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Leïla (Leïla Bekhti) et Damien (Damien Bonnard) assis dos à dos dans l'atelier dans Les Intranquilles
Critique

« Les Intranquilles » de Joachim Lafosse : L'art de ne pas avoir honte

Thibaut Grégoire
S’il donne l’impression, dans la première partie du film, de vouloir tout faire pour se « contenir », contourner ses vieux tics et ses vieux démons pour présenter un film « vierge » à un regard tout aussi « vierge », oublieux de tout le passif du réalisateur, Joachim Lafosse ne peut s’empêcher de retrouver sa vraie nature une fois l’illusion dissolue. Les Intranquilles développe alors toute une théorie de l’acceptation de soi en tant que cinéaste-roi, avec toutes ses tares et surtout sans honte : rien ne viendra jamais fondamentalement modifier la physionomie de ce cinéma autosatisfait et étranger à toute forme de remise en question. Mais il faut lui pardonner : il est comme ça, il ne changera pas.
Thibaut Grégoire

« Les Intranquilles », un film de Joachim Lafosse (2021)

Il y a dans le premier plan des Intranquilles, le dernier film de Joachim Lafosse, à la fois le résumé de tout le projet de son auteur et celui de toutes ses tares. Il y a tout et son contraire dans ce plan comme il y a tout et son contraire dans le film entier, et également dans le personnage principal, Damien, dont la bipolarité est exacerbée. Sur une image invoquant de manière non équivoque la tranquillité – une jeune femme assoupie sur le sable – trônent fièrement les lettres qui forment le titre « Les Intranquilles », venant donner d’emblée au spectateur du grain à moudre, une contradiction dans les termes pouvant être à tort identifiée comme une idée de mise en scène alors qu’il s’agit en réalité d’une grosse ficelle d’écriture. Pourtant, au moment de la découverte de ce plan et du titre qui l’accompagne, l’idée qu’il suggère ne paraît pas si inintéressante que cela, surtout au vu de la mémoire que l’on a et que l’on garde des autres films de Joachim Lafosse. Pour peu qu'on considère que ce réalisateur fait majoritairement un cinéma de l’hystérisation des rapports humains, notamment dans les relations de couple, la perspective que donne ce premier plan d’un film « tranquille » sur un couple d’intranquilles, d’un film apaisé sur une relation difficile, enjoint presque à abandonner tous les a priori que l’on pourrait avoir sur ce cinéma et son auteur, de balayer les mauvais souvenirs pour faire table rase et aborder ce « nouveau Lafosse » avec un regard plus vierge – la sélection du film en compétition à Cannes n’étant pas non plus étrangère à cette inclination, car l’illusion qu’un cinéaste passe d’une cour à une autre en accédant à ce sésame suprême perdure, malgré tous les contre-exemples déjà expérimentés en tant que spectateur.

Très vite pourtant – même si la première partie du film tend, il est vrai, à dresser un portrait en apparence « apaisé » du couple Leïla (Bekhti) / Damien (Bonnard), en dépit des troubles comportementaux du second, lesquels sont très vite dessinés voire surlignés. Il apparaît alors que derrière l’évidence de cette opposition tranquillité/intranquillité mise en exergue par le plan d’ouverture, Joachim Lafosse a un autre grand projet avec Les Intranquilles, tout aussi peu subtil et finalement peut-être encore plus évident : celui de proposer un autoportrait de l’artiste en bipolaire. Car le Damien du film n’est évidemment pas qu’un homme ordinaire souffrant de bipolarité, c’est aussi un artiste maudit, un peintre que la pratique de son art ronge jusqu’à le faire constamment replonger dans ses vieux démons. Rien de tel que la figure de l’artiste-peintre pour permettre à un cinéaste de parler de lui, de faire son autoportrait rêvé, de se fantasmer en artiste « bouffé » par son art, aspiré par le long processus créatif que demande un tableau ou un film(1). Mais pour caser sa petite personne dans le spectre de son personnage principal, tout obsédé qu’il semble être par l’érection de sa propre légende personnelle, Lafosse procède à la mise en place d’une curieuse dialectique relevant pleinement de la confusion intellectuelle entre trois figures bien distinctes, celle du bipolaire, celle de l’artiste maudit et celle du « connard ». Car Damien est donc bel et bien bipolaire, il se voit et se vit en artiste maudit, mais se comporte aussi dans les faits, et en dehors de sa maladie et de son art, comme un rustre, caractéristique qu’il semble accepter pleinement à la fin du film comme quelque chose d’immuable, au même titre que sa maladie et sa condition d’artiste.

Le peintre Damien (Damien Bonnard) dans son atelier dans Les Intranquilles
© Fabrizio Maltese (visuel fourni par Cinéart Belgium)

Si Les Intranquilles emprunte la trajectoire d’une acceptation par Damien de sa triple condition et – malgré elle, parce qu’elle est bien obligée – par Leïla de cet état de fait, il semble également constituer pour Joachim Lafosse une grande cérémonie d’acceptation de soi, dans les mêmes termes et les mêmes conditions. Il y a véritablement un chemin emprunté par Lafosse dans ce film pour passer d’une forme de maîtrise de soi, de retenue quant à ses inclinations naturelles – à savoir la tentation de l’hystérie ou encore de toute une série de tics d’auteur, de « gimmicks » déjà utilisés à foison dans ses précédents films – à une acceptation totale de ses « démons » tenaces, acceptation théorisée et explicitée de manière non équivoque dans la scène finale. En cela, Les Intranquilles est presque « méta », un film bipolaire sur la bipolarité qui lutte avec lui-même pour in fine rendre les gants et capituler devant la supériorité de ses tares face aux efforts fournis pour les contenir. Si Les Intranquilles arrive un petit temps à passer pour un film « tranquille » avant de finalement charrier le même type de scènes de ménage et d’engueulades conjugales que dans – au hasard – L’économie du couple, il succombe malgré tout assez vite aux sirènes des scènes « lafossiennes », ces marques de fabrique qu’un auteur digne de ce nom ne saurait manquer de distiller ingénieusement dans n’importe lequel de ses films, même celui qui ferait semblant de vouloir rompre avec un ronronnement « auteuriste » confortable. La deuxième scène des Intranquilles est déjà une scène musicale, une scène de danse entre les deux protagonistes. Il y en aura plusieurs autres tout au long du film, tout comme il y aura beaucoup de scènes en voiture, le summum étant atteint quand les deux gimmicks lafossiens se rencontrent et que la scène musicale a lieu en voiture, combinaison déjà expérimentée et élevée au rang de « scène culte » dans une des séquences les plus « marquantes » d'À perdre la raison. Ce qui est pratique pour un auteur quand il a à ce point des « tics », c’est que le scénario s’écrit selon un modèle déposé et scandé par des passages obligés métronomiques, et que la récurrence systématique permet de faire passer cela pour une obsession, alors qu’il s’agit surtout de facilité.

On peut reconnaître quelque chose à ce film et à Lafosse, c’est qu’ils ne sont pas honteux, au sens où ils n’ont pas honte de ce qu’ils sont, qu’ils ne se cachent pas. Une scène vient d’ailleurs théoriser cette absence de honte et l’ériger au rang de manifeste. Dans cette scène, Damien lit son horoscope à son fils, horoscope dont la principale recommandation est de ne pas avoir honte de ce qu’on est. Le père répète cette phrase à son fils comme un mantra, « il ne faut jamais avoir honte ». Damien n’a pas honte de ce qu’il est, Lafosse non plus. De là à ce que cette attitude puisse être assimilée à de l’autosatisfaction où à un refus de remise en question, il n’y a qu’un pas que la scène finale du film viendra rendre plus qu’éventuel. Damien y fait face à Leïla et lui dit, de manière presque sereine : « Je ne peux pas te promettre de guérir ». Dans ce dialogue et cette scène lourde de sens, il y a à la fois l’acceptation du personnage de Damien pour ce qu’il est, l’acceptation forcée par Leïla de cet état de fait – dans le plan qui l’accompagne s’éloignant de l’homme qu’elle aime ou a aimé – et l’acceptation de Lafosse de ce qu’il représente conjointement avec son cinéma. Si Les Intranquilles peut parfois tricher et se faire passer pour ce qu’il n’est pas, notamment avec ce jeu « malin » entre la tranquillité et son contraire, c’est bel et bien toute l’autosatisfaction d’un auteur qui refuse la moindre ébauche de remise en question qui éclate ici dans toute son antipathie. Dans la phrase finale prononcée par Damien Bonnard – trop bon acteur ici réduit à l’état de marionnette parlante pour le démiurge Lafosse –, c’est toute l’arrogance de son metteur en scène qui s’exprime. Les Intranquilles s’avère donc être pour son auteur le grand film de l’acceptation de soi et de toutes ses tares : il aura beau feindre de faire des efforts, tenter de contourner ses vieux démons, qu’il s’agisse de sa propension à l’hystérie ou de ses « tics » formels et/ou d’écriture, rien ne viendra jamais fondamentalement modifier la physionomie de ce cinéma autosatisfait régi de main de maître par un auteur-roi qui s'assume donc sans honte. Mais il faut le pardonner : il est comme ça, il ne changera pas.

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