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Alice (Ludivine Sagnier) voit Lou à son école dans La Ruche
Critique

« La Ruche » de Christophe Hermans : Le pesticide des clichés

Guillaume Richard
C'est le devoir de la critique de mener encore certains combats, et un des nôtres consiste à riposter contre le formatage du cinéma d'auteur belge francophone et international fondu dans un moule psychologico-réaliste. La Ruche de Christophe Hermans en constitue un énième exemple déprimant : on en peut plus de voir ces corps à la dérive s'égratigner entre eux et rechercher une fausse grâce sur le son d'une danse exaltée. Cinéma de l'étouffement où les clichés et les dialogues lourdingues agissent comme un pesticide.

« La Ruche », un film de Christophe Hermans (2022)

Dire beaucoup de mal d'un film ne se fait jamais de gaieté de cœur. Pourtant, c'est le devoir de la critique de mener encore certains combats, et un des nôtres consiste à riposter contre l'académisme et le formatage, esthétique et systémique (c'est-à-dire jusqu'à son financement même), du cinéma d'auteur belge francophone — mais aussi international — fondu dans un moule psychologico-réaliste(1). On ne peut pas enterrer la hache de guerre car rien ne semble évoluer significativement au fil des années (à quelques exceptions près), pour notre plus grand agacement, nous qui voyons tous les films belges en salles avec l'espoir d'être surpris et enthousiaste (et quand ça arrive, les films ne sont pas des productions majoritaires !). Les films se suivent et se ressemblent en recourant souvent aux mêmes clichés. La Ruche de Christophe Hermans réussit ainsi l'exploit de défoncer toutes les portes déjà ouvertes et de creuser encore plus profondément la cavité d'un gouffre esthétique. À coté, Les Intranquilles de Joachim Lafosse, avec lequel La Ruche partage la même thématique (le quotidien psychologico-hystérique d'une famille dont un parent est bipolaire), passe pour un chef d'œuvre, c'est dire.

Le poster du film La Ruche de Christophe Hermans
© O'Brother Distribution

Rien que le poster du film en dit déjà beaucoup sur le formatage dont nous parlons puisqu'il donne l'impression de figer littéralement les personnages dans le marbre — le marbre des clichés. C'est le programme de tout un cinéma qui se trouve ici mis en scène inconsciemment. Alice (Ludivine Sagnier) et ses trois filles, Marion (Sophie Breyer), Claire (Mara Taquin) et Lou (Bonnie Duvauchelle), sont comme moulées sous la forme de statues pétrifiées par le poids de la vie et de la souffrance, à moins d'y voir un état de transe ou de grâce, mais ce n'est pas du tout ce que La Ruche dégage et construit. La mise en scène de cette posture renvoie sans doute à la fin grotesque du film où, après le suicide d'Alice, la famille s'entrelace dans une séquence musicale posthume, probablement un souvenir joyeux, qui a suscité chez nous un grand éclat de rire involontaire. Ce choix est en effet un cliché bien tenace sur lequel nous avons déjà longuement écrit pour en dénoncer la facilité et la roublardise.

Au rayon des clichés du cinéma psychologico-réaliste institutionalisé et internationalisé, on retrouve une autre scène de danse, censée apporter de la grâce et marquer l'aboutissement d'un ras-le-bol, qui se déroule dans l'appartement et qui commence par Marie se déhanchant sous les stroboscopes avant que celle-ci n'aille retrouver sa mère et virer tous les invités (la scène est confuse). On ne compte pas non plus les pauses clopes qui suspendent temporairement le récit et brassent du vide. Il y a aussi ces scènes de repas à table où les conflits psychologiques et familiaux se (dés)amorcent. Enfin, s'il y a bien un cliché que La Ruche ne parvient pas à éviter, c'est celui de l'étouffement, si caractéristique de ce cinéma hystérique et psychologisant à l'extrême. Claire s'effondre d'ailleurs à un moment en criant "J'étouffe, j'étouffe", comme si on avait pas compris que c'était déjà le cas.

De manière générale, La Ruche est plombée par la lourdeur de ses dialogues. Le film est tellement écrit que plus rien ne parvient à passer entre les lignes du récit. On assiste à une succession de scènes d'une lourdeur incroyable avec des répliques du genre "Je suis ton père, pas une banque", "Ça fait vingt ans que je m'occupe de ton bordel" et, bien sûr, la phrase-clé du film, survendue dans la bande-annonce (au même titre que "J'étouffe, j'étouffe"), "Vous êtes des rocs". C'est tellement sur-écrit que chaque phrase finit par sonner faux, entraînant le film dans une démonstration scénaristique pachydermique. Les trois jeunes actrices s'en sortent plutôt bien tandis que Ludivine Sagnier est catastrophique en surjouant constamment à coup de grimaces.

Alice et ses quatre filles à table en train de manger des pancakes dans La Ruche
© Frakas Productions - Avenue B Productions (visuel fourni par O'Brother Distribution).

La métaphore qui sous-tend le film, à savoir son allusion à une ruche avec la reine et ses abeilles, n'est pas plus subtile. Plusieurs motifs renvoyant aux cellules hexagonales formées par les insectes dans la ruche parsèment le film, par exemple un miroir ou le grillage d'une cour d'école séparant Alice de Lou (et qui rappelle aussi lourdement que tout sépare la mère de ses filles). La Ruche baigne aussi dans une lumière orangée appuyée et le cœur de la ruche se trouve évidemment dans l'appartement familial où il est impossible d'échapper à l'emprise de la reine et donc de s'émanciper sans devoir subir une forme de souffrance. Cinéma de l'étouffement, encore et toujours, où les clichés et les dialogues lourdingues agissent comme un pesticide.

À cette esthétique claustrophobique s'ajoute une bonne dose d'hystérie propre à ce cinéma formaté. On en peut plus de voir ces corps à la dérive s'égratigner entre eux et rechercher une fausse grâce sur le son d'une danse exaltée. C'est probablement une des choses les moins intéressantes que le cinéma peut filmer — surtout lorsque l'étouffement rencontre l'hystérie — et les cas réussis sont rares. On pense forcément aux films de John Cassavetes portés par Gena Rowlands. Il faudrait montrer en quoi ce travail sur cette forme d'hystérie se détache du cinéma formaté que nous critiquons. Et, dans un même mouvement, s'interroger sur la trace laissée par Gena Rowlands sur le cinéma d'auteur contemporain, belge et international. En tout cas, une descendance mal digérée donne naissance à des personnages comme Alice dans La Ruche.

Hormis les trois jeunes actrices, et au regard de notre cinéphilie Cahiers du cinéma (rappelons-le, car on écrit toujours de quelque part), il n'a pas été possible pour nous de sauver quelque chose dans La Ruche. Selon différentes sources et polémiques récentes autour du financement des longs métrages de fiction belges francophones, le film de Christophe Hermans n'est au fond rien d'autre que le produit d'un système qui encourage ce type de production et définit par conséquent une esthétique. La Ruche est certes sincère dans ses intentions, mais il faudrait penser à filmer autre chose que les maux de sa petite vie ou de sa petite personne, et à réfléchir sur les enjeux d'une autre recherche esthétique (selon nous, bien sûr). Quoi qu'il en soit, le film a toutes les chances de remporter quelques Magritte au vu du palmarès de cette année qui a récompensé un autre grand film de l'étouffement, Un monde de Laura Wandel.

Notes[+]