographique(2). Le traumatisme ne peut qu'être immense et irréparable. Si les nuits de Joachim Lafosse sont agitées et qu'il a grandement souffert, son cinéma est malheureusement devenu, dans ses grandes lignes, le reflet d'une lutte contre le trauma au point d'être fasciné par les affaires les plus dégeulasses. Il n'y a aucune résistance chez lui, mais un prolongement de l'effondrement, une profonde résignation quant à l'espoir d'une vie meilleure, un aveu d'impuissance qui a entraîné un retrait que nous n'espérons pas définitif dans les recoins les plus macabres de l'existence. Nous ne pouvons que lui souhaiter le meilleur pour la suite et, peut-être un jour, un film qui soit autre chose qu'un récit mégalomaniaque et psychopathologique traduisant ses fascinations morbides ou les postures narcissiques de sa petite personne. Joachim Lafosse a toujours ressemblé à ses personnages et c'est à nouveau le cas dans Un Silence avec François. L'impossibilité de ne pas regarder les images que ce dernier consulte illégalement ressemble beaucoup à l'impossibilité de Joachim Lafosse à ne pas mettre son nez dans la merde la plus abjecte et d'y trouver une forme de jouissance, notamment à travers l'utilisation du hors-champ qui ne fait que suggérer ce qu'il prétend ne pas montrer. Joachim Lafosse est d'une tartuferie sans nom.

Un Silence récapitule tout cela et on ne va pas répéter ce qui a été très bien dit plus haut. Mais il faut encore insister sur la roublardise de la mise en scène. Ce n'est pas parce que Lafosse opte pour des plans-séquences et un cadrage léché qu'il amène forcément de la distance ou, comme il le dit lui-même, de la pudeur. Toute l'arnaque est là. Peu importe l'angle de la caméra et le choix de la focale, seul compte ce qui est montré dans le champ, et en vertu du hors-champ que Lafosse pense bien maîtriser mais son utilisation, dans Un Silence, s'avère superflue, notamment dans les deux scènes où François regarde des vidéos pédopornographiques. Franchement, quelle idée, mettre le son et pas l'image et penser que l'effet produit sera différent. Et quelle perversité, au fond, puisqu'il s'agit encore de se rincer l'œil en suggérant les choses frontalement. Le hors-champ dans Un Silence est finalement une grande fosse septique où remuent les images de l'horreur : viols, pédopornographie, etc. Le choix de ne rien filmer aurait été plus cohérent, d'où la fascination obscène à l'œuvre ici. C'est comique car Lafosse pense par là se poser en héritier de Chantal Akerman, dont il a déjà revendiqué l'influence, or jamais celle-ci ne se serait permise ce genre de scène. Soyons clair : il n'y a pas un plan du cinéma de Joachim Lafosse qui atteint la cohérence d'un seul plan tourné et monté par Chantal Akerman. Lafosse est bien plus proche d'un Michel Franco qui, dans ses films les plus dégradants, montre les pires atrocités en prenant bien le soin de poser une fausse distance — par exemple, le viol dans Después de Lucía (2012). Le pire est que ce cinéma impudique, roublard et manipulateur a pour volonté de tendre un miroir au spectateur qui doit à tout prix réfléchir sur sa part d'ombre : merci messieurs les monstres, mais nous n'avons pas besoin de vous pour vivre.

L'affiche de Élève libre de Joachim Lafosse
Élève libre - la photo du trauma

Joachim Lafosse affirme vouloir questionner « nos » limites et « notre » responsabilité avec le label « cinéma moral ». Un Silence est même comparé à une tragédie grecque !  Or, il n'y a rien de plus amoral puisque l'ambiguïté lafossienne est une perversité qui consiste à reproduire l'horreur comme une composante inhérente de la condition humaine  — ou du fait d'être-joachim-lafosse, pour être plus précis. Il est d'ailleurs hautement significatif et symptomatique que l'affiche de la rétrospective consacrée au cinéaste à la Cinematek belge reprenne la photo du viol de Élève libre, celle où Jonas a les yeux bandés. Il s'agit de son image iconique autant que fondatrice, l'image à laquelle on revient toujours sans le dire vraiment, portant une quête insatiable d'exploration et de dépassement des interdits.

Enfin, dernière cocasserie, il ne faudrait pas oublier que si le cinéma de Joachim Lafosse existe encore et toujours, c'est aussi parce qu'il est à la tête d'un réseau où il règne en roitelet. Personne, en Belgique, n'oserait élever sa voix contre lui et son intendante, Jeanne Brunfaut, la directrice du centre du cinéma, au risque d'être mis sur une voie de garage. Au moment des levées de bouclier de leur armée face à Frédéric Sojcher lors de la sortie de son livre Je veux faire du cinéma. Petit manuel de survie dans le 7ème art (avec lequel j'avais échangé à ce sujet sur Cinécure), il a représenté la commission et défendu les intérêts du centre du cinéma comme on défend une meute, et non sans une multitude de contradictions révélatrices. Avec son producteur, ils ont lancé une pétition contre Sojcher pour rappeler à l'ordre tous ceux qui en viendraient à critiquer Jeanne Brunfaut. Lafosse s'est institutionnalisé, il est partout, et sa toile d'araignée est aussi discrète qu'un réseau planqué dans le dark web. Si vous voulez réussir ou rester en place, ne défiez pas ce vieux loup car il vous boufferait tout cru. 

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