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Jessica Pennington, Salim Kechiouche et Shaïn Boumedine dans Mektoub my Love : Canto Due
Critique

« Mektoub, My Love : Canto Due » d’Abdellatif Kechiche : La lune dans le caniveau

Des Nouvelles du Front cinématographique
Mektoub, My Love : Canto Due est un film d’après la catastrophe dont le crash cannois du volet intermédiaire, Intermezzo, est le témoignage le plus spectaculaire. Abdellatif Kechiche y a laissé tant de plumes qu’il en aura grillé sa réputation, déjà bien entamée par la chronique des scandales médiatiques, cramant son crédit financier avec le dépôt de bilan de sa société de production, et même sa santé tout court. C’est, à sa façon, un film post-apocalyptique. L’étirement des durées soulève moins qu’elles font endurer le retour des mauvais scénarios policiers et les envolées, naguère réussies, s’émoussent désormais avant de retomber en soufflet ratés. La déflation est une lame de fond dont le malheur est promis à toujours durer. Le cinéaste y pousse dans ses ultimes retranchements la polarisation à laquelle il tient comme à sa malédiction : la croix de la faim et de l’infâme. La gourmandise s’y affaisse en boulimie dépressive, avant un sabordage assumé comme une auto-immolation par le feu, un rituel auto-sacrificiel. Le titre l’aurait toujours déjà prophétisé : Mektoub, My Love substitue à celui, durassien, d’Hiroshima, le mot arabe pour dire le destin. Si les prophètes sont tous de malheur, le cinéaste aura été le sien.

Le temps des reflux

Mektoub, My Love : Canto Due en porte les stigmates à sa manière. Avec la déflation des célébrations solaires, s’impose la dévitalisation des figures de la jeunesse, Amin et ses copains et copines d’un « endless summer » sur les plages de Sète en 1994, exsangues à se faire rattraper par l’avidité des mauvais scénarios. Le crédit des plaisirs de la chair, préservée des sanctions de la dramatisation comme l’huile solaire protège d’une exposition prolongée aux rayons ultraviolets, est épuisé. Désormais, la pulsion reprend la barre et le dessus, besogneuse, et tous les coups sont permis, la plupart sous la ceinture. Canto Uno pariait pour un vitalisme rédimant les réflexes d’un naturalisme appauvri en réduisant la vie à l’équerre des natures sociales et animales. Intermezzo y aura fichu le feu dans la furia d’un autosacrifice, une auto-immolation par le feu. Canto Due arrive après alors qu’il n’y a plus d’après. Un film post-apocalyptique.

L’obsession est un nerf : étirer les durées pour faire du présent un temps délié des obligations de l’avant et de l’après autorise aussi à retenir les morsures prédatrices d’une fiction vissée sur le principe du retour de bâton. Le naturalisme y radicalise ses principes, dans une forme d’anamorphose relevant du maniérisme. Là où Canto Uno arrivait souvent à faire coïncider retenue et rétention, Canto Due résiste si peu aux sanctions que la durée n’a plus que pour seule propension de valoir, comme souvent avec le cinéaste, d’endurance dans les épreuves jusqu’à épuisement de tout, du réel et du possible. Anéanties, les potentialités utopiques et édéniques.

Pourtant il y a une belle inspiration, d’emblée marquée, de mettre la pagaille dans les temporalités. Canto Due montre en effet qu’il embraierait sans transition sur Canto Uno, avec Amin retrouvé chez Charlotte qui, c’était promis, lui prépare des pâtes à la tomate. Mais du temps aura passé – huit années entre les deux films. L’effet de surplace est autrement brouillé par une moindre grâce affectant les acteurs. D’ailleurs, le copain de bringue Aimé (Roméo de Lacour) se retrouve dorénavant attifé d’une barbe et de mèches plus longues alors que quelques jours ou semaines se seraient entre les deux films écoulés. Sans transition, oui, mais à déboussoler les temporalités en chiffonnant la fluidité supposée des transitions. Il faut revoir les films du maître Maurice Pialat, de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) au Garçu (1995), pour y apprécier comment le montage brisait le dos aux linéarités du scénario. Un vrai naturaliste est invraisemblable. À la fin du film, Amin court dans la nuit, sûrement pour rejoindre la bande dans la boîte de nuit où se tiendrait tout Intermezzo, ce film que l’on ne verra probablement jamais. Amin court vers un film invisible, suspendu entre les temps et les béances d’une série inachevée, multi-mutilée, partout blessée, y compris de côté d’Abdellatif Kechiche.

Canto Uno avait pour temps celui des flux, montées de sève et vagues qui écument, poussières de foin et gouttes d’eau qui volètent et attrapent le soleil. Du désir partout dans l’air et sa circulation moléculaire ravissait la molarité des prévisibilités en ayant pour point d’observation privilégié le jeune Amin en bel indifférent. L’ascète rigoureux à tenir la distance et l’à-côté en mangeant les autres seulement des yeux s’y montrait immunisé contre les risques de l’intoxication pulsionnelle et sentimentale, engagé dans une lutte aussi imperceptible qu’héroïque à vérifier que la puissance est aussi de ne pas faire. Le temps de Canto Due est aux reflux. Les vagues se retirent, les remontées se font plus acides. Les motifs (scènes de danse et plage, ferme et baise et les musiques, Bach, « Ya Zina » de Raïna Raï et « Alaoui » de l’Orchestre National de Barbès) font retour sur un mode délavé et asséché, grêlés par les symptômes de la vie malade (les agneaux sont galeux, Ophélie enceinte de Toni veut avorter).

Hier, Amin assistait en apprenti photographe à la naissance d’agneaux, un premier puis un second, inattendue épiphanie. Aujourd’hui, il voit Ophélie en jeter dans la fosse. Abdellatif Kechiche sent le soufre. Il a la gale aussi, le mouton noir franco-tunisien dans un monde de blancheur (l’empire Seydoux qu’est Pathé). Le maudit tient à sa malédiction comme le névrosé à son symptôme. Le temps des bénédictions est fini. Le mal, irrésistible, est un charançon.

Les breloques du mal amerloque

Le mal est bêtement AMÉRICAIN dans Canto Due. La starlette de télé et son producteur de mari, on ne faisait qu’en parler dans le premier opus de Mektoub, My Love. Les évoquer permettait de les maintenir à distance, au loin. Là, ils débarquent d’emblée et sans prévenir et s’il y a de la durée dans leur arrivée, c’est pour épaissir que tout durcira pour mal faire endurer.

Le bolide rouge, la morgue du couple qui veut absolument se faire servir, la boulimie dépressive de Jessica qui se gave entre deux cigarettes de grosses louchées de couscous, l’actrice qui mange moins qu’elle s’empiffre en dégoutant cuisinières et serveuse : tout cela n’est pas de bon augure et les mauvais signes alourdiront la sauce jusqu’à l’exaspération, le grotesque et la caricature quand on les retrouve dans leur maison de luxe et leur piscine. Et personne n’est épargné. Ni Amin qui vient avec son scénario (son récit de femmes robots est nulle à souhait et le producteur y voit bien sûr du génie en dépliant l’éventail de tous les clichés hollywoodiens, raccourcir le titre, embaucher sa compagne, envisager script-doctor et suites, etc.) Ni Toni, condamné à tourner comme un hamster dans la roue de son érotomanie en draguant maladivement Jessica.

Vraiment, Amin prend cher, piégé l’ascétique. Déjà, le titre de son machin puéril : Les Principes essentiels de l’existence universelle ! On pouvait croire un peu à son talent de photographe mais le scénariste paraît si piteux qu’il faut en plus que l’on clame son génie, avant que Jessica ne finisse avec le papier-cadeau de l’humilité adressé au garçon qui aura sauvé son mari d’un imbroglio infernal au bout duquel il a réussi à se tirer un coup de feu dans les testicules.

Toni s’en sortirait paradoxalement un peu mieux, le beau temps d’une improvisation de Joe Pesci en compagnie de Jessica qui, elle, singe Robert De Niro, leur imitation d’une scène de Raging Bull inspirée directement des jeux hors prises de l’acteur Salim Kechiouche. Ils sont vraiment bons tous les deux mais cela n’intéresse pas le producteur qui commence à imposer sa vision des choses à ce petit poulet d’Amin, évidemment en train de se faire plumer par lui.

Ophélie Bau sur la plage dans Mektoub My Love Canto due de Abdellatif Kechiche
© PATHÉ

On a parlé de mal AMÉRICAIN, il faudrait mieux dire qu’il est amerloque et ses breloques sont une monnaie de singe. Le mépris des winners est puni comme il se doit, c’est bien fait pour eux qui sont deux cons. Il en va ainsi d’une franchouillardise qui aurait l’insigne mérite de venir d’un artiste né à Tunis. Mais la sanction est sans limite en corrompant Amin et Toni, le second cédant sur ses réflexes de baiseur impénitent en couchant avec Jessica quand le premier paraît condamné, lui, à être l’éternel témoin des frasques sexuelles de son cousin. Canto Due refait la première scène de Canto Uno mais l’auto-remake se vautre dans la parodie triste. Car, que voit-on, sinon que, symboliquement, des cousins baisent ensemble par séries de nanas interposées ?

Amin est humble, bon, et génial, là on en doute plus qu’un peu. De surcroît, son cousin Toni baise pour lui qui le regarde dans une fantasmatique dont la dimension spéculaire est perverse jusqu’à la farce. Le mari cocu qui sort son revolver hollywoodien en réussissant à se tirer dans les parties est un autre élément de grotesquerie, qui rappelle, on le redit, qu’un naturaliste se fiche de la vraisemblance à l’instar de ses maîtres Pialat et Stroheim. Un vrai naturaliste arrache aux simulacres de la réalité symptômes du réel et fétiches de l’archaïque. Mais si la lutte des classes est une mauvaise farce, elle éclabousse aussi le vitalisme, bouffé à l’acide du risible.

Le tour du malheur

Au début de Canto Due, Charlotte essaie, préparant des pâtes à Amin, de lui résumer le cycle romanesque Le Tour du malheur de Joseph Kessel. Trois choses s’y entendent : le goût de la parole mêlé au plaisir culinaire (Marcel Pagnol serait une inspiration, mais l’écriture dialogique en moins, avalée par le style hyper-direct des fous rires et bafouillis), l’idée d’un projet de cinéma qui aurait une semblable ambition feuilletonesque, le roman de formation de la jeunesse initiée, dépucelée même par la violence du rapport de classes. Le titre du roman vaudrait pour le film qui, après tous les détours, distances et pas de côté opposés aux déterminismes sociaux et raciaux, jusqu’à idéaliser quelque peu les derniers feux hédonistes brûlés par les années 1990, s’en remet à l’inexorable attraction du fer, des structures et des positions qu’elles hiérarchisent.

Le tour du malheur est encore celui d’un cinéaste qui y tient comme à son symptôme, comme à sa malédiction et tous les naturalistes le seraient, à leur façon. Puis tout finira à l’hôpital avec son théâtre social, micro mais abondant, soignants et patients qui tenteraient d’opposer la comédie à la tragédie des fins sifflées de la cour de récré, alors que cela contribue à faire enfler l’outre grotesque en pendant narratif à la boulimie dépressive d’une actrice de seconde zone. La présence même de la chaîne LCI, qui venait d’être créée (en juin 1994), ajoute au sentiment de fin de partie, sur laquelle renchérit une présence policière qui, par un effet rétrospectif dû à la chronologie des films, amorce la pompe d’injustice, tout ce reflux hargneux qui déferlera en lame de fond sur les clôtures respectives de La Faute à Voltaire (2000) et L’Esquive (2004).

Considérons encore les métaphores séculaires scandant le cinéma d’Abdellatif Kechiche : les promesses du 18ème siècle (Marivaux dans L’Esquive), si elles sont trahies par le suivant (La faute à Voltaire et sa référence hugolienne), poussent toutes les inspirations littéraires, Le Rouge et le Noir de Stendhal, Illusions perdues de Balzac et Éducation sentimentale de Flaubert, dans le tour du malheur du 20ème siècle selon Joseph Kessel, ce siècle des guerres mondiales qui a été aussi celui des indépendances et des décolonisations. Mais la police est là qui, avec les seigneurs du cinéma, veille en ressassant que l’émancipation reste à venir. Même si elle doit ressembler à Amin courant seul dans la nuit et le néant des films sans avenir, Intermezzo et Canto Due, comme Ophélie ne donnera pas naissance à l’enfant de Toni.

L’Amerloque cocu s’est tiré dans les couilles et le cinéaste aussi, farci d’amertume à agiter ses breloques d’un scénario cousu de fils bleu-blanc-rouge (sa faute à Voltaire), bouches voraces en tout, mots, sexe et bouffe, et déesses callipyges qui font virer le sel des choses en dégoût.

La croix de la faim et de l’infâme

« Ce que tu appelles l’amour est un piège. Il n y a que le désir et la satiété » : la phrase est prononcée par une femme fatale des années 30 (la référence n’est d’ailleurs pas éclaircie par le générique-fin, comme fait à la va-vite, on dirait presque torché). Après Le Journal d’une fille perdue (1929) de Georg W. Pabst cité dans La Vie d’Adèle, chapitres 1 & 2 (2013) et Arsenal (1928) d’Alexandre Dovjenko dans Canto Uno, un troisième « classique » regardé par le cinéphile Amin délivre la morale nouvelle (osons une hypothèse, l’extrait est peut-être issu de Marchand d’amour d’Edmond T. Gréville, déjà une affaire de désir et de richesses hollywoodiennes foutu en l’air par les intérêts et les appétits). L’amour qui est un consentement à la distance selon la belle définition de Simone Weil advenait hier dans les regards complices d’Ophélie et Amin. La distance est désormais abolie dans le court-circuit des pulsions, goût des culs, fringales et plaisirs culinaires corrodés de pulsion, le producteur auto-castré, Toni brutalisé par les policiers et Amin en fuite pour rien, sinon dans la nuit d’une série de films avortée.

Comme Achille et la tortue, Amin ne rejoindra jamais la boîte de nuit d’Intermezzo imaginée d’après les dires du cinéaste et de ses spectateurs cannois en mixte cubiste de la caverne de Platon et du tonneau de Diogène. L’amour n’est plus l’événement qui met à l’arrêt le désir indiscipliné en lui offrant la plus belle des maisons, la plus sublime des hospitalités. Impuissant à s’y hausser, le désir redescendra alors dans les parties basses pour se décomposer en débandade, érotomanie et boulimie, la pisse dans les buissons et le sang dans la piscine.

La lune était un symbole callipyge, ouverte aux cambrures de la forme, à toutes les calligraphies du désir. Elle est tombée dans le caniveau des mauvais scénarios dans la détermination redoublée des rapports de forces, race et classes, fric et frasques, mauvais infini de la pulsion et éternel retour de la chiennerie. Si les formes sont un autre jeu de forces, l’informe qui est la tentation du cinéaste naturaliste en est le tour de malheur, sa croix quand la faim s’y fait infâme.

Mektoub, My Love : Canto Due vient après la catastrophe dont le crash cannois du volet intermédiaire, Intermezzo, est le témoignage le plus spectaculaire. Abdellatif Kechiche y aura laissé tant de plumes qu’il en a grillé sa réputation, déjà bien entamée par la chronique des scandales médiatiques, cramé son crédit financier dans le dépôt de bilan de sa société de production, et même sa santé tout court. C’est, à sa façon, un film post-apocalyptique, celui des durées qui soulèvent moins qu’elles font endurer le retour des mauvais scénarios policiers et des envolées naguère réussies qui, désormais, s’émoussent avant de retomber en soufflet ratés.

La déflation est une lame de fond dont le malheur est promis à toujours durer. Le cinéaste y a poussé dans ses ultimes retranchements la polarisation à laquelle il tient comme à sa malédiction : la croix de la faim et de l’infâme. Mais la gourmandise s’y affaisse en boulimie dépressive, avant un sabordage assumé comme une auto-immolation par le feu, un rituel auto-sacrificiel.

Vénus noire (2010) était le film de l’exhibitionnisme maladif, la version de nuit de toutes les nanas, celles de Niki de Saint Phalle, Rubens et Fellini. On comprend aujourd’hui qu’il s’agissait aussi d’un autoportrait, celui d’un artiste qui se contorsionne avec ses formes jusqu’à en épuiser les forces, esclave de sa propre nature, ses propensions et complexions en autant de pièges. Le naturalisme qu’Abdellatif Kechiche a tant désiré radicaliser l’aura dès lors conduit dans la nuit infinie d’un cinéma défait, décomposé, consumé par sa propre voracité. Le vieux Slimane de La Graine et le Mulet (2007) qui s’épuise à courir après la jeunesse, c’est également lui, une vraie tête de mule. Même Amin se découvre des aînés dans le Jallel de La Faute à Voltaire et le Krimo de L’Esquive, lui qui est leur aîné sur le plan de la chronologie des récits, en étant l’expulsé des scènes auxquelles il aspirait, y compris en se tenant à ses bordures, ses périphéries. Le refoulé hors du territoire rêvé, c’est encore Abdellatif Kechiche. Si sa hantise de l’expulsion innerve le désir de multiplier espaces et lieux en scènes nécessaires à en différer le spectre, elle est aussi la malédiction de celui qui la désire pour en faire sa tragédie personnelle.

Deux addenda arabes, un credo rabelaisien, une morale stoïque
(la faute à qui ?)

Malgré son affichage multilingue, arabe, anglais et italien pour décentrer en périphérie le français attendu, le titre l’aura au fond toujours déjà prophétisé : Mektoub, My Love substitue à celui, durassien, d’Hiroshima, le mot arabe pour dire le destin. Et si tous les prophètes sont de malheur, le cinéaste aura bel et bien été le sien. La faute à Voltaire est aussi la faute à Kechiche.

Le prénom Amin est également l’équivalent arabe de l’amen latin. Ainsi soit-il est ce qui se susurre à la fin de Canto Due. Le credo kechichien serait la réécriture de celui de l’abbaye de Thélème, rabelaisien : « Fais ce que voudras » retraduit en effet ainsi : « Fesses que voudras ». Si la cambrure est une pente pour lui, la descente du sillon interfessier en toboggan débouchant sur une ligne de faille et d’abîme, qu’il en soit ainsi. C’est alors qu’il peut nous dire : amor fati.

 
 

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