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Sociologie et économie du cinéma belge et de la cinéphilie en Belgique

Guillaume Richard
Dans cette étude à la fois sociologique et économique, nous nous intéressons dans un premier temps à la place qu'occupe la cinéphilie (au sens parisien du terme) en Belgique et au nombre d'entrées que réalisent les films d'auteur. Sur base des données récoltées, nous verrons que cette pratique semble bien marginale et que même certains des plus grands réalisateurs ne rencontrent pas leur public en Belgique. Ensuite, nous chercherons à savoir si le cinéma belge francophone trouve grâce aux yeux de ce type de cinéphilie mais aussi d'un point de vue global. Si certaines réponses sont déjà bien connues (échecs publics, etc.), nous en profiterons pour décortiquer, chiffres en mains, la communication qui accompagne aujourd'hui la production et la circulation du cinéma belge francophone.
Guillaume Richard

Petite étude sociologique et économique du cinéma belge et de la cinéphilie en Belgique entre 2016 et 2019

On peut d'emblée dire de cette étude qu'elle sera sinueuse car elle va agencer différentes perspectives. Elle se base tout d'abord sur de nombreuses données tangibles récupérées principalement d'un sondage mené par le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de Lumière, l'Observatoire européen de l'audiovisuel qui collecte le nombre d'entrées en salles que fait un film sur son territoire et à l'étranger. Mais le but est aussi de vérifier si une forme de cinéphilie, celle héritée des Cahiers du cinéma, existe en Belgique, ce qui est le cas, mais est-elle pour autant comblée ? Nous étudierons également la carrière en salles de plusieurs centaines de films d'auteur afin de tirer des conclusions, forcément partielles et établies en fonction de nos choix méthodologiques, mais qui se révéleront surprenantes. Deux chapitres seront ensuite consacrés au cinéma belge francophone. Le premier portera sur des questions esthétiques. Il y a en effet très peu de débats autour du cinéma belge "clé sur porte" (pour reprendre l'expression de Michael Degre(1)) et l'occasion est idéale pour proposer une synthèse, forcément subjective, de plusieurs années de réflexion. Enfin, toujours chiffres en main, il est devenu plus que jamais nécessaire de déconstruire les préjugés de la communication orchestrée autour du cinéma belge francophone. C'est de cette manière que notre petite étude sociologique et économique emboîte le pas du documentaire d'Alain Vaessen et Jean-Michel Dehon réalisé pour l'émission #Investigation de la RTBF, diffusé le mercredi 3 juin 2020, qui a secoué le milieu du cinéma belge.

Table des matières

Une cinéphilie pas rassasiée

Le marché de la cinéphilie en Belgique

Le cinéma belge, un moule psychologico-réaliste

Le cinéma belge en chiffres

Une cinéphilie pas rassasiée

La cinéphilie est née à Paris dans les années 50 en lien avec les Cahiers du cinéma. Si le terme est devenu aujourd'hui passe-partout, il ne faut pas en oublier son origine, son évolution et le regard qu'elle a inventé(2). C'est à ce courant, et surtout à ce regard, que je me suis rattaché depuis que j'ai 16 ans, date à laquelle je me suis mis à lire les Cahiers du cinéma et que j'ai rejoint cette chapelle. Mes goûts, mes attentes et mes rejets ont très vite coïncidé avec ceux de la revue et de celles qui partagent une ligne éditoriale voisine, telle Les Inrocks auquel je fus abonné pendant des années avant d'arrêter les frais en 2015. On peut estimer, comme nous allons le voir, que cette forme de cinéphilie existe également en Belgique(3). Ce sera le point de départ de cette étude et des questions qu'elle va soulever : les films plébiscités en France trouvent-ils un chemin vers les salles ? Rencontrent-ils leur public ? Une cinéphilie pointue est-elle une pratique répandue ? Les distributeurs choisissent-ils leurs films d'auteur en fonction de l'aura acquise en France ? Le cinéma belge est-il reconnu et plébiscité par cette cinéphilie ?

Du côté de la presse belge francophone, il n'y existe pas de pratique critique équivalente, seulement un journalisme culturel sobre et souvent inspiré, mais jamais de textes qui donnent à penser les films et le cinéma. Le Rayon Vert a été créé pour essayer de remédier à ce manque, mais force est de constater, dans les chiffres de fréquentation du site, que le public belge reste minoritaire. Est-ce parce que la cinéphilie est une pratique marginale en Belgique ? Probablement, et les chiffres que nous allons analyser le montrent. Dans "Image du cinéma belge 2019", une étude essentielle publiée par le centre du cinéma de la fédération Wallonie-Bruxelles qui nous sert de point d'appui(4), Le Rayon Vert apparaît dans la liste des blogs et des influenceurs à consulter (5). Certes, 6% semble peu (8% auprès des cinéphiles plus assidus), mais pour nous, qui ne bénéficions d'aucune aide et publions qualitativement (1 à 2 textes par semaine), c'est très bon et surtout nous sommes le seul "blog" belge francophone entièrement dédié au cinéma à figurer dans le sondage, derrière d'intouchables youtubers français comme Le Fossoyeur de films, mais loin devant l'ensemble des sites web belges qui bénéficient pourtant d'un meilleur statut que nous aux yeux des professionnels. À titre de comparaison (p.26 du sondage), nous sommes 1% derrière Cinevox ou La Libre.be, et devant des sites qui ont pignon sur rue (et un financement) comme Cinergie ou Cineuropa. Ces chiffres montrent aussi de grands écarts entre une cinéphilie plus pointue et une pratique du cinéma plus "grand public".

Côté belge néerlandophone, des sites comme Sabzian et photogénie (nous en oublions certainement) se démarquent par la qualité de leur ligne éditoriale et occupent la même niche que nous, même s'ils sont beaucoup plus "radicaux" en ne s'ouvrant pas à un cinéma plus mainstream. Des liens forts unissent ainsi Sabzian avec la cinéphilie parisienne. De nombreux textes de critiques français des Cahiers du cinéma sont régulièrement traduits et ce n'est pas un hasard s'ils ont accompagné la rétrospective Hong Sang-soo à la Cinematek en 2018. Publiant à la fois en néerlandais et en anglais, Sabzian a la possibilité de rayonner à l'international. Mais trouvent-ils leur public en Belgique néerlandophone, voire même francophone ? Car, comme nous le verrons plus en détail dans les chiffres, les entrées en salles des films d'auteur, et en particulier ceux qui n'ont pas un "potentiel commercial" (des grands noms, une sélection en compétition à Cannes, etc.), sont très faibles, non seulement pour eux-mêmes mais en comparaison avec notre grand frère français. La cinéphilie, sous sa forme parisienne, représente-t-elle une toute petite niche en Belgique ? Probablement, puisqu'elle en constitue déjà une en France, certes d'une autre ampleur.

Un personnage, côté francophone, semble cristalliser les attentions : Hugues Dayez. Son influence paraît indiscutable au moins sur un public intéressé par les grandes sorties anglo-saxonnes et le public cultivé qui recherche un film standard de qualité. Son émission de radio, qui a longtemps cartonné sur les ondes, continue d'être écoutée par de nombreuses personnes depuis qu'elle est passée en format podcast. Lors d'un enregistrement public à Flagey célébrant les 25 ans de l'émission co-animée avec Rudy Léonet, la salle était comble(6). Dayez est également le monsieur cinéma de la RTBF. Il livre chaque semaine son opinion durant le JT, LA case pour laquelle les distributeurs se battent, ce qui assure par là sa place dominante dans le paysage du journalisme de cinéma belge francophone. Plusieurs personnes de mon entourage, cultivées et aimant un cinéma de qualité, écoutent Dayez et s'en remettent à son jugement. Ils me demandent même parfois si je suis d'accord avec lui... Je leur réponds alors que ça fait dix ans que je ne l'écoute plus et quand je l'ai écouté, c'était toujours avec beaucoup d'incompréhension. De mémoire, il me paraissait viser toujours à côté, sans beaucoup de finesse ni de sensibilité, et surtout avec ce ton de petit malin franchement irritant. Il cassait facilement, pour "le fun" et sans arguments ("Quel ennui !"), les films d'auteur audacieux et formellement singuliers, ceux que j'aimais évidemment et ceux qui intéressent souvent le cinéphile d'ascendance parisienne. Three billboards outside Ebbing, Missouri de Martin McDonagh, dont je déteste le cynisme, est par exemple son film préféré de 2018, et on retrouve dans le même top d'autres navets comme Capharnaüm, Girl, Guy ou Beautiful Boy. Dans son top 2017 figurent par exemple Paddington 2 et Le sens de la fête. Je m'arrête là. C'est dommage qu'il n'utilise pas son pouvoir et sa liberté (?) à d'autres fins. Quoi qu'on en pense, Dayez occupe une place importante sur la carte de la cinéphilie en Belgique. Dans "Image du cinéma belge 2019", 35% des personnes sondées disent se baser systématiquement sur l'avis d'un journaliste ou chroniqueur en particulier(7). Ce journaliste ne peut être que lui, en tout cas nous n'en savons pas plus.

Les alentours de l'hôtel dans Hotel by the river
"Hotel by the River" de Hong Sang-soo, un des nombreux films non distribués en Belgique - © Les Acacias

Pour le cinéphile à la chapelle parisienne, il n'y a personne sur qui se reposer en dehors des revues françaises. Toujours selon le rapport "Image du cinéma belge 2019", 11% des 829 personnes interrogées qui affirment se renseigner sur les films via la presse écrite lisent les Cahiers du cinéma. Ils arrivent en septième position derrière Ciné Télé Revue (34%) et Le Soir (26%) et, chose intéressante, à 3% de Moustique et 2% de La Libre(8). La presse cinéphile française représente même 30% si on y ajoute Le Monde, Libération, Les Inrocks et Télérama (seulement 1% chez nous !). Avec Le Rayon Vert (même si on ne défend pas une ligne éditoriale précise), c'est potentiellement 36% de part de marché qu'occupe cette pratique de la cinéphilie. Or, il semble que les distributeurs belges n'en tiennent pas souvent compte, à tort ou à raison, nous le verrons dans l'analyse détaillée des films exploités en salles, car la situation est complexe. Néanmoins, pour se faire une première idée de l'écart qui existe avec la France, durant l'été 2020, les films suivants ne sont pas sortis en Belgique — le covid n'excuse pas tout : Malmkrog de Cristi Puiu, Abou Leila de Amin Sidi-Boumedine, Le Sel des larmes de Philippe Garrel, The King Of Staten Island de Judd Apatow, Terrible Jungle de Hugo Benamozig et David Caviglioli, Hotel by the river et La femme qui s'est enfuie de Hong Sang-Soo, Tijuana Bible de Jean-Charles Hue, Eva en août de Jonás Trueba, Mignonnes de Maimouna Doucouré, Adolescentes de Sébastien Lifshitz ou Family Romance, LLC de Werner Herzog.

Par ailleurs, rien que sur les trois dernières années, les films suivants ne sont pas sortis en Belgique : tout Hong Sang-soo ou presque (deux films seulement sont sortis en dix ans !), Certain Women et River of Grass de Kelly Reichardt (sans oublier First Cow, son nouveau film) ; le diptyque Jeanne de Bruno Dumont ; Midnight Special et Loving de Jeff Nichols ; plusieurs films de Kiyoshi Kurosawa, Koji Fukada, Bi Gan et Kim Ki-duk ; Les Habitants et 12 jours de Raymond Depardon ou encore des films comme Ma vie avec John F. Donovan de Xavier Dolan, The Dead Don't Die de Jim Jarmusch, Bienvenue à Marwen de Robert Zemeckis, Asako I et II de Ryusuke Hamaguchi, Liberté et les premiers films de Albert Serra ; Terminal Sud et les autres films de Rabah Ameur-Zaïmeche ; les films de Guillaume Brac ; Les Enfants d’Isadora et Le Parc de Damien Manivel ; Leave no Trace de Debra Granik, Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico, Western de Valeska Grisebach, A Ghost Story de David Lowery,... À cette liste non-exhaustive, pour laquelle je me serais déplacé en salles — ainsi que les 30% des lecteurs de la presse cinéphile française ? —, s'ajoutent de nombreux films présentés dans les sélections parallèles des festivals de Cannes, Venise et Berlin, souvent défendus par les revues de cinéma françaises, que des distributeurs français prennent le risque de sortir. L'offre française est pléthorique et c'est devenu une habitude pour moi de descendre à Paris ou à Lille pour découvrir des films que je ne verrai jamais en Belgique. Outre quelques Hong Sang-soo, j'ai vu en France des films comme Le Cheval de Turin de Béla Tarr ou Tetro de Francis Ford Coppola. Autre point désagréable : l'écart entre la sortie française et la sortie belge, qui peut parfois s'élever à plusieurs mois. Ce fût par exemple le cas de Parasite de Bong Joon-ho, que j'ai vu à Lille la semaine du 5 juin tandis que la sortie belge était prévue le 11 septembre.

Faut-il pour autant blâmer les distributeurs belges ? Bien sûr que non, car ils sortent heureusement des films d'auteur attendus, même s'il font souvent des paris avec des films dont j'ignore l'existence (je ne dois pas être le seul) et pour lesquels un désir doit alors se créer. Et on sait combien il est difficile de créer du désir. Pourquoi un Hong Sang-soo, qui est considéré comme un des meilleurs cinéastes au monde, n'aurait-il pas sa chance en Belgique (prenons par exemple un chef d’œuvre comme La Caméra de Claire où figure Isabelle Huppert) ? Je ne vais pas ici refaire une liste mais il me paraît probablement moins risqué de sortir un film qui a obtenu les suffrages de la presse cinéphile française (qui est lue par plus de 30% des spectateurs si on en croit le sondage) que des films inconnus. Il faut garder à l'esprit que la distribution de films est un secteur complexe et concurrentiel. La sortie et le succès d'un film dépendent de plusieurs facteurs : son prix d'achat et le MG fixé (minimum garanti), préachats, la disponibilité et le coût du matériel, la publicité ou la sortie dans le parc fort limité des salles belges. Celui-ci est régulièrement pointé du doigt et, en effet, contrairement à la France, il y a très peu de salles en Belgique et donc peu de possibilités de montrer des films exigeants : en 2018, on dénombrait 80 cinémas en Belgique avec 482 salles et 100.077 places(9). En France, il y a 2040 cinémas, 5981 salles et 1.125.998 sièges disponibles(10). Le succès d'un film demeure une entreprise fragile et les distributeurs doivent jouer aux équilibristes pour ne pas commettre des erreurs qui pourraient leur coûter cher.

Si les choix des principaux distributeurs indépendants sont parfois incompréhensibles (du moins de notre point de vue), ainsi que des majors qui sacrifient parfois leurs films d'auteur, il y a sur le côté des cinémas et des festivals qui viennent combler les manques. Saluons entre autres le Cinéma Galeries et le Palace qui ont pris l'initiative de distribuer leurs propres films, ainsi que l'historique Nova ou le dernier né Kinograph. Les premiers ont par exemple proposé Braguino de Clément Cogitore, Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais ou, juste avant la fermeture des salles à cause du coronavirus, Sortilège de Ala Eddine Slim. Trois films pour lesquels je me suis déplacé. Nous verrons que malheureusement ils n'ont pas bien fonctionné mais ils n'ont pas eu beaucoup de presse. Le Palace a quant à lui proposé dans ses salles L'heure de la sortie de Sébastien Marnier, que nous avons beaucoup aimé au Rayon Vert, ou Roubaix, un lumière d'Arnaud Desplechin. Parallèlement, les festivals belges sont de grande qualité avec ses incontournables tels que Gand et Namur, mais aussi le tout jeune BRIFF de Bruxelles à la programmation très cinéphile. Bozar crée également l'événement en présentant des films qui ne sortiront pas en salles, tout comme la Cinematek et Flagey qui programment, entre autres, la sélection de la Quinzaine des réalisateurs un mois après le Festival de Cannes. La cinéphilie de tradition parisienne a donc de quoi être comblée — à condition de se trouver à Bruxelles — et, en même temps, elle est marginalisée. Il ne faut pas oublier qu'aussi clinquants que soient les festivals, il n'y a parfois pas grand monde dans les salles, surtout pour les films d'auteur. J'en ai fait maintes fois l'expérience, de mémoire je repense aux 30 spectateurs pour Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico dans la grande salle de Flagey (là où se déroulait la fête à Dayez). Il y a donc le prestige et les jeux de langage d'un côté, la réalité de la salle de l'autre. Cela confirmerait que la cinéphilie dans sa forme parisienne constitue en Belgique une niche insaisissable où évoluent des individus qui ne semblent jamais former une communauté comme peut l'être par exemple celle, moins éparse, d'Hugues Dayez, avec ses goûts plus mainstream ?

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Le marché de la cinéphilie en Belgique

Existe-t-il réellement une cinéphilie d'influence parisienne en Belgique ? Pourrait-on, à l'aide du nombre d'entrées en salles, en définir le contour ? Serait-elle viable financièrement parlant ? Plus largement, existe-t-il un goût pour un cinéma d'auteur non commercial, c'est-à-dire en dehors des grands noms dont chaque film est un succès (Almodovar, Tarantino, Eastwood...) ? Pour tenter de répondre à toutes ces questions, nous allons analyser les chiffres des entrées en salles en Belgique en 2019 et les mettre en rapport avec ceux de 2016, 2017 et 2018(11). Il est important de souligner au préalable que la fréquentation des salles n'a pas cessé de diminuer de décennie en décennie. Un film qui fait 25.000 entrées en 2019 en aurait recensé 50.000 en 2010 et pas loin de 100.000 en 2000. Si un film réalise aujourd'hui 30.000 entrées, on peut dire que c'est un succès, puisqu'il se positionnerait dans le top 15 cinéma d'auteur. Or, un nombre impressionnant de films ne dépasse plus la barre des 10.000 entrées. On peut voir sur cette évolution l'influence du téléchargement illégal et des nouveaux opérateurs comme Netflix, et donc un changement dans la manière de "consommer" les films, sans oublier l'influence que peut avoir l'augmentation du prix des places de cinéma qui freine 56% des personnes sondées par le centre du cinéma(12). Il est intéressant également de garder à l'esprit un facteur insoupçonné : "Si l'on songe que ce sont 35 à 40% des spectateurs accompagnés qui ignorent ce qu'ils vont aller voir jusqu'au moment où ils arrivent devant les caisses, alors on ne peut que nuancer les commentaires souvent trop hâtifs dont on s'arme pour comprendre le classement des longs-métrages au box-office"(13). La carrière d'un film d'auteur s'en ressent-il ? Il est bien sûr difficile d'en juger.

Pour analyser ces chiffres, nous allons suivre une méthode plutôt simple. Le succès d'un film en Belgique sera comparé à celui qu'il a rencontré en France grâce à un ratio. Un film sera considéré comme un succès si son nombre d'entrées en salles se situe dans un rapport de grandeur entre 1/2 et 1/15. En 2018, il y avait certes 25 fois plus de cinémas en France (2040 contre 80), mais 12,4 fois plus de salles (5981 contre 482), 11,2 fois plus de sièges disponibles (1.125.998 contre 100.077) et surtout, au niveau des recettes, 10,3 fois plus d'entrées (201,1 millions d'entrées contre 19.406.672). Établir une fourchette entre 1/2 et 1/15 semble ainsi cohérent même si des critiques peuvent bien sûr être formulées. Par exemple, nous ne disposons pas du nombre d'entrées réalisé en fonction du nombre de salles où le film a été exploité. Néanmoins, nous pouvons postuler l'idée que la visibilité obtenue en France dans les médias et sur les réseaux sociaux se répercute en Belgique où les techniques de marketing sont souvent les mêmes (40% des spectateurs belges disent avoir été séduit par une bande annonce, 35% pour avoir lu des critiques positives(14)). Le bouche-à-oreille, toujours déterminant (pour 30% des sondés de "Images du cinéma belge 2019"(15)), fonctionne souvent autour des mêmes films. Le classement des films d'auteur que nous avons dressé montre bien cette correspondance et, en ce qui concerne ce type de cinéma, il y a rarement des anomalies, c'est-à-dire des films qui auraient seulement marché en Belgique et pas en France, ou selon une inversion du ratio. Enfin, nous considérerons que les films n'ayant pas franchi la barre des 10.000 entrées (et encore, on pourrait la placer plus haut) sont des échecs commerciaux.

D'une manière générale, les premières victimes semblent être les films d'auteur qui sont de moins en moins vus, peu importe le type d'exploitation. Ce constat permet déjà d'introduire une nuance importante : ce n'est pas seulement le cinéma belge qui ne rencontre pas son public en Belgique francophone, mais une grande partie du cinéma d'auteur international. En 2019, sur les 136 films d'auteur identifiés, 96 n'ont pas dépassé la barre des 10.000 entrées, 17 ont réalisé entre 10.000 et 20.000 entrées, 7 entre 20.000 et 30.000 entrées, 5 entre 30.000 et 40.000 entrées et 11 ont fait plus de 50.000 entrées. Joker réalise le score exceptionnel, presque inimaginable, de 726.721 entrées. Il est suivi de Once Upon a Time... in Hollywood (299.867) et Green Book (195.650). Sans Joker, la moyenne s'élève à 14.668 entrées/film, sinon elle est de 19.904 entrées/film. Si on conserve la première, on remarque une diminution importante par rapport à 2018 (17.755 entrées/film), 2017 (18.818 entrées/film) et 2016 (21.687 entrées/film). Cette tendance à la baisse parle d'elle-même et n'a rien de surprenant puisqu'elle confirme toutes les prédictions. On retrouve dans le top 10 de l'année Glass (116.337), Parasite (81.372) qui a cartonné comme en France grâce à sa palme d'or, Us (78.459), La Favorite (73.099), Ad Astra (72.648), La Mule (57.899) et enfin La Belle Époque (53.364). Le Jeune Ahmed se place en quatorzième position avec 33.152 entrées. Un score honorable dans un contexte aussi difficile pour les films d'auteur. Il se place devant Duelles (24.596) et Continuer, qui arrive en troisième position des films belges francophones avec seulement 9675 entrées.

Joaquin Phoenix prépare son show dans Joker
Joker et ses 726.721 entrées en Belgique - © Niko Tavernise – Warner Bros. Entertainment Inc.

96 films d'auteur n'ont donc pas dépassé les 10.000 entrées en 2019. Ils cumulent ensemble 303.895 entrées, soit une moyenne de 3165 entrées/film. Ne figurent pas dans cette liste deux surprises : Sorry We Missed You (30.657) et Werk ohne Autor (26.571). Dans une moindre mesure, on pourrait ajouter So Long, My Son (9326) et Si Beale Street pouvait parler (16.878). Parmi les films qui font entre 10.000 et 20.000 entrées, on retrouve Portrait de la jeune fille en feu avec 18.049 entrées seulement en Belgique alors qu'il en réalise plus de 80.000 aux Pays-Bas, Grâce à Dieu (17.772), Alice et le Maire (13.682) ou Brooklyn Affairs (12.549). Ces quatre films sont clairement des échecs. Au rayon des échecs cuisants, on retrouve en vrac, par ordre décroissant : Sibyl (8965), Nuestras Madres (7042), Chambre 212 (6305), Destroyer (6238), Doubles vies (6196), Adults in the room (5827), Papicha (4456), Le Daim (4434), High Life (4308), Lola vers la mer (2956), Bacurau (2891), J'ai perdu mon corps (2509), L'Adieu à la nuit (1987), Peterloo (1425), Proxima (1264) ou Yves (1017). Et parmi les films plus radicaux et moins "commerciaux", mais néanmoins connus (avec une sélection à Cannes ou des prix), le tableau est noir : Les oiseaux de passage (4537), Les Éternels (3849), Atlantique (3710), It Must Be Heaven (3582), Santiago, Italia (3440), Tremblements (3049), Leto (2438), Le Poirier sauvage (2105), La Cordillère des Songes (1615), Roubaix, une lumière (771), Little Joe (754), Synonymes (723), Frankie (585) ou An Elephant Sitting Still (312).

Ces résultats peuvent sans doute s'expliquer par le manque d'écrans disponibles et le fait que tous les films d'auteur n'ont pas accès à l'UGC ou au Kinepolis. Mais les chiffres sont tellement faibles qu'on peut quand même se demander s'il y a un public pour ce type de cinéma en Belgique. Bien évidemment, la vie d'un film ne se réduit pas à sa seule exploitation en salles. Il y a ensuite le DVD/BR, la VOD, les ventes aux opérateurs IPTV, aux TV et désormais en SVOD (Netflix, Amazon Prime, etc.). Ayant travaillé huit ans dans le secteur de la VOD(16), je sais d'expérience que les petits films indépendants, à quelques exceptions près, ne rencontrent pas plus de succès en VOD qu'en salles. Le sondage effectué par le centre du cinéma montre d'ailleurs bien que le VOD n'évolue pas et reste une pratique peu courante(17). Et parmi les 96 films qui n'ont pas fait 10.000 entrées, peu d'entre eux seront achetés par les télévisions belges francophones (un peu plus le seront en Flandre). Ils seront néanmoins achetés par BeTV et Proximus TV quatre mois après leur sortie, et cela pour moins un an, sans que le nombre de visionnage ne soit disponible. En parcourant les catalogues de Netflix ou Amazon, on se rend vite compte qu'ils ne proposent pas les films d'auteur qui sortent dans les salles belges. Il faut alors se tourner vers Sooner, encore trop peu connu, qui possède le plus beau catalogue SVOD de Belgique et peut répondre par là à la demande du cinéphile pointu.

Nous disposons donc d'une information assez claire : un moyenne de 3165 entrées par film d'auteur n'ayant pas franchi 10.000 entrées en Belgique. On peut la recalculer en faisant la moyenne de tous les films mais en retirant ceux du top 10, qui sont plus commerciaux, pour obtenir 7552,19 entrées en moyenne par film, dont le point culminant est Douleur et Gloire à 51.880 entrées. En 2018, la moyenne était de 3997 entrées pour les films n'ayant pas fait 10.000 entrées et 8333 pour la moyenne globale sans le top 10. En 2017, ces chiffres étaient de 3745 entrées/film et 9778 sans le top 10. Enfin, en 2016, 3647 entrées/film et 11.658 sans le top 10. Si on effectue la moyenne des 4 années, on obtient 3638 entrées par film et 9330 entrées de moyenne sans les top 10. On peut ainsi fixer un seuil minimum et un seuil maximum : il pourrait y avoir entre 3638 et 9330 cinéphiles "pointus" en Belgique qui vont voir des films d'art et essai, comme on les appelle en France. Au vu des moyennes pour 2019, cette tranche est probablement plus basse et il est possible qu'elle continue à diminuer d'année en année.

Un autre indicateur intéressant se situe dans la comparaison avec les entrées en salles françaises. Pour être un succès, un film exploité en Belgique doit donc avoir un ratio entre 1/2 et 1/15 par rapport aux entrées françaises. Le ratio de Joker est de 1/7,66. Ceux de Once Upon a Time... in Hollywood et Green Book sont respectivement de 1/8,83 et 1/10,69. Celui de La Mule, par exemple, est de 1/32,13, donc il aurait dû marcher un peu plus. Idem pour J'accuse (1/32,91), Les Misérables (27.557 en Belgique pour un ratio de 1/61,65), Le chant du loup (17.952 pour un ratio de 1/86,11), Deux moi (1/74,69) ou L'Adieu à la nuit (1/136,20). Si on prend les 96 films qui n'ont pas dépassé les 10.000 entrées en 2019, le ratio moyen est de 1/126,92 ! Et pour les 136 films, Joker compris, il est de 1/95,44. Il faut également noter que 22 films, dont plusieurs belges, n'ont pas été exploités en France, ce qui influence encore la moyenne. Les ratios moyens de 1/95,44 (global) et de 1/126,92 (films d'auteur moins "commerciaux") par rapport à la France indiquent une pratique cinéphilique moins dense et surtout moins variée. La niche du cinéphile parisien semble occuper un tout petit territoire.

Avant de conclure, une série d'échecs commerciaux doivent encore être soulignés afin de montrer que certains grands cinéastes plébiscités par la cinéphilie parisienne, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ne rencontrent pas leur public en Belgique. En France, Le Poirier sauvage fait 124.609 contre 2105 en Belgique, Les Frères Sisters 846.009 contre 19.576, Au Poste 268.940 contre 12.811, Wonder Wheel 372.660 contre 10.855, 3 visages 200.049 contre 3199, Mektoub My Love : Canto Uno 131.226 contre 3143, 120 battements par minute contre 812.270 contre 21.451, The Lost City of Z 379.000 contre 15.578, The Other Side of Hope 229.312 contre 10.102, Barbara 368.535 contre 9853, Detroit 358.040 contre 7948, Les Fantômes d'Ismaël 384.034 contre 7245, La Villa 405.111 contre 7088, Mademoiselle 271.932 contre 16.238, Juste la fin du monde 1.034.528 contre 12.852 (ratio de 1/80 pour un Xavier Dolan !), L'Avenir 304.207 contre 9656, Ma Loute 560.901 contre 7743, Le Client 269.272 contre 7727, L'Effet aquatique 242.856 contre 5761, Les Délices de Tokyo 316.141 contre 4768 ou Aquarius 161.826 contre 3316. Même pour des films qui ne franchissent pas les 100.000 entrées en France — les films les moins connus et souvent artistiquement singuliers —, le ratio demeure très élevé. En 2019, il est de 1/205 et en 2018 de 1/207. En 2017 et 2016, il retombe significativement à 1/26 et 1/28, signe d'une meilleure santé ? Il est difficile d'expliquer cette différence puisque les entrées en Belgique pour cette tranche sont respectivement de 158.687 (2019), 289.718 (2018), 228.132 (2017) et 192.890 (2016). Ce n'est donc pas une chute de la fréquentation en salles qui explique forcément le ratio. Il faudrait étudier au cas par cas chaque film afin de voir quels sont ceux qui ont fonctionné ou échoué.

Jean Dujardin et Adèle Haenel dans Le Daim
"Le Daim" de Quentin Dupieux n'a fait que 4434 entrées en Belgique - © Atelier de Production (photo fournie par Diaphana Films)

Ce qui semble en tout cas certain, c'est que les films d'auteur à destination d'un public cinéphile pointu, portés ou non par la presse parisienne, ne fonctionnent pas comme ils le devraient en Belgique. Les ratios sont élevés et quand ils ne le sont pas, le nombre d'entrées reste beaucoup trop bas pour constituer un succès. Citons par exemple High Life (4308 en Belgique contre 36.466 en France), The Florida Project (8259 contre 44.897), The House that Jack Built (6781 contre 49.893), The Sea of Trees (3301 contre 28.106) ou L'Étreinte du serpent (2075 contre 20.309). Faut-il pour autant être fataliste quand on sait qu'il n'y aurait que 3638 à 9330 "cinéphiles pointus" en Belgique ? Peut-on faire augmenter cette tranche ? Si oui, par quels moyens ? Investir dans des outils ou des médias assurant la promotion du cinéma indépendant en sachant parler aux différents cinéphiles et aux différentes niches qui pourraient exister en Belgique ? Ce n'est en tout cas absolument pas la priorité actuelle des différents organismes de financement puisqu'ils travaillent essentiellement à la promotion du cinéma belge. Les distributeurs, les festivals et les cinémas, même s'ils obtiennent des subsides, font ce qu'ils peuvent mais il est évident qu'ils vont d'abord privilégier un cinéma d'auteur plus commercial tout en permettant à des films plus pointus d'être montrés.

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Le cinéma belge, un moule psychologico-réaliste

Pour un cinéphile lié aux Cahiers du cinéma, le cinéma belge ne fait pas partie de ses goûts. Les cahiers évoquent principalement les frères Dardenne, le plus souvent en mal ces dernières années, comme pour Deux jours, une nuit, "le film le plus schématique et le plus caricatural des frères"(18), La Fille inconnue, "à ce degré d’assèchement, le système Dardenne ne produit plus qu’une idée autarcique et routinière du cinéma"(19) ou Le Jeune Ahmed dans lequel "les Dardenne semblent plus que jamais piégés par leur impuissance à se renouveler et le formatage de plus en plus flagrant de leur cinéma"(20). Peu de mots positifs et de mises en avant également pour Joachim Lafosse, Guillaume Senez et les autres. Voire même un silence radio. Les films belges bénéficient rarement d'un éclairage critique favorable. Ils ne figurent jamais dans les tops annuels des Cahiers ou dans des dossiers spéciaux, et encore moins en couverture ou dans la partie "événement". Il existe donc clairement un désintérêt et une forme de rupture entre les goûts du cinéphile de tradition parisienne, et en particulier aux Cahiers du cinéma, et le cinéma belge produit ces dernières années, qu'il soit francophone (il s'exporte peu, nous le verrons, sans réel succès public) ou néerlandophone (à l'exception de Girl et The Broken Circle Breakdown, les films flamands s'exportent difficilement). Cette rupture, comme on l'a vu, pourrait déjà concerner d'emblée 30% des cinéphiles belges qui lisent la presse cinéphile française et Le Rayon Vert.

Il nous faut au préalable désamorcer une critique qui déforcerait sérieusement notre analyse chiffrée du cinéma belge francophone : la tentation d'identifier un jugement de goût esthétique à l'échec commercial d'un film. Un film n'est évidemment pas mauvais parce qu'il n'a pas rencontré son public et inversement. Cela reviendrait à faire de ses goûts une norme hyper subjective coupée de la réalité du terrain. Or, dans le cas du cinéma belge et avec les données que nous allons présenter, il est tentant de poser ces questions : faut-il changer quelque chose dans la manière de produire et de choisir les projets à financer ? Peut-on se contenter d'avoir produit autant d'échecs commerciaux ? Peut-on arrêter de soutenir un cinéaste qui a déjà réalisé plusieurs films ? Dans d'autres secteurs, jamais une telle logique ne pourrait perdurer. Si ça ne fonctionne pas, ne faut-il pas changer quelque chose ou, comme on dit, arrêter les frais ? Bien sûr, la vie d'un film est longue, mais parvient-il à vraiment rentrer dans ses frais, même avec un succès en France ? On peut en douter pour beaucoup de films belges francophones. La critique que nous allons formuler porte essentiellement sur la communication qui orchestre la promotion du cinéma belge car, derrière celle-ci, se cachent, si on en croit entre autres le documentaire #Investigation, des rapports de force où seuls ceux bénéficiant d'un laissez-passer ont la possibilité de mener à bien leurs projets de long métrage. Après plus de 20 ans d'essor, depuis le lancement de la fusée Rosetta en 1999, il est peut-être temps d'effectuer modestement une petite tentative d'état de lieu, tant esthétique (en gardant néanmoins une séparation avec le domaine économique) que d'un point de vue plus commercial où les discours des organismes annonceurs en tous genres, ceux qui veulent nous faire avaler des couleuvres, seront décortiqués. Une question restera ouverte : qui constitue le public du cinéma belge ?

Traditionnellement, le cinéma belge porte la lourde étiquette de "cinéma social", qui n'est pas juste à mes yeux. En effet, toujours selon ma position, le cinéma belge francophone n'est d'abord pas social mais psychologico-réaliste. C'est un cinéma qui fait des enjeux psychologiques, tant narratifs (l'histoire doit évoluer selon une ligne claire liée à l'état d'esprit des personnages) que descriptifs (la représentation d'un problème, d'une situation sociale, des personnages, etc.), son rapport principal au monde. Celui-ci induit toujours naïvement que ce qui est montré correspond à la réalité : rien ne vient faire basculer cette identié, rien ne vient travailler l'écorce de cette supposée réalité, d'où l'impression que les films belges sont extrêmement banals et que certains ressemblent à des téléfilms. Si les films abordent certes des sujets psychologiques différents, ils sont façonnés dans le même moule. C'est à ce niveau que le système "clé sur porte" évoqué par Michaël Degre prend sa source. Les organismes de financement (le centre du cinéma, Wallimage,...), dont le fonctionnement demeure obscur comme l'a bien relevé le reportage d'Alain Vaessen et Jean-Michel Dehon pour #Investigation, ne semblent prêts à accorder leur aide qu'à un scénario bétonné (porté par des producteurs qui ont le bon laissez-passer...). Forcément, dans ces conditions, les films se ressemblent, et c'est ce formatage qui, personnellement, me frappe et me dérange. La belle image de la diversité du cinéma belge éclate alors comme une baudruche. Cette identité esthétique, qui au fond n'en est pas une, ne peut que laisser de marbre un lecteur des Cahiers du cinéma car il y a très peu d'audace formelle dans le cinéma belge francophone mainstream, à savoir celui qui trouve le plus facilement le chemin des salles.

Lara au cours de danse dans Girl de Lukas Dhont
"Girl" de Lukas Dhont a réalisé 920.000 entrées en Europe, dont 270.000 en Belgique - © Kris De Witte

"De sorte que tout communique", un texte célèbre publié dans le n°527 de septembre 1998 des Cahiers du cinéma, vient appuyer notre constat. Stéphane Bouquet y livre sa définition du cinéaste-artiste. Influencé par la peinture, "qui sert d'arme de pointe à ces cinéastes qui trouvaient que le cinéma était un art rétrograde, la fiction plate, le réalisme creux, la psychologie une fadaise archaïque. Ces cinéastes-là étaient impressionnés par l'irruption de l'abstraction dans la peinture. Ils voulaient que le cinéma imite l'art plutôt que la nature, obéisse à la loi des formes, qu'il invente une nouvelle rythmique du regard, d'autres mécaniques de défilement, que le matériau devienne ce qu'il y aurait désormais à voir"(21). Bouquet cite non exhaustivement David Lynch, David Cronenberg, Tsai Ming-Liang, Hou Hsiao-hsien, Wong Kar-wai, Abel Ferrara, Lars von Trier, Jane Campion, Alexandre Sokourov, Béla Tarr, Michael Haneke ou encore Jim Jarmusch. "Leurs films sont soumis à un principe de création extérieur (une idée, un parti-pris formel, un dispositif esthétique, un Dogme par exemple) et le but de ces cinéastes-artistes est plutôt de produire un monde à partir d'un Principe premier clairement édicté que de regarder le monde réel quitte à l'organiser autour d'un point de vue (position classique du cinéma d'auteur)"(22). Par là, c'est tout un pan de cinéma qui est mis en crise : "À partir du moment où les cinéastes-artistes renoncent à révéler le monde, l'envie pointe forcément de délaisser aussi le personnage classique (vecteur de vérité psychologique ou social, moyen d'exploration du réel) pour des zones plus confuses de l'être, des champs inédits d'actions ou de présences au monde"(23). Stéphane Bouquet souligne enfin une idée fondamentale que les cinéastes-artistes fuient mais qui s'avère dominante dans le cinéma psychologico-réaliste : les contraintes de crédibilité (qui n'ont rien à voir avec l'authenticité). Celles-ci sont d'abord purement scénaristiques et leur respect influence pour beaucoup l'esthétique de nombreux films d'auteur à vocation réaliste. Le texte de Stéphane Bouquet résume à la fois nos goûts, nos attentes et nos rejets(24). Il met en tout cas clairement en lumière une sorte d'impasse esthétique que doivent affronter et dépasser les cinéastes-artistes.

Il existe peu de cinéastes-artistes en Belgique. Et lorsqu'on en trouve, les contraintes de crédibilité psychologico-réalistes tiennent en laisse les plus aventureux. Si on prend la sélection des Magritte 2019, ce sont à peu près tous des films psychologiques et engagés pour une cause bien documentée. Tant mieux, mais je n'en ai rien retiré et j'ai d'ailleurs écrit de longs textes critiques sur Le Jeune Ahmed, Nuestras madres et Lola vers la mer. J'avais plutôt aimé la fraîcheur de Seule à mon mariage de Marta Bergman, mais c'est un film au réalisme creux comme les autres. Au niveau des cinéastes dits "décalés", dont la belgitude serait si précieuse, il y a toute une série de films artificiels et poseurs, de Henri à Je suis mort mais j'ai des amis. Il y a par ailleurs Hélène Cattet & Bruno Forzani, qui peuvent laisser dubitatif même si leurs films expérimentaux envoient valser toutes les contraintes psychologico-réalistes. Le cinéma de Peter Brosens et Jessica Woodworth ne me touche pas du tout, ni celui de Jaco van Dormael. En revanche, les films de Fabrice du Welz, qui s'intéressent à l'absolu et à la passion, m'ont toujours intrigué par leur hétérogénéité même si Adoration, son dernier film en date, se rabat par moments un peu trop sur un terrain psychologique. Et comment, dans cette perspective, situer les frères Dardenne ? Il y a bien sûr chez eux d'abord un style et un dispositif esthétique. La question dans l'ensemble est plus délicate, laissons-la ouverte car nous n'avons pas les moyens de l'aborder ici : disons que le cinéma belge francophone est trop souvent malade de ses contraintes de crédibilité.

J'ai beaucoup écrit sur Le Rayon Vert autour du cinéma belge afin de mettre en lumière cette impasse psychologico-réaliste, qui se confond parfois avec un naturalisme cru qui enfonce encore le clou. Je n'ai pas cherché à cracher sur le cinéma belge — l'insulte, par ailleurs, semble être le mode de défense le plus utilisé par les chiens de garde. Une question se pose : si, en tant que cinéphile influencé par la chapelle française, je ne suis pas le public cible de la communication orchestrée autour des nos productions nationales, qui peut bien l'être ? À qui sont destinées les capsules Cinévox diffusées dans les salles ? Qui peut rêver devant les Magritte ? Qui peut se réjouir de voir des films parfois profondément tristes ? Le discours autour des films est souvent le même : on sait qu'on ne verra pas un chef d'œuvre quand on va voir un film belge. C'est un aveu terrible. Il y a ainsi beaucoup de condescendance envers nos films et ce n'est pas normal que cette situation persiste jusqu'à l'absurde en fonçant tranquillement droit dans le mur. L'avenir du cinéma, désormais lié à celui des plateformes SVOD producteurs de contenus, pourrait être hybride et donner naissance à d'autres types de films, et peut-être à un nouveau cinéma belge francophone.

Dans le chapitre du sondage du centre du cinéma consacré au cinéma belge francophone(25), certaines données ne trompent pas et convergent dans notre sens. Le public connaît de moins en moins son cinéma via les réalisateurs (21% contre 45% en 2015) et l'identifie même spontanément au fait qu'il est peu connu (13%). 44% des sondés pensent en premier lieu aux frères Dardenne tandis que 37% ne savent pas citer de réalisateurs. C'est ainsi que Lucas Belvaux (4%), Joachim Lafosse (4%) ou Guillaume Senez (1%) sont pratiquement inconnus des 1729 personnes figurant dans l'échantillon. Celui-ci, qui est composé de 1076 cinéphiles light et 653 cinéphiles plus assidus (heavy), indique ici un lieu commun qui est celui que le cinéma belge est peu connu du grand public. Or, même auprès des heavy, les réalisateurs belges restent peu cités et 36% n'en connaissent aucun ! Le sondage propose ensuite différentes qualités reconnues aux films. Les réponses assistées permettant un choix multiple, il n'est pas possible de dire avec précision ce que les sondés apprécient le plus et d'en tirer des conclusions. Certaines qualités relevées sont intéressantes : "films originaux" (23%), "films qui interpellent" (22%), "films qui ont de la profondeur" (22%) ou "films qui sensibilisent" (18%). Les réponses au sujet de la faiblesse sont quant à elles multiples : "films trop souvent sociaux" (17% contre 8% en 2015), "films tristes" (12% contre 5), "films déprimants" (11% contre 4), "films de festivals" (11% contre 4), "films trop sérieux" (11% contre 4) ou "films pas/peu originaux" (7% contre 2). Même si 28% ne répondent pas à la question, le désamour semble monter en flèche, comme le montre la page 42 du sondage où on voit également que les pourcentages sont encore plus élevés auprès des heavy.

Virginie Efira et Kacey Mottet Klein à cheval dans Continuer de Lafosse
"Continuer" de Joachim Lafosse n'a pas franchi la barre des 10.000 spectateurs - © Versus Production

Le chapitre se clôt sur une question : "Qu'est-ce qui vous inciterait à voir davantage de films belges francophones au cinéma ?". Là encore, des réponses assistées aux choix multiples pointent en premier lieu plus de promotion et de publicité (31%), plus de comédies (25%) et de sujets divertissants (25%), le fait qu'ils puissent rester plus longtemps à l'affiche (16%), des réductions (16%) ou encore des critiques plus favorables et positives (14% contre 17 en 2015). Le souhait de voir plus de comédies reste l'argument numéro 1. Mais il ne faudrait pas opposer grossièrement "cinéma intellectuel" (bien que ce ne soit pas la formule utilisée dans le sondage) et cinéma populaire, et copier par là ce qui se fait en Flandre. Or, avec le succès public de Mon Ket, Ni juge, ni soumise et Tueurs, un retour vers une forme de populisme semble se dessiner. La crise identitaire que traverse le cinéma belge francophone depuis vingt ans se pose beaucoup plus en termes financiers (c'est aussi logique, au vu des investissements) qu'en termes artistiques. Il ne faudrait donc pas interpréter ce désir de "sujets plus divertissants" comme une posture régressive. Le second axe sur lequel travailler est la promotion, ce qui est un peu étonnant puisque le cinéma belge francophone en bénéficie déjà de beaucoup, de Cinevox aux Magritte, en passant par le travail d'accompagnement régulier de la presse. Ne faut-il pas ici constater l'échec de dix ans de promotion du cinéma belge francophone qui n'aura pas réussi à mobiliser les spectateurs ? Rien n'est moins sûr et il faut analyser les chiffres en détail, ce que nous allons faire au chapitre suivant. Peut-être faudrait-il malgré tout poser la question autrement, en dépit de la confusion entre notre jugement esthétique et le succès des films en salles. Non plus sur la forme mais sur le fond. Car si les films ne donnent pas envie, les promoteurs auront beau retourner ciel et terre, personne ne viendra les voir en salles. Le problème pourrait venir du fait que les films promus ne correspondent pas aux attentes d'un public même hétéroclite. Les données disponibles dans le sondage pointent encore un gouffre important — que par ailleurs certaines adaptations des résultats essaient de réduire — malgré les beaux discours et toute la bonne volonté des organismes de promotion.

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Le cinéma belge en chiffres

Il est alors tout à fait logique que des journalistes comme Alain Vaessen et Jean-Michel Dehon se mettent à enquêter sur les coulisses de la bulle qu'est devenu le cinéma belge francophone. Car comment peut-elle être viable en reposant sur autant d'échecs, tant dans la production et la distribution des films, leurs ventes à l'international et leur promotion auprès de son propre public ? Et n'est-il pas tentant d'aller voir ce qui se cache derrière les langues de bois et tous les beaux discours qui veulent faire croire que tout est rose dans notre cinéma ? Il est maintenant nécessaire d'étudier les résultats des films belges francophones sortis depuis 2016 et leurs ventes en Europe. Nous les comparerons ensuite avec les résultats des films d'auteur étrangers pour voir où ils se situent exactement.

En 2019, Le Jeune Ahmed a réalisé le très bon résultat de 33.152 entrées. Duelles (le gagnant des Magritte) le suit avec 24.596 entrées, puis Continuer avec 9675 entrées, Nuestras Madres avec 7042 entrées, Fatwa avec 4169 entrées, Emma Peeters avec 4116 entrées, La Miséricorde de la jungle avec 3826 entrées, Seule à mon mariage avec 3093 entrées, Lola vers la mer avec 2956 entrées, Escapada avec 2861 entrées, By the name of Tania avec 2050 entrées, Cavale avec 379 entrées. En 2018, Mon Ket a cartonné avec 143.894 entrées, suivi du succès surprise Ni juge, ni soumise avec 77.316 entrées. Nos Batailles (le gagnant des Magritte) a réalisé 15.682 entrées, Une part d'ombre 9000, Bye Bye Germany 7271, Troisième Noce 6021, Carnivores 4038, Laissez bronzer les cadavres 3719, Un ange 3282, La part sauvage 1863 et Méprises 809. En 2017, Noces est le premier film belge francophone classé avec 42.381 entrées, suivi de Tueurs avec 36.081 entrées et Chez Nous avec 31875 entrées. Viennent ensuite Faut pas lui dire ! avec 21.877 entrées, Insyrated (le gagnant des Magritte) avec 12.684 entrées, Paris pieds nus avec 8528 entrées, Zagros avec 8503 entrées, Mon ange avec 4451 entrées, Even Lovers Get the Blues avec 1498 entrées, Je suis resté dans les bois avec 1204 entrées et Sonar avec 808 entrées. Enfin, en 2016, le trio de tête est composé de La Fille inconnue avec 28.093 entrées, King of the belgians avec 20.482 entrées et L'économie du couple avec 19.107 entrées. Viennent ensuite Les premiers, les derniers avec 15.753 entrées, Les chevaliers blancs avec 15.144 entrées, Keeper avec 9756 entrées, Parasol avec 4709 entrées, En amont du fleuve avec 3480 entrées, Le chant des hommes avec 2904 entrées, Mirage d'amour avec fanfare avec 2850 entrées, Je me tue à le dire avec 2088 entrées, Un homme à la mer avec 2025 entrées, Welcome Home avec 1971 entrées, Les Survivants avec 1000 entrées et Baden Baden avec 892 entrées.

Ce qui frappe en premier lieu, compte tenu de tous les développements effectués jusqu'ici, c'est que ces résultats ne sont pas mauvais en comparaison de ceux du cinéma d'auteur international. Même en 2016, qui est une année moyenne, les films belges devancent plusieurs de mes films favoris (également plébiscités par la presse parisienne) tels que Rester Vertical d'Alain Guiraudie, qui n'a réalisé que 611 entrées, Ce sentiment de l'été de Mickaël Hers qui a en lui fait que 196 (?) ou Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo dont les chiffres ne sont pas disponibles mais qui était sorti uniquement au Cinema Galeries. Certes, en 2019, qui est la plus mauvaise année pour le cinéma belge francophone, 8 films sur 12 n'ont pas franchi les 5000 entrées, Nuestras Madres et Continuer n'ont pas dépassé les 10.000, mais Le Jeune Ahmed et Duelles font mieux que plus de 115 films d'auteur internationaux. De manière générale, 27 films sur 50 n'ont pas fait plus de 5000 entrées, ce qui représente 54% des productions. Mais il ne faudrait pas occulter le fait que 21 films ont réalisé plus de 7000 entrées, dépassant souvent le seuil maximum de la tranche du cinéphile pointu que nous avons identifiée. Certains films ont été de francs succès, ce qui a de quoi rassurer un secteur en quête de succès publics et économiques — mais à quel prix ? Par contre, il n'a pas été possible de faire la distinction entre les entrées dans les cinémas flamands et wallons. Une film comme Duelles, avec Veerle Baetens au casting, a probablement fait plus d'entrées en Flandre où le phénomène Girl a réalisé plus de 270.000 entrées. Ce n'est pas demain qu'un film indépendant francophone obtiendra un tel résultat.

Ahmed et sa victime dans Le Jeune Ahmed
"Le Jeune Ahmed" des frères Dardenne a réalisé le bon résultat de 33.152 entrées en Belgique - © Christine Plenus

48% des films belges francophones parviennent donc à toucher un public plus large que celui de la cinéphilie pointue. Certains noms, les plus connus, mobilisent un peu plus de foule, sans que ce soit un raz-de-marée. Le cinéma belge francophone reste peu connu et, au vu des 54% qui ne franchissent pas les 5000 entrées, il est logique qu'on puisse réclamer, ne fus-ce que partiellement — sous la forme de projets tests ? — d'autres types de films, puisqu'il y a bien de l'argent pour les financer. Mais est-ce que le système actuel le permet ? Difficile à nouveau de répondre à cette question puisqu'il semble qu'il soit compliqué de faire changer les choses. Le nouveau financement Low Budget, qui a donné lieu au médiocre Losers Revolution, n'est pour l'instant pas une alternative convaincante. La sélection plutôt terne des Magritte 2019 le prouve aussi, mais restons-en là. Une chose sur laquelle il est possible de travailler est la notoriété du cinéma belge francophone dans les autres pays européens(26). Un argument souvent répété consiste à dire que beaucoup de pays envient notre cinéma et notre système de financement, mais également la "belgitude" sans que l'on sache exactement à quoi elle correspond au vu de la "diversité" des productions. Le principal argument avancé est le nombre de sélections dans les festivals belges et étrangers ainsi que les prix remportés. Or, tout film, long ou court, parcourt le monde autant que possible, allant parfois jusqu'à compter une centaine de sélections. Totaliser le nombre de ces sélections ne peut pas constituer un argument valable car rien n'est mesurable (audience de la salle, etc.). Quant aux prix, hormis ceux glanés à Cannes qui influencent de manière décisive la vie d'un film en salles et ses ventes à l'international (ainsi qu'un prix majeur à Berlin et Venise), les effets restent majoritairement limités. Ce point mérite une longue étude que nous ne pouvons pas mener ici.

L'étude des ventes et des résultats dans les autres pays européens montre qu'il existe un fossé entre la communication promotionnelle autour du cinéma belge et la réalité du terrain. Chiffres belges inclus (pour toutes les données qui suivent), seuls 6 films sur 50, La Fille Inconnue (26 territoires pour 488.000 entrées dont 186.000 en France), Insyriated (22 territoires, un beau résultat, pour 123.000 entrées), Paris pieds nus (16 territoires pour 240.000 entrées), L'Economie du couple (14 territoires pour 343.000 entrées dont 200.000 en France), King of the Belgians (12 territoires pour 100.000 entrées) et Le Jeune Ahmed (12 territoires pour 246.000 entrées dont 152.000 en France, le plus mauvais résultat des Dardenne), ont été vendus sur plus de 10 territoires européens (12%), alors que 14 films n'ont fait aucunes ventes sur d'autres territoires européens (28%). Pour le reste : Duelles a été vendu sur 8 territoires pour 54.000 entrées, Continuer a été vendu sur 5 territoires pour 58.000 entrées, La miséricorde de la jungle est à ce jour seulement exploité en France où il n'a fait que 4000 entrées, Seule à mon mariage a été vendu sur 4 territoires pour 8500 entrées, Lola vers la mer est à ce jour seulement exploité en France où il n'a fait que 23.917 entrées, idem pour Mon Ket (266.511 entrées en France), Une part d'ombre (13.923 entrées en France), Carnivores (38.262 entrées en France) et Je suis resté dans les bois (421 en France. Ni juge, ni soumise a été vendu dans 7 pays mais avec seulement du succès en France (209.797 entrées), Nos Batailles a été exploité sur 5 territoires sans succès sauf en France où il comptabilise 225.295 entrées, Bye Bye Germany a été vendu sur 10 territoires pour 100.000 entrées (dont 47.000 en Allemagne), Laissez bronzer les cadavres a été vendu sur 4 territoires pour 16.000 entrées, Noces a été vendu sur 7 territoires pour 171.000 entrées (dont 112.000 en France), Tueurs a été vendu sur 2 territoires seulement pour 80.000 entrées, Chez nous a cartonné en France (322.000 entrées) mais pas dans les 8 autres territoires où il a été exploité, Les premiers, les derniers a été vendu sur 6 territoires pour 139.000 entrées (dont 105.000 en France), Les chevaliers blancs a été vendu sur 5 territoires pour 234.000 entrées (dont 196.000 en France), Keeper a été expoité sur 7 territoires pour 46.000 entrées (dont 12.000 en France), Keeper a été expoité sur 2 territoires pour 8.000 entrées, En amont du fleuve a été vendu sur 4 territoires pour 10.000 entrées (dont 5000 en France), Je me tue à le dire a été vendu sur 4 territoires pour 10.900 entrées et Baden Baden a été vendu sur 4 territoires pour 26.000 entrées (dont 22.000 en France).

Si le nombre d'entrées à l'échelle européenne pour de nombreux films est plus que satisfaisant (deviennent-ils alors rentables ?), et que par là ils obtiennent un certain succès public, il faut constater en revanche que le nombre de pays dans lesquels les films sont exportés reste très faible et que la France s'impose comme le principal pays importateur. On ne peut donc clairement pas parler d'une fièvre du cinéma belge. Pour rayonner en Europe, il faut, selon les données disponibles, être exploité dans au moins 20, 25 voire même 30 pays, comme c'est le cas de beaucoup de films d'auteur internationaux. Les frères Dardenne font partie de ceux-là. Le Gamin au vélo a engrengé 1,5 million entrées dans 27 pays, Deux jours, une nuit 1,21 million dans 28 pays et La Fille inconnue 488.000 dans 26 pays. Si les chiffres sont définitifs, Le Jeune Ahmed sera leur plus mauvais résultat, aussi bien en termes d'exportation qu'au nombre d'entrées, et celui-ci entérinera une chute vertigineuse entamée depuis 2011. Girl a pour sa part rassemblé plus 920.000 spectateurs à travers 30 pays européens, un score exceptionnel, à ranger auprès de celui du Tout nouveau testament de Jaco van Dormael en 2015 avec 2,35 millions d'entrées dans 30 pays européens. Les barrières de la langue et de la culture ne peuvent pas être systématiquement avancées comme argument. Par contre, des cinéastes ayant pignon sur rue en Belgique, comme Joachim Lafosse, Bouli Lanners, Lucas Belvaux (hormis le succès de ses films en France), Sam Garbarski, David Lambert, Fabrice du Welz, Olivier Masset-Depasse, le duo Hélène Cattet & Bruno Forzani ou Frédéric Fonteyne sont probablement aussi inconnus d'un public étranger, cinéphile ou non, qu'ils ne le sont d'une grande partie du public belge (si on se base sur le sondage du centre du cinéma). Et au niveau des cinéastes belges francophones ayant signé leur premier ou deuxième film ces 4 dernières années, aucun d'entre eux n'a rencontré à ce jour un succès européen, à l'exception d'Insyriated. Dans le reportage de #Investigation, Jeanne Brunfaut, directrice du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel de la fédération Wallonie-Bruxelles, précisait que certains cinéastes obtenaient plus facilement des financements parce qu'ils participaient à "l'image de marque" du cinéma belge. Celle-ci, on le voit, est purement spéculative et ne se vérifie pas dans les chiffres. Seuls les frères Dardenne et Jaco Van Dormael représentent notre pays durablement à l'échelle européenne.

Définir une tendance et des lois demeure difficile, voire même impossible. Certains films ne s'exportent pas comme on pourrait le croire tandis que d'autres réussissent au-delà de toute prévision. De petits films d'auteur, passés inaperçus en Belgique, ont réussi à rencontrer du succès en Europe. Citons par exemple Piranhas de Claudio Giovannesi (687 entrées en Belgique mais 379.000 dans 17 pays européens), Border de Ali Abbasi (4183 entrées en Belgique mais 450.000 dans 32 pays européens), Le Caire Confidentiel de Tarik Saleh (9087 entrées en Belgique mais 581.000 dans 19 pays européens), Été 1993 de Carla Simón (6834 entrées en Belgique mais 330.000 dans 22 pays européens), Fais de beaux rêves de Marco Bellocchio (4305 entrées en Belgique mais 398.000 dans 27 pays européens), Olli Mäki de Juho Kuosmanen (1148 entrées en Belgique mais 119.000 dans 28 pays européens), Francofonia de Alexandre Sokourov (493 entrées en Belgique mais 173.000 dans 22 pays européens), El Clan de Pablo Trapero (3750 entrées en Belgique mais 370.000 dans 17 pays européens), Jusqu'à la garde de Xavier Legrand (9337 entrées en Belgique mais 530.000 dans 24 pays européens), The Guilty de Gustav Möller (11611 entrées en Belgique mais 821.000 dans 27 pays européens), Les Oiseaux de passage de Ciro Guerra et Cristina Gallego (4537 entrées en Belgique mais 246.000 dans 21 pays européens), Yuli de Icíar Bollaín (5360 entrées en Belgique mais 524.000 dans 16 pays européens), Celle que vous croyez de Safy Nebbou (8912 entrées en Belgique mais 449.000 dans 19 pays européens), Transit de Christian Petzold (2349 entrées en Belgique mais 252.000 dans 28 pays européens), Heureux comme Lazzaro de Alice Rohrwacher (6604 entrées en Belgique mais 357.000 dans 30 pays européens), Foxtrot de Samuel Maoz (6904 entrées en Belgique mais 208.000 dans 30 pays européens), L'Apparition de Xavier Giannoli (7281 entrées en Belgique mais mais 515.000 dans 26 pays européens), The Florida Project de Sean Baker (8259 entrées en Belgique mais 660.000 dans 31 pays européens), Burning de Lee Chang-dong (10.502 entrées en Belgique mais 476.000 dans 24 pays européens), American Honey d'Andrea Arnold (3439 entrées en Belgique mais 224.000 dans 20 pays européens), Mademoiselle de Park Chan-Wook (16.238 entrées en Belgique mais 782.000 dans 27 pays européens), Baccalauréat de Christian Mungiu (12.955 entrées en Belgique mais 455.000 dans 27 pays européens), Elser, un héros ordinaire d'Oliver Hirschbiegel (3192 entrées en Belgique mais 363.000 dans 20 pays européens) ou encore Ma Ma de Julio Medem (1649 entrées en Belgique mais 288.000 dans 28 pays européens).

Dans ce contexte chiffré, et même si les films d'auteur belges francophones ne font pas moins d'entrées que de nombreux films d'auteur internationaux, il est légitime de s'intérroger sur la communication et le consensus, tant esthétique (certes qui est ici évalué au départ de ma posture sociologique, mais la question a le mérite d'être ouverte) que culturel, qui opèrent actuellement en Belgique autour de la grande qualité du cinéma belge francophone.

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