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Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos dans La vie d'Adèle
Esthétique

Être au monde dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche : De la lutte des classes à la lutte des places

David Fonseca
La critique dresse volontiers, le plus souvent, le portrait du cinéaste Adellatif Kechiche en sociologue, du moins lui reconnaît-elle cette qualité essentielle quand elle l’attaquera à disproportion sur d’autres fronts, comme sur son apparent voyeurisme. Un cinéma qui, au mieux, donc, s’intéresserait, de près comme de loin, à la question des rapports de classe comme de caste (du genre, de l’ethnie parfois), toujours sous forme de lutte, qui ferait du cinéaste, pour ce que cette critique considère de meilleur dans son œuvre, le héraut d’un genre cinématographique, le « banlieue-film ». Un portrait qui manquerait d’apercevoir, toutefois, combien cette lutte des classes s’apparente davantage à une lutte des places, chacun se faisant son film chez Abdellatif Kechiche en proposant un contre-récit au récit qui lui est imposé par la naissance, la position économico-socialo-culturelle, par l’ethnie, l’âge, le genre encore, de sorte que chacun ne soit pas uniquement le produit d’une prédestination qui serait à l’œuvre dans son existence, le simple artefact de forces extérieures, ce à quoi la critique réduirait trop souvent le cinéma d’Abdellatif Kechiche mais, plus subtilement, le lieu où des forces intérieures chercheraient autant à s’exprimer, tous devenant le lieu d’une exploration, le territoire d’un rapport sensible au monde comme de la manière d’y être. Un cinéma qui poserait une question essentielle : comment figurer au monde lorsque tout va à contre-pente, fomente contre soi ?
David Fonseca

Au milieu des années 90, ce creux subtilement rapporté dans ses bosses par Jonah Hill dans 90’s (2019), Thierry Jousse, alors rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, conceptualisait un nouveau genre au cinéma(1), le « banlieue-film », à propos, essentiellement, de La haine de Mathieu Kassovitz, en 1995, qu’il défendra contre d’autres rédacteurs des Cahiers. Un genre auquel s’agrégeront ensuite des films comme celui de Malik Chibane, Hexagone (1994), comme, plus tard, Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet (1997), pour ne citer que des films concernant la même période. Un nouveau genre(2) sous lequel Thierry Jousse rapportera, plus tard, le cinéma d’Abdellatif Kechiche, particulièrement L’esquive (2001), La graine et le mulet (2007) comme La vie d’Adèle (2013), en répondant à la question posée par un journaliste sur l’héritage contemporain de La haine. Or, si Thierry Jousse considère qu’Abdellatif Kechiche aurait été sans aucun doute possible le seul cinéaste digne de cette postérité, c’est pour en souligner aussitôt l’échec(3). Précisément, si L’esquive comme La graine et le mulet étaient annonciateurs d’une chanson de geste banlieusarde, articulée non pas sur les rapports ethniques, contrairement à l’« urban movie » nord-américain de la même période(4), mais sur des rapports de classe, où se poserait notamment, chez Abdellatif Kechiche, la question de la miscibilité des classes populaires, immigrées ou non, dans un récit national comme dans un espace bourgeois, la suite de son cinéma aurait été décevante de ce point de vue : « lourd », dit Thierry Jousse, les rapports de classe dans La vie d’Adèle, indigeste et pondéreux comme un plat de pâtes partagé par les humbles (la famille populaire d’Adèle), plat dont aurait été ôté le glamour de La belle et le clochard (1955), versus les riches filiformes déglutissant leurs huîtres (la famille bourgeoise d’Emma). « Lourd », encore et sans doute, les rapports de classe quand Adèle-la-jeune-prolo, dans une discussion avec Emma-la-bourgeoise, dont elle est idiotement amoureuse, oppose au néant sartrien d’Emma le « Get Up, Stand Up » de Bob Marley, culture haute inaccessible, culture basse, trop basse, dans les infra-basses, inaudible.

S’il fallait prendre au sérieux cette lecture, simplement cantonner et réduire ce faisant le cinéma d’Abdellatif Kechiche à la question sociale, en somme le regarder uniquement avec des lunettes de sociologue, il faudrait répondre plusieurs choses, qui ne sont pas définitives dans notre esprit, qui ne sont que des propositions qu’il faudrait sans doute tester encore :

1/ Peut-être, de ce point de vue (sur les rapports de classe), à suivre Thierry Jousse, Un conte d’hiver d’Eric Rohmer serait autrement monté et subtil, racontant l’histoire d’une coiffeuse à la recherche de sa vérité, retrouvant le père de son enfant. Or, s’il y a toujours des livres dans les films de Rohmer comme se trouvent en nombre les références littéraires dans l’œuvre d’Abdellatif Kechiche, Rohmer montrerait combien la philosophie en acte serait aussi forte que la philosophie livresque : on pourrait être coiffeuse et n’en pas moins mener une vie philosophique sans avoir jamais lu le moindre livre de philosophie, quand la réciproque, dans le film, ne serait pas nécessairement vrai. Néanmoins, sur le plan du livre, et pour en revenir au cinéma d’Abdellatif Kechiche, l’argument devrait être relativisé quand Adèle-la-prolo-qui-n’a-que-quinze-ans dans le film, en son début, dit son émerveillement à la lecture de La vie de Marianne de Marivaux, 600 pages dans le texte comme de culture élevée, le XVIIIe des Lumières et du Lagarde et Michard dans sa bouche, autant d’étoiles dans les yeux d’Adèle pour lui refaire le vocabulaire appris du Ciel, des oiseaux...et ta mère (2003).

2/ S’il fallait, cependant, encore simplement réduire le cinéma d’ Abdellatif Kechiche à une analyse de type sociologique, et pourquoi pas, il faudrait peut-être le faire, dès lors, à partir non pas uniquement d’une sociologie de la lutte des classes, qui serait la surface évidente pour ne pas dire superficielle voire trompeuse de son cinéma mais de la question de la présentation de soi. Autrement dit, investir la sociologie d’Irving Goffman contre celle prétendument kechicho-marxienne la rouge selon la critique. Revoir, par exemple, de façon directe, l’utilisation du théâtre faite par Abdellatif Kechiche dans L’esquive, en un geste quasi inaugural pour le reste de son cinéma à venir, à partir du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, mais, au fond, de façon aussi directe dans chacun de ces films, sans exception, dès le premier, soit La faute à Voltaire (2001), tout comme Irving Goffman, dans son ouvrage classique Mise en scène de la vie quotidienne (1956), utilise l’espace théâtral comme métaphore des interactions sociales.

Selon le sociologue, la vie sociale se construirait comme au théâtre, se répartissant entre acteurs et public, chacun pouvant être tour à tour instance spectatrice/moteur actif. Le monde vu comme une scène deviendrait le lieu essentiel de la présentation de soi, de son rapport aux autres comme au monde, de la manière de se construire en tant qu’individu autant que comme membre d’un groupe, chaque représentation étant l’occasion de rejouer le rapport à soi, aux autres, au pouvoir, aux normes morales...Le théâtre, à l’instar de ce qui se jouerait dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche, serait le lieu de gestation des individus comme du groupe, leur mise au monde ou comment naître à soi dans un monde qui n’est pas reconnu immédiatement comme sien/comment s’y faire sa place médiatement en réponse, le cinéma de Kechiche, tout autant, ne réduisant pas simplement la naissance d’un individu à sa biologie comme à son genre, son ethnie, son histoire, sa position sociale, autant de rapports de force que le cinéaste n’ignore pas, mais pour qui, aussi, la naissance comme la vie pour Romain Gary/Émile Ajar est possiblement/impossiblement devant soi : elle est toujours à-venir.

Jallel (Sami Bouajila) et Lucie (Elodie Bouchez) dans le métro dans La faute à Voltaire
Sami Bouajila et Élodie Bouchez dans La faute à Voltaire - © Flach Film (visuel fourni par Rezo Films).

3/ Dès lors, comment cette question de la présentation de soi, le fait d’être au monde, dans le monde, se configure-t-elle dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche ? De ce point de vue, son cinéma ne semble pas simplement être un cinéma de la lutte des classes, mais de la lutte des places, qui n’est pas un vain jeu de mots chez le cinéaste. Paradoxalement, et contrairement à la lecture critique habituelle, tous les personnages centraux, en début de film, paraissent empêchés dans leur « incorporation » au monde, au sens où il s’agirait de faire corps, soit constitutivement, soit par un ensemble de forces extérieures. Ce qui leur est dénié, c’est de faire société. Finalement, ils ne sont pas encore dans le rapport de classe, comme de genre ou ethnique, ils sont hors-classe. Un hors-lieu qu’il s’agira pour eux d’habiter, le plus souvent, en s’efforçant d’entrer dans le rapport (de classe, de genre, ethnique...). Se cogner au monde comme Le voyageur sans bagages d’Anouilh entend se débarrasser de son passé en se réinventant dans une famille de choix, proposant leur scénario : se faire une place dans un monde qui se passait d’eux.

Au fond, le cinéma d’Abdellatif Kechiche se moque assez de l’origine ethnique, comme de l’âge ou du genre de son protagoniste principal. Le même personnage central semble plutôt être reconduit le long de son œuvre, reprisé sans cesse comme le peintre reprendrait son tableau par ses faiblesses, un personnage qui revient sous des formes différentes, de film en film, qu’il soit jeune homme/vieil homme/adolescent/adolescente/homme/femme/noir/blanc... : c’est Jallel dans La faute à Voltaire, jeune homme clandestin tunisien, arrivé en France en quête d’identité comme du sceau administratif pour en attester, qui devient Krimo, collégien de banlieue dans L’esquive, se métamorphosant à son tour en vieil homme, Jallel/Krimo devenus Slimane, dans La graine et le mulet, qui se transmue lui-même en femme noire dans la Vénus noire, plus tard en collégienne des classes populaires, une « blanche » dit la langue vernaculaire, dans La vie d'Adèle, Adèle qui est tout autant Amin le jeune photographe de Mektoub, my love... Or, ces personnages, autant de spectres d’Abdellatif Kechiche lui-même, peut-être, ont pour caractéristique commune, dès les premières images de chacun de ces films, d’être spectateurs du monde dans lequel ils se trouvent pris, par la naissance, la position sociale, le genre, etc., spectateur de leur monde, de l’étrangeté comme du miracle d’y être, puis de la manière dont ils vont décider d’en être acteurs ou non, non plus simplement être mais devenir ; précisément, devenir un spectateur engagé. Autant dire, donner une direction, habiter d’abord le temps chez Abdellatif Kechiche, c’est-à-dire lui conférer l’épaisseur qui lui manque pour en faire une durée, construire des durées, la durée n’étant qu’un intervalle dans le temps, un momentané qu’Abdellatif Kechiche filme comme lieu d’une conquête au sens d’une conquête sensible, c’est-à-dire d’une attente comme d’un accueil, la différence entre le temps et la durée étant que le temps est hors-sens quand la durée est dans le sens d’un devenir possible, la durée advenant quand le temps comporte enfin un sens, quand le temps ne passe plus simplement comme il échappe à toute forme de préhension, qui est le monde de l’ennui si bien raconté dans les romans de Moravia, que filme en contrepoint Abdellatif Kechiche (Adèle confessant à son ami, par exemple, après sa première relation sexuelle : « j’ai l’impression de faire semblant, semblant pour tout »), l’ennui de type existentiel naissant de l’impossibilité d’accrocher le monde, de s’arrimer à lui comme le bateau restaurant de Slimane dans La graine et le mulet tangue à vouloir absolument s’installer sur des assises si mobiles ; du sens qui advient dans le temps, quand le temps prend enfin son temps, quand le temps, qui n’est jamais l’ami solidaire de Jallel/Krimo/Adèle/Venus/Amin, qui ne se prête pas nécessairement, avare qui ne donne pas (de) son temps, devient un temps qu’il faut voler aux heures creuses, un temps qu’il faut arracher à la prédestination (culturelle, ethnique, genrée, sociale...) ou, plus simplement, dans Mektoub, my love, ne plus l’arracher mais le contempler dans ses effets, connaître la joie du déclassé, faire de sa défaite la matière d’une chance, Amin qui dit Amen, qui n’est pas la résistance stoïque et impossible à tenir face à ce qui survient, mais l’acceptation du roseau qui fait de la contrainte du vent sa puissance d’élévation.

En somme, ces personnages se trouvent pris dans et par le jeu de deux forces motrices dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche : tenus par une force extérieure, un récit/un scénario qui leur est imposé par la naissance (les rapports de classe/de genre/d’ethnie/un récit national…), et une force intérieure, précisément, la représentation qu’ils se font de cette force extérieure et de la manière qu’ils jugeront opportune d’y répondre ou non en proposant un contre-récit, ou plutôt leur propre scénario comme leur galerie d’images. Lutte des places entre les individus, sans doute, lutte des places, aussi, par le jeu qui s’installe ou non entre cette force intérieure et extérieure, le jeu qu’elle autorise ou pas pour se faire son film, le jeu étant partout chez Abdellatif Kechiche : le jeu en tant qu’il règle, à partir de principes-moteurs, le sort des individus, en quoi ils seraient prédestinés, où les jeux seraient faits, la mise sur la table, sans possibilité de modifier la partie, que tout serait perdu d’avance (la question du hasard comme de la prédestination étant au centre de ce cinéma, par exemple lors de la scène de rencontre, dans un bar lesbien, entre Adèle qui dit à Emma combien elle est venue là « par hasard », à quoi lui est-il répondu qu’« il n’y a pas de hasard », reconduisant le motif des scènes de théâtre dans L’esquive) ; mais le jeu encore, au sens où les protagonistes joueraient leur mise chez Abdellatif Kechiche, non pas préalablement au moment où les jeux seraient faits, avant leur clôture, mais précisément se ferait leur film à l’instant où la partie semblerait joué, leur sort réglé, se mettant en jeu intérieurement, où les voici en jeu, engagé dans cette affaire, la vie, qui comporte des risques ; en un sens encore où chacun pense dès lors pouvoir jouer son rôle, faire sa proposition, considère avoir beau jeu, des atouts en main, quand tout semble sous jeu, que quelque chose se trame en sous-main tandis que tous, au sens mécanique du terme, s’efforce de donner du jeu à leur existence, en faciliter le fonctionnement ; autant de jeux qui deviennent souvent funèbres, ces jeux funèbres antiques, à l’époque homérique, organisés pour la mort d’un roi ou d’une personnalité, que rapporte Chateaubriand dans Les Natchez, qui s’ouvraient en autant de luttes, luttes de jeunes filles, luttes masculines, combat à l’arc, course à pied, comme chacun, chez Abdellatif Kechiche, s’efforce au pas supplémentaire, qui n’est pas simplement pas en avant mais peut être pas de côté, la solution du crabe, pas en arrière, la marche rentrée du forcené. D’un côté, donc, une représentation de l’individu comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses, à quoi l’on réduit trop souvent le cinéma d’Abdellatif Kechiche. De l’autre, trop souvent oubliée par la critique, une conception de l’individu qui reconnaît en lui, « en tant qu’il est esprit et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté acosmique » (Merleau Ponty).

Deux univers s’opposent ainsi : en un cas, il s’agirait de montrer chez Abdellatif Kechiche les comportements sur un plan exclusivement causal (à partir de « l’extérieur »), traitant l’individu comme un système soumis à des régimes variés d’influences, physiques, physiologiques (dans les rapports amoureux comme sexuels) et sociologiques, le déterminant du dehors ; en l’autre cas, au contraire, il s’agirait de filmer les comportements à partir de la conscience (à partir de « l’intérieur ») – reconnaissant l’individu en tant que sujet construisant des représentations des causes agissant sur lui.

Le résultat de ces deux forces motrices ? Obtenir un film, mieux, se faire un film(5), que la colle du montage prenne enfin comme chacun des personnages monte son film à partir de tout un stock préalable d’images. Tous les personnages centraux d’Abdellatif Kechiche, pour être au monde, se font, en effet, des films. Ils font comme si, ce comme si, cette philosophie du comme si, Als Ob rendue célèbre par Hans Vaihinger, soutenant le monde comme les individus par l’effet du fictionnalisme(6), la fiction permettant une action dans le monde par le jeu qu’elle autorise.

C’est Jallel qui fait comme si il était un immigré algérien en début de film dans La faute à Voltaire, tandis qu’il est, au vrai, tunisien, mais l’algérien, en proie aux années noires du terrorisme, ferait davantage fantasmer la France terre des droits de l’Homme. Jallel qui, toujours en ce début, est simple spectateur, public d’une situation qui lui est réservée qu’on appelle un sort quand bien même il n’aurait pas encore été jeté, Jallel à qui il est alors conseillé, au début du film, par des comparses demandeurs d’asile, de jouer l’algérien dans l’espoir d’obtenir des papiers de résident français. Jallel, qui, cependant, devenu l’algérien de service/en service, au moment où le voici le plus « intégré » en France/à la France, se fait rattraper en toute fin de film par la police à la station de métro « Nation », le symbole sens dessus dessous, sa pellicule de film cramée. Jallel immobilisé.

C’est Krimo, le petit jeune de banlieue, qui d’emblée pratique L’éloge de la fuite, L’esquive, la feinte de corps et d’esprit, ne participant pas à une vendetta organisée par ses camarades pour venger un ami détroussé par une bande rivale, Krimo qui assiste en spectateur à la vie/sa vie, symbolisée par cette représentation théâtrale organisée par l’enseignante de son collège auquel il assiste d’abord sans y prendre part. Sans doute L’esquive raconte-t-elle l’impossibilité pour Krimo de s’introduire dans l’espace culturel bourgeois, ce que l’enseignante affirme aux élèves, sans tirer dans son raisonnement les conséquences de sa prémisse, quand elle entend leur signifier combien la pièce de théâtre que les collégiens interprètent serait la confirmation de la loi sociologique de la prédestination sociale : malgré les masques, que le bourgeois joue le valet, le valet le bourgeois, les postures comme la langue trahiraient chacun, de sorte que les personnages seraient joués plus qu’ils joueraient leur destin amoureux, qui serait prédéterminé par la naissance, ce que l’enseignante ne questionne jamais de façon problématique dans le film avec ses élèves ni avec elle-même, manière de montrer comment circule la culture dans l’école républicaine, du haut vers le bas, ou comment l’enseignante, espérant éclairer ses élèves, les maintient finalement intellectuellement dans un état de minorité comme elle humilie Krimo, ne sachant pas elle-même être synchrone avec son discours, car comment Krimo pourrait-il interpréter Arlequin, le valet de Dorante dans la pièce de Marivaux, qui joue lui-même un bourgeois espérant séduire sa belle, soit deux rôles en un ? Comment pourrait-il, de surcroît, articuler autrement le texte dans sa bouche comme l’exige sa professeure, comment pourrait-il s’installer dans une autre langue quand sa propre langue de « banlieusard » l’aurait avalé tout entier selon l’enseignante elle-même ?

Voilà sans doute ce qu’a retenu encore la critique, dans sa réception du film : en faire autant le porte-drapeau, avec d’autres films, à l’orée des années 2000, de la figure féminine comme figure émancipatrice dans un espace contraint, celui de la banlieue virile, quand la figure féminine aurait été, selon cette critique, l’oubliée du « banlieue-film » des années 80/90 – mais il faudrait inviter cette critique à reconsidérer cet oubli et voir comment la figure féminine dès la naissance de ce prétendu nouveau genre cinématographique est présente et forte, l’espace de la banlieue étant filmé comme une microsociété gérée par les femmes, quand bien même serait-elle contrainte par les règles d’un ordre patriarcal. Toutefois, que ce soit dans Le thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef, en 1985, Hexagone, ou bien encore dans Ma 6-t va crack-er, la subordination à l’autorité masculine ne dissimulerait jamais la présence des femmes (mères et filles) comme à l’inauguration d’un ordre, seuls piliers de l’organisation de familles vacillantes.

Lydia (Sara Forestier) en pleine répétition de la pièce de Marivaux dans L'Esquive
Sara Forestier dans L'esquive - © Lola Films & CinéCinémas (visuel fourni par Rezo Films).

Tout ceci, cet emballage sociologique, se trouve sans doute dans L’esquive, mais qui n’en est que la surface visible. Sa surface sensible est orientée autrement : c’est Krimo le spectateur qui, latéralement, se fait alors son film contre le scénario qui lui est imposé, Krimo qui veut mêler sa matière filmique au film en train de se faire sans lui, qui a commencé bien avant lui, s’imaginant acteur comme on achetait autrefois sa dignité avant la Révolution, pour conquérir l’Arletty d’un autre temps, d’un autre lieu pourtant si peu différent des faubourgs parisiens d’antan, le personnage joué par Sara Forestier. Mais Krimo sera définitivement débarrassé des planches, humilié par l’enseignante, incapable d’être dans le ton, d’entrer dans le décorum de la culture bourgeoise comme de jouer un personnage, Krimo, l’acteur qui ne joue pas décide de ne plus jouer, incarnant impossiblement Arlequin dans Le Jeu de l’amour et du hasard, opte définitivement, en fin de film, pour L’esquive, la position allongée de celui qui espère se sauver des balles, homme fatigué de type oblomovien, refusant le cours imbécile où vont les choses de sa vie, ce sur quoi il faudra revenir.

C’est encore Slimane qui met en place son propre film dans La graine et le mulet, qui ne veut tout d’abord plus respecter la trame du scénario qui lui est imposée, celle de son patron, en ne respectant pas le planning des horaires de travail, Slimane qu’il faudrait cacher pour son patron aux heures de la nuit parce que devenu souris à présent, gris comme la poussière qu’il faudrait dissimuler sous le tapis, la poussière, le souvenir de ce que fut Slimane, désormais calciné par le temps dans sa trajectoire, non plus matière brute, force vive, mais décalcifiée. Slimane qui, mis au chômage, se fait alors son film, décide de produire sa propre lumière à partir du tréfonds, redevenir le forgeron de ses heures, en remonter au principe de combustion (« Lumière sur lumière » sur laquelle s’ouvrira Mektoub, my love, citant le Coran), en proposant aux banques, tel un scénario mal ficelé selon les préposés au prêt, avec photos à l’appui et casting (qui s’occupera de quoi), un plan de financement afin de monter son restaurant comme il pense se hisser sur ses propres épaules affaissées dorénavant, se grandir à partir d’une dernière inspiration, se laisser porter, plume, par un ultime souffle avant de ployer définitivement, Slimane expirant en fin de film, s’effondrant à bout de course, tous poumons désormais dégagés, gorge débarrassée de sa circulation, l’air chassé, mouvement nettoyé de la présence du désarticulé. Son restaurant sur un bateau qui ne partira donc jamais, symbolisant, par défaut d’assises, la difficulté à l’installer de façon pérenne en un récit, celui de Slimane, qui échoue en raison du contre-récit de tous les autres protagonistes du film : celui des autres restaurateurs (dans le racisme ordinaire de ceux qui ont toujours l’ami arabe en poche, apprécient le couscous comme il leur est agréable d’assister à une danse du ventre envoûtante pourvu que son exotisme demeure à jamais à distance), mais aussi du contre-récit de ses enfants (qui veulent le faire retourner au bled, comme si le bled possédait encore une grammaire pour le vieux Slimane), contre-récit des femmes qui l’entourent, contre-récit de l’administration…lutte des places, donc. Slimane qui, exténué, continue le parcours de Jallel/Krimo, allongé définitivement, borné de la tête aux pieds par les étoiles, là où le spectacle est sans doute plus grandiose.

C’est la Vénus noire qui, en une double scène inaugurale, illustre ce qu’être au monde signifie. D’abord en 1815, présentée à l’Académie de médecine, dans un amphithéâtre bondé comme un soir de première, Vénus noire entièrement recouverte d’un drap blanc, dévoilée au public scientifique, la découvrant immobile, personnage hiératique, entre le mort et le vif, être non pas empaillé mais statufié enfin comme l’actrice qu’elle pensait être ne l’espérait plus quand elle était exhibée, maquillée à outrance, corps laqué, pour découvrir, par l’artifice, que la Vénus Hottentote, dans son immobilisme et par son immobilisme, qui n’est alors plus qu’un double sculptural de la véritable Saartjie Baartman qui a été disséquée par le corps médical après avoir été moulée (ce que l’on découvrira en fin de film), quand le scientifique entend donc, dans cet amphithéâtre, montrer l’infériorité de sa race, la Vénus noire désormais statufiée oppose dès lors, et cependant par devers les scientifiques qui l’ont définitivement réifié, par la posture de son corps, une ressaisie en dignité, la Vénus Hottentote, morte sans doute, chosifiée assurément, dont les membres comme les organes ont été disséqués puis seront exposés au Musée de l’Homme comme on enverrait aux confins des nouvelles de Sapiens Sapiens, devient enfin ce qu’elle était, une actrice pour l’éternité, premier modèle d’un musée Grévin avant l’heure, une image, mieux : une star, étoile lointaine et morte, qui n’en brille pas moins encore maintenant. Elle devient ainsi pareille aux statues du sculpteur Giacometti qui dessinent un monde où l’homme, seul, écorché vif au point d’être totalement poli, menacé d’être réduit à un fil, semble être en terreur de l’homme quand Giacometti se déclare saisi de terreur, lorsque devant son modèle, il s’aperçoit que « ce n’est pas une tête vivante […] mais quelque chose de vif et de mort simultanément»(7). N’ayant plus rien, ni nom, ni prénom, ni attribut, chacune des figures humaines du sculpteur, réduite à un simple pronom indifférencié, un « Je » vide de tout contenu, ne tient debout que par la minceur squelettique de son jambage sur un pied monstrueux : pour s’affirmer néanmoins une dernière fois dans une attitude hiératique d’une certaine élégance, avant de disparaître au musée de l’Homme pour la Venus Hottentote.

Une seconde scène, en 1810, cinq ans auparavant le circonstancie encore, la montrant dans un cirque londonien, encagée devant un parterre médusé, Saajie Baartman faisant l’actrice, jouant comme si elle était cette sauvage Vénus noire espérée par le public, ce que l’exagération de son interprétation démine, montrant une nouvelle fois, s’il fallait, combien sa condition comme les forces qui la tiennent depuis l’extérieur deviennent le champ d’une ressaisie par la représentation qu’elle s’en fait intérieurement. La Vénus noire, exploitée dans les cirques (qu’il s’agisse d’un cirque des rues, du cirque de l’université) pour son physique hors toute proportion, s’imagine pouvoir être une actrice quand elle est humiliée par les spectateurs comme son metteur en scène, un métier d’actrice que ses propres défenseurs, lors du procès, vers la moitié du film, afin de déterminer si elle est traitée ou non de façon digne dans ces spectacles, vont eux-mêmes lui dénier comme possibilité, son île. Saajie, qui terminera, elle aussi, définitivement immobile.

C’est aussi Adèle la sous-classée-douée qui, dans sa Vie, apparaît en premier lieu comme spectatrice d’un échange auquel elle ne prend pas (sa) part dans sa classe de lycée autour d’un extrait de La vie de Marianne de Marivaux, tout comme elle écoute dans la scène suivante ses camarades discuter de leurs relations sexuelles et amoureuses, camarades qui vont lui faire prendre conscience, au cours de cette discussion, de la manière dont elle plaît à un jeune homme, scénario dans lequel elle va s’efforcer d’abord de se complaire, mais impossiblement, pour proposer ensuite son propre film, s’imaginer pouvoir vivre une histoire d’amour avec Emma-l’artiste-surclassée. Adèle, qui, en fin de film, malgré les défaites, la sienne, celle de Jallel, Krimo, Slimane, la Vénus noire, se relève, quitte l’écran du film qui lui était imposé, s’en va non pas comme les feuilles mortes tombent aux mêmes heures, mais filmée de dos, offrant sa résistance, la technique de résistance du pas chancelant.

C’est enfin Amin qui ne cesse pas de se faire des films dans Mektoub, my love, qui assiste à une scène de sexe inaugurale par une fenêtre symbolisant l’écran de son cinéma, comme il assiste en spectateur à la naissance d’un agneau, un bébé qui tête sa mère, des femmes dansant ici et là... Mais Amin qui, dans Canto Uno, contrairement à tous les autres personnages précédents, ne s’associe pas au monde en proposant son propre récit, qui induit une différence entre se faire un film, laisser faire les pouvoirs comme les sortilèges de l’imagination, et devenir acteur de son film. Dans Canto Uno, mais il faudra attendre la suite, il ne fait encore que l’accueillir comme Travolta dans Blow up cherchait sans doute, aussi, des preuves de l’existence d’un monde prenant son pouls, afin d’entendre bruire un tout autre univers, la musique absente du monde, Amin qui est sans doute le personnage le plus métaphysico-existentieli(8) de tout le cinéma d’Abdellatif Kechiche, un personnage non pas hors-sol ni hors-lieu, mais qui aboutit la quête de tous les autres, qui demeure hors-classe/hors-place mais, cependant et paradoxalement, en un sens où ce positionnement rend son univers intime parfaitement congruent avec le monde extérieur. Amin le contemplatif, que son ami force à un baiser, en discothèque, avec une jeune fille, comme il refusera celui d’une autre qu’il était venu simplement photographier, tout ceci en fin de film, qui dessine la rhétorique d’un cheminement singulier. Amin qui expérimente le monde autrement, une voie tracée depuis Krimo, dans L’esquive, accentuée par la suite, par exemple dans La vie d’adèle, lors d’une scène en extérieur, à 2h24 du film, Adèle allongée sur un banc, immobile comme l’étaient en fin de film Krimo, Slimane, mais aussi, Jallel, immobilisé par la police, Adèle sur ce banc, le vent dans les feuilles d’un arbre, ce vent qui n’existe pas autrement qu’au contact de ce qui l’accueille comme Amin reçoit le monde, des feuilles qui tombent sur Adèle comme la lumière se réfracte sur elle, lui donnant son contour mais tout autant comme elle renvoie la chaleur de son chagrin, irradie sur tout ce qui l’entoure, une scène sur le banc précédée par une autre, dans l’eau de mer, qui réfléchit celle du soleil, qui donc atteste de son existence par l’effet de cette réflexion, Adèle encore allongée sur le dos, parfaitement immobile, l’eau qui la porte, qui lui donne sa consistance, son épaisseur, sa gravité comme le feu du soleil qui, par sa lumière, l’anime, Adèle les yeux ouverts, cette lumière si présente dans les scènes où Amin porte son regard sur le monde : la vérité des êtres semble être, dès lors, dans le rapport intime, sensible, qu’ils nouent ou non avec le monde. Toutefois, Amin, fait notable, c’est la tristesse d’Adèle en moins car Adèle, et c’est essentiel, qui était enfin au monde/dans le monde lorsqu’elle était allongée, sur ce banc de mer ou de bois, décide de s’en relever encore quand Amin continue d’être dans l’accueil des éléments comme des êtres, vaille que vaille, jusqu’en bout de film, se laissant porter jusqu’à rencontrer, par hasard, sur une plage quasi-déserte, la nuit approchant, Charlotte, l’accompagnant quittant l’écran, de sorte que ce rapport au monde ne soit pas celui du Cheval de Turin (2011), de Béla Tarr, où tout espoir de quelque renouveau semble impossible, un homme et sa fille, long plan séquence du début s’étirant de séquence en séquence jusqu’à leur achèvement final, lente agonie dans un monde où il ne serait plus possible d’infléchir la fatalité d’un destin.

Sous cet abord, mais ce n’est qu’une proposition qu’il faudrait encore tester, le cinéma d’Abdellatif Kechiche pourrait peut-être se placer sous les bons augures de Merleau-Ponty, de son concept de « chair », pour rendre compréhensible ce rapport sensible au monde qu’entretiennent ou non les personnages centraux des films du cinéaste. Chez le philosophe, la chair apparaît comme le « sol » invisible qui soutient et qui rend possible le rapport entre l’individu et le monde, où il s’agit de penser l’unité du percevant et du perçu (l’acteur comme le spectateur chez Abdellatif Kechiche). Une conception du tactile fonde ainsi l’idée que la chair n’est pas simplement « chair du corps », que filme tant Abdellatif Kechiche, en forme de reproche, parfois/souvent (voir les derniers commentaires après la projection de son dernier film à Cannes, en 2019, Mektoub, my love : Intermezzo, Amin vivant désormais une histoire d’amour avec Charlotte, tant et si bien qu’il aurait été question de remonter le film pour le cinéaste), une approche des corps, dans son versant négatif, qui serait qualifiée de voyeurisme(9) par une partie de la critique, au pire de pornographique, mais également « chair du monde » : chez Merleau-Ponty, comme dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche, de la façon la plus aboutie dans le Canto uno de Mektoub, my love, cette chair du monde exprime combien le jeu de ces deux forces motrices (l’intériorité des personnages comme ce qui leur est extérieur) peuvent atteindre un point de jeu paradoxal, c’est-à-dire non pas, au sens classique, un point de desserrage qui serait soit un défaut de serrage, soit au contraire un point de jeu autorisant un espace de liberté, un interstice entre deux prises (force intérieure/extérieure), mais plutôt lorsqu’ils ne sont plus tout à fait ni l’une ni l’autre force, lorsque les protagonistes sont enfin dans l’accueil comme la reconnaissance que tout est inextricablement mêlé, non pas au sens où tout serait Un, mais de sorte que chacun se réfléchissant (corps, matière, éléments [eau, terre, lumière, vent…]), s’animerait d’une nouvelle existence, donnerait sa consistance au monde comme sa véritable naissance aux acteurs du film. Tout serait chair, tout ferait chair, de sorte qu’il serait impossible d’en extraire l’une des couches, sauf à débarrasser l’énigme de ce monde.

Voilà sans aucun doute possible la question la plus importante que pose le cinéma d’Abdellatif Kechiche, question en forme de poupée gigogne, chaque véritable question n’appelant pas une réponse mais un déplacement, par effet de ricochet, une question qui pourrait donc conduire irrémédiablement à la folie en raison de son extrême morcellement confinant à la schizophrénie si ce n’était le choix des acteurs du film de se trouver un autre refuge, s’y loger se faisant des films pour ne plus demeurer ininscrit dans ce monde et la conscience qu’il inflige, qui sera toujours une souffrance : qu’est-ce que je peux bien faire là ? De quel ensemble fais-je partie ? Qu’est-ce qui fait me lever chaque matin, comme Jallel, Krimo, Slimane, la Vénus noire, Adèle, Krimo s’y décident enfin ? Pourquoi y aller seulement quand tout charbonne contre soi ? Une question, chez Abdellatif Kechiche, qui n’est pas celle de l’à-quoi-bonisme de type schopenhauerien, et sauf à se réfugier dans l’art pour le philosophe. Une question tellement importante qu’il ne peut y être répondu que latéralement, en faisant un pas de côté, se levant du bon/du mauvais pied, mais avant de répondre tout à fait et frontalement, de glisser le cinéma d’Abdellatif Kechiche dans les draps d’un autre, celui d’un homme couché célèbre, romancé par l’écrivain Gontcharov, Oblomov.

Amin (Shaïn Boumedine) avec Ophélie Bau dans Mektoub My Love : Canto Uno
Amin se fait des films dans Mektoub, my love : Canto Uno (© visuel fourni par Cinéart Belgium)

Oblomov, n’acceptant pas de se lever dans le roman, refuse-t-il ce faisant l’agitation du monde, lui l’homme couché, constamment en prise avec son domaine qu’il ne parvient pas à gérer, comme Adèle est, par deux fois, couchée, enfin, dans le film, une position que Krimo, dans L’esquive adopte en fin de film comme sans doute Jallel est arrêté, mais aussi de façon définitive pour Slimane, la Vénus noire, comme Amin, dans Mektoub, my love en montre les effets de déplacements ? Refusent-ils ainsi de céder aux facilités ? Est-ce une fatigue qui s’abat sur eux ou bien finalement, ont-ils tout compris si bien que demeurer couché serait le signe d’une grande lucidité dont le prix à payer serait l’immobilité ?

L’angoisse d’Oblomov, pour sa part, sa maladie, l’oblomovisme/l’oblomoverie/l’oblomovitude (peu importe comment la nommer), c’est la maladie du fait d’être un homme. Oblomov est le roman de cette maladie. Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits, nous ne savons pas vers quoi nous allons comme les protagonistes du cinéma d’Abdellatif Kechiche, mais, comme dit Beckett : et pourtant, ça continue. Un individu qui dort est un individu qui, à cet égard, met sa conscience critique entre parenthèses un certain moment, non pas pour la faire mourir mais pour la manifester dans son état le plus grand. Ce n’est que lorsqu’il dort, qu’il n’est plus qu’une conscience assoupie, que l’individu est lui-même. Tant qu’il est une conscience critique exacerbée, il n’est pas encore dans l’angoisse au sens de Kierkegaard, il n’est pas encore fondamentalement devenu ce qu’il est dès le départ, c’est-à-dire un individu. Or, Oblomov a une chance : quand il dort, il rêve. Il rêve de son enfance, qui est un paradis perdu, qu’il cherche à retrouver. C’est pourquoi va-t-il renoncer à toutes les sollicitations que la société lui propose car aucune n’est à la hauteur de ce qu’il a vécu. Son amour pour Olga ? Impossible. Elle finira mariée avec son meilleur ami Stoltz. C’est qu’il n’est pas capable de vivre à la hauteur du bonheur que lui offre Olga. Non pas tant à la hauteur, au vrai, mais Oblomov est ailleurs. Se lever, se marier le priverait d’une partie de son âme essentielle. Ce n’est donc pas un aveu de faiblesse. On n’épouse pas Olga quand on est Oblomov. On laisse cela à Stoltz. Un acte qui exprime davantage la force, celle de ne pas renoncer à ce que l’on est, comme Amin résiste au possible dans le Canto uno de Mektoub, my love.

Oblomov n’est dès lors pas un jean-foutre. Ce n’est pas davantage un paresseux, qui aurait mieux à faire que travailler. C’est un courageux. L’individu, ce que reprendra tout l’existantialisme post-heideggérien, c’est quelqu’un qui s’éteint. « Vivras-tu ainsi jusqu’au tombeau ? », lui demande son ami. Oblomov répond : « Oui, jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’au tombeau, car c’est cela la vie ». Demeurer couché, c’est dès lors définir la vie comme une situation où l’on sait que l’on s’éteint, où tout bascule dans le néant. Au cœur du repos de Gontcharov, se trouve le néant. Le néant s’éprouve d’abord dans l’anéantissement intérieur de ce qui s’éteint (et il faudrait sans doute reconsidérer la question du cinéma d’Abdellatif Kechiche en rapport avec La princesse de Clèves, où la question du paraître se pose singulièrement). Car la vie n’est pas quelque chose dont on jouit. La vie est quelque chose qui s’use. Vivre, c’est s’user, comme s’abîment chacun des personnages des films d’Abdellatif Kechiche, à l’exception d’Amin, dans le premier volet de Mektoub, my love.

Les 500 pages du roman comme durent les plans dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche, sont finalement un long, long voyage vers ce néant. Oblomov n’est donc pas une méditation sur l’acédie, tout comme le cinéma d’Abdellatif Kechiche n’offre pas une réflexion sur la difficulté de se bouger. Au fond, 500 pages, la durée des plans, nous disent : qui a éteint la lumière ? Dieu est-il mort ? Mais où se trouve-t-il donc ? Reviendra-t-il ? Mais qu’est-ce qu’attend ce Dieu pour se montrer enfin ? C’est long, que c’est long, sa venue qui ne viendra jamais, pour nous signifier : « Allez, aie pitié de toi...en attendant… aime-toi, sois au monde ! ».

De la sorte, si le cinéma d’Abdellatif Kechiche, pour citer les exemples le plus souvent retenus, ceux de L’esquive, La Graine et le mulet jusqu’à La vie d’Adèle, peut-être vu comme un cinéma de type sociologique comme il a parfois été classé de « banlieue-film », il faudrait du moins reconnaître que les questions que ces films posent sont plus vastes que les territoires qu’ils filment. Si le cinéma d’Abdellatif Kechiche relève du « banlieue-film », c’est, dès lors, possiblement en un autre sens, en tant qu’il est un cinéma du pourtour comme du centre, de la relation de la périphérie (de tout ce qui est extérieur aux personnages) au centre (vers leur intériorité) et réciproquement, de ce qui exerce une force gravitationnelle sur les personnages comme le monde pour leur donner consistance et forme, force intérieure et extérieure, qui permet de tenir dans le monde, la banlieue d’un désir, sans doute, l’espoir d’un gésir, absolument, comme d’autres bâtissent des ruines.

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