Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Marcielle (Jamilli Correa) avec son père dans la forêt dans Manas
Critique

« Manas » de Marianna Brennand : Magie impossible

Guillaume Richard
Manas ne travaille pas sur la double signification possible du mot « mana » en ne filmant aucune forme de spiritualité. Marianna Brennand montre au contraire la réalité crue et impitoyable d'une petite communauté où la mort rode dans sa fatalité indicible. Malgré sa pudeur et ses belles ellipses, Manas reste un film à sujet qui repose sur les standards d'un cinéma psychologico-réaliste post-Dardenne, qui sont d'ailleurs les coproducteurs du film, moins en magiciens qu'en gourous chefs d’entreprise exportateurs de leur modèle de travail.

« Manas », un film de Marianna Brennand (2024)

Le mot « Mana » a au moins une double signification. En portugais, il veut dire « Sœur », qui donne le titre littéral au film de sororité de Marianna Brennand, Manas. La mana est aussi un pouvoir magique et une énergie spirituelle. Les gamers et leurs sorcier·ères la connaissent très bien. Or, il n'y a aucun aspect magique dans Manas, aucune ouverture ni porosité à autre chose que la réalité décrite avec un réalisme minutieux hermétique à tout travail épistémologique sur différents niveaux de sens et de perception. Le film ne file donc pas la métaphore possible de la présence de magie dans cette petite île de l'Amazonie. Contrairement à de nombreux films et reportages ethnologiques qui s'intéressent aux rites et aux coutumes ancestrales des populations échappant encore à la mondialisation, Marianna Brennand filme la réalité crue d'une petite communauté, une réalité impitoyable et sans autre horizon que la fuite vers une société moins inégalitaire et moins violente envers les femmes, quand ce n'est pas la mort qui rôde dans sa fatalité indicible. La cinéaste se met au chevet de la jeune Tielle (Jamilli Correa) qui lutte dans un monde inhospitalier contre les viols à répétition de son père et toutes les entraves réservées aux femmes de par la place qu'elles occupent dans la communauté. Pourquoi reprocherait-on à Marianna Brennand de ne pas creuser les potentialités magiques de son récit qui pourraient surgir par l'intermédiaire de Tielle, sa petite sorcière en recherche secrète de mana, alors que tout rapport à la spiritualité semble avoir disparu ? Ne ferait-on pas ici un faux procès au film ? Manas permet de dresser un premier bilan sommaire en revenant sur cette question esthétique fondamentale qui a évolué ces dernières années avec l'apparition de nombreux films ayant ouvert leur réalisme au fantastique, souvent avec maladresse.

Au Rayon Vert, nous avons beaucoup écrit sur les impasses d'un certain cinéma d'auteur qui se fond dans un moule psychologico-réaliste fermé sur lui-même et étranger à toute forme de porosité jusqu'à cultiver l'étouffement comme une vertu, avec ses clichés et ses mécaniques d'écriture, et auquel appartient Manas(1). C'est cette porosité que nous appelions haut et fort, dans l'espoir de voir ce cinéma post-Rosetta basculer vers d'autres territoires esthétiques et de nouvelles expérimentations. Ces dernières années, un cinéma réaliste ouvert au fantastique et à d'autres niveaux de perception a vu le jour et ces films, en grande partie, ne fonctionnent pas ou rarement. Citons par exemple au rayon français Le Règne Animal de Thomas Cailley, Dahomey de Mati Diop, La Nuée de Just Philippot, Teddy des frères Boukherma, La Montagne de Thomas Salvador, Animale d'Emma Benestan voire même, pourquoi pas, les films de Julia Ducournau. Il en existe des exemples un peu partout dans le monde, et plus particulièrement dans le cinéma scandinave. En Amérique du Sud, il y a eu récemment le ratage d'Almamula de l'argentin Juan Sebastián Torales. En Angleterre, celui de Bird d'Andrea Arnold. Ces films prouvent qu'il est difficile de trouver la bonne harmonie entre le réalisme et le fantastique. La recette se décline en quelques variants qui s’essoufflent rapidement. Le problème ne viendrait-il pas d'une désarticulation entre la mise en scène et le scénario ? Le fantastique ne doit pas d'abord venir du récit mais bien de la mise en scène. C'est celle-ci qui doit être magique. Elle n'a évidemment pas besoin d'éléments fantastiques pour y arriver. C'est à travers le regard du cinéaste que la réalité dévoile ses nuances et ses variations, que des mondes s'ouvrent et se donnent à penser, sans qu'il ne soit nécessaire de transformer un personnage en oiseau, en lion ou en taureau. Autrement dit : la mana doit venir de la mise en scène et non du récit. C'est pourquoi aussi beaucoup de films fantastiques ont mal vieilli ou sont de purs et simples ratages.

Marcielle (Jamilli Correa) sur son bateau dans Manas
© Vedette Film

Manas, qui ne cherche donc pas à convoquer une mana spirituelle dans son récit, n'atteint pas non plus cette magie de la mise en scène qui révélerait quelque chose d'invisible ou d'indicible, même si les silences que cache le film travaillent cette nuance, mais pas suffisamment. Film à sujet souvent démonstratif, il se calque sur le modèle dominant du psychologico-réalisme. Manas est véritablement cloisonné et hermétique, rien ne traverse le voile diégétique de la réalité imposée et il ne saurait pas en être autrement car il n'y a pas de spiritualité dans le monde de Tielle, seulement des crimes et de l'injustice bien terre à terre. Aucune volonté d'octroyer de la mana à la jeune femme n'est tentée, à part peut-être un semblant d'image de celle qu'elle voudrait devenir à travers sa sœur disparue dont elle veut prendre l'identité. Le film remplit ainsi son cahier de charges. Il constitue un témoignage ethnographique et féministe tout aussi précieux que les films capturant les dernières traces de rites ancestraux. Le témoignage ethnographique de Manas informe sur la violence systémique et transversale faite aux femmes à travers le monde et dans toutes les manières de faire communauté.

Le message, posté et reçu comme une lettre à la poste, est donc clair. Sauf que le cinéma n'a rien à voir avec l'entreprise de grande distribution du courrier : voilà pourtant la métaphore parfaite pour décrire l'usine mondialisée qu'est devenue cette tendance du cinéma d'auteur formaté dans un moule psychologico-réaliste. Manas est coproduit, bien loin de Seraing, par les frères Dardenne, moins en magiciens qu'en gourous chefs d’entreprise exportateurs de leur modèle de travail, et ce n'est pas un hasard tant le film prolonge et copie parfois certaines séquences de Rosetta, comme par exemple à la fin lorsque Tielle court dans la forêt pour sauver sa petite sœur. Manas accumule les clichés du genre, de la caméra à l'épaule aux séquences musicales censées aérer le récit. Néanmoins, Marianna Brennand fait preuve d'une belle pudeur en choisissant parfaitement ses ellipses et en permettant au film de ne jamais tomber dans l'horreur qui cachetonne dans le racolage, la souffrance et l'humiliation. La double séquence du spectacle musical auquel Tielle participe intéresse aussi par la manière dont le corps de la jeune femme va se désarticuler par rapport à ceux des autres. Alors que certaines femmes choisissent de se soumettre corps et voix à cette loi du silence généralisée brimant l'élévation des âmes, Tielle refuse de suivre les règles de cette sororité silencieuse, de ce rythme oppressant en remontant à contre-courant le fleuve Amazone. Le choix d'une caméra portée à l'épaule, avec les standards esthétiques qui l'accompagnent, apparaît alors aussi cohérent qu'attendu. Il manque seulement à Manas un peu mana qui aurait pu renforcer les puissances d'ensorcellement présentes dans le désir d'émancipation de Tielle.

Notes[+]