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Emile (Paul Kircher) dans la forêt dans Le Règne animal
Critique

« Le Règne animal » de Thomas Cailley : Science-fiction républicaine

Guillaume Richard
La phrase de René Char que répète deux fois François dans Le Règne animal apparaît inadéquate et inopérante : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». Le film ne redessine en effet jamais les frontières de l'ordre auquel il se soumet et qui est imposé par une conception républicaine du monde ne tolérant aucun trouble de l'ordre public. Heureusement, une seule et unique scène, une scène d'amour, vaut le détour en faisant éclater les barrières imposées par le scénario.
Guillaume Richard

« Le Règne animal », un film de Thomas Cailley (2023)

L'utilisation du concept de « film malade » est une tarte à la crème qui convient pourtant très bien, littéralement, au deuxième film de Thomas Cailley, Le Règne animal. Les humains sont en effet touchés par une sorte de pandémie qui les transforme en animaux, sans qu'on ne sache exactement si chacun y passera ou si des facteurs virologiques sont à l'origine des mutations. Le Règne animal est un film malade parce que son énergie déborde sans logique précise soit du côté de la comédie, soit du côté de la fable politique réactionnaire, et une scène réussie, faisant décoller le film, est souvent plombée dans la foulée par une scène mal écrite ou ratée visuellement à cause d'effets spéciaux grotesques. À l'image de l'aigle interprété par Tom Mercier, à qui il pousse d'abord une aile et dont l'apprentissage au vol durera le temps du récit, Le Règne animal boite et traîne parfois son ambition comme un boulet, pouvant mordre plusieurs fois la poussière en plein rythme de croisière, avant de redécoller et ainsi de suite. Cette maladresse constante se retrouve aussi, et surtout, dans la géographie du film et les choix de Thomas Cailley de se mettre plutôt du côté de l'ordre que du désordre, en ne pénétrant réellement qu'un fois dans le cœur de la forêt de l'altérité, là où les animaux chassés par les humains se réfugient. Certes, le cinéaste s'intéresse à la transformation d'Émile en loup, qui prendra la forme d'une découverte puis d'une acceptation de l'altérité, mais celle-ci évoluera toujours dans le cadre strict d'un récit d'exploration du corps qui est un cliché du cinéma de science-fiction (qu'on retrouve d'ailleurs dans d'autres films français récents comme Titane ou Teddy). Jamais les mutations ne sèment de troubles politiques dans l'ordre policier. Heureusement, une seule et unique scène, une scène d'amour, fait éclater un court instant les barrières imposées par cette organisation républicaine du monde.

Dans L'Empire vous divertit, Matthew Alford et Tom Secker ont montré patiemment comment le lobby militaire, représenté par le Pentagone et la CIA, fournissait non seulement du matériel (véhicules, équipements, etc.) mais imposait aussi des modifications dans le scénario de nombreux films hollywoodiens. Cela tombe peut-être sous le sens, mais si la police et/ou l'armée s'impliquent dans la production d'un film, elles laissent forcément leur emprise quelque part ou, du moins, des limites sont fixées dans la représentation de leur image. Pourquoi en serait-il autrement en France ? Le Règne animal a coûté 15 millions d'euros et la police comme les militaires apparaissent régulièrement à l'écran. Ils ne sont jamais montrés sous un mauvais jour même si le spectateur est invité à s'opposer à tous ceux qui utilisent le mot « bestiole » pour nommer les humains-animaux, ce que font quelques policiers (mais aussi d'autres personnages), mais pas tous, comme la sympathique Julia jouée par Adèle Exarchopoulos, au point que ce visage porte-drapeau d'une police bien propre sur elle devient, une fois n'est pas coutume, agaçant. Une séquence ne laisse planer aucun doute sur la question. Alors que François (Romain Duris) fait ses courses dans un supermarché, une créature sème la pagaille et il intervient en pensant peut-être retrouver sa femme, à tort. Julia le félicite alors d'avoir agi « en républicain ». La réplique est franchement hilarante, une des pires entendues depuis longtemps. Est-elle à prendre au sérieux ? Tout porte à le croire. Le Règne animal est souvent drôle et enchaîne les moments cocasses mais ici, impossible d'y voir une satire de la police assurant le maintien de l'ordre républicain, par ailleurs grande entaille entachée de sang du gouvernement Macron. Au contraire, l'arsenal policier et militaire est au service d'une idéologie : un ordre nécessaire contre le chaos que pourrait engendrer une coexistence des hommes et des animaux définitivement inadaptés à une vie en société. La coexistence, même si elle est défendue par les personnages sympathiques du film, est impossible dans cette configuration de l'espace-temps qui relègue les créatures dans la forêt ou dans des centres fermés dont le spectateur est invité à imaginer les conditions de détention inhumaines.

Thomas Cailley ne filme jamais l'intérieur d'un centre fermé. Au début du film, François et Émile rendent visite à leur femme/mère dans ce qui est déjà une sorte de centre où elle semble calme, à l'exception de quelques débordements visibles à la vue des traces de griffes dans le mur. La mutation de la mère d'Émile n'est pas encore accomplie et, lorsqu'on la retrouvera dans la forêt, on se doute bien qu'une telle créature ne pouvait pas être maintenue en centre fermée autrement que par la force. Il est en ce sens logique que le bus transportant les quarante créatures finisse dans le ravin. Tout cet aspect reste cependant invisible et sujet à l'interprétation. Qu'est-ce que Le Règne animal rend alors visible ? La différence opposée à la « normalité » comme processus suscitant la peur et la haine, car personne ne veut se transformer en animal, et le pouvoir politique n'a pas de solution pour mettre en place un monde commun et équitable. Thomas Cailley semble craindre autant que certains de ses personnages ce qu'annonce le titre de son film. Le seul espace de rencontre possible se trouve dans la forêt. Une grande scène, à la fin du film, montre Émile côtoyer des créatures au plus profond de la forêt avant une rafle visant à les capturer. C'est le seul moment où la viabilité de ce monde semble envisageable et indépendante d'une visibilité déterminée par un ordre policier républicain. François et Émile passent certes beaucoup de temps dans la forêt mais ils n'atteignent jamais sa part secrète et ses virtualités potentielles : la promesse d'avenir qu'elle porte en son cœur. À l'image du film, le père et son fils restent en lisière de forêt.

Emile (Paul Kircher) et Romain Duris dans la forêt dans Le Règne animal
@ StudioCanal

La phrase de René Char que répète deux fois François apparaît alors inadéquate et inopérante : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». Le Règne animal ne redessine jamais les frontières de l'ordre auquel il se soumet et qui est imposé par une conception républicaine du monde ne tolérant aucun trouble dans l'espace public. Le film de Thomas Cailley est proche de District 9 (2009), avec lequel il partage une géographie relativement similaire où les extraterrestres sont concentrés dans une zone. Si on considère que le film de Neill Blomkamp est politiquement à droite, qu'en est-il pour Le Règne animal ? Le gérant poujadiste du restaurant dans lequel François travaille, qui confectionne des t-shirts anti-bestioles, dit à un moment que le vol de cochons se fait aussi bien par des créatures que par des gitans. La blague tombe à plat (comme celle de Julia) et est le produit du monde policier bien à droite dont elle est le symptôme, l'antipathie envers les petits restaurateurs vertueux n'étant pas si évidente. Le Règne animal tirerait-il malgré tout à boulet rouge sur la droitisation de la société française ? C'est au spectateur de faire le travail en démêlant les différents cordons ombilicaux du film-monstre qu'ils ont devant eux.

Impossible aussi de ne pas penser aux films de super-héros américains, notamment dans la scène d'ouverture du Règne animal (et ailleurs) qui veut en mettre plein la vue. Le film est donc aussi animé par une volonté d'imiter le grand cinéma majeur hollywoodien à échelle française, et nous ne devrions pas faire la fine bouche après avoir tant critiqué le cinéma psychologico-réaliste. Sauf que Thomas Cailley donne l'impression de ne pas savoir sur quel pied danser, alternant des scènes d'action ratées et des moments intimes réussis. Quand Émile découvre sa mutation, et donc une forme d'altérité, il la voit longtemps comme un fardeau et le film devient beau quand, au contraire, il se met à l'accepter, par misanthropie peut-être, pour retrouver sa mère surtout, ou simplement parce que la transformation lui ouvre de nouveaux possibles que le film ne montre pas, ou plutôt ne peut pas montrer puisqu'il se joue sur le terrain de l'ordre public.

Une seule et unique scène vaut le détour. C'est une scène d'amour qui fait enfin basculer Le Règne animal dans l'expérience de l'altérité qu'il appelle dans son programme et que de nombreux personnages défendent. Émile et Nina (Billie Blain), une fille de sa classe, tombent amoureux assez vite. Le soir d'une fête locale, ils font l'amour dans un champ alors qu'Émile est déjà en train de se transformer en loup. Nina l'embrasse passionnément, « Je le savais » lui murmure-t-elle. La puissance du désir fait éclater les barrières imposées par le scénario, la scène est superbe et fait suite à une autre séquence nocturne où les deux amoureux criaient dans la nuit en essayant de s'entendre l'un l'autre. C'est donc là, dans la nuit, quand les policiers et les militaires dorment et lâchent du terrain, que la rencontre entre l'homme et l'animal devient possible. Le trouble dont parle René Char fait enfin effet sur les personnages et dans la structure narrative du film. Malheureusement, à l'instar du moment où Émile se retrouve au cœur de la forêt, la police n'est jamais loin pour remettre de l'ordre. Émile est alors traqué pour être capturé et envoyé dans le hors-champ du film qui est le destin esthétique et politique de toutes les créatures.

Le choix du titre du film est bien curieux. C'est même une fausse promesse, ou du moins celle-ci est toujours en gestation. De quel règne s'agit-il puisqu'il est loin d'être arrivé et d'occuper tout l'espace ? Est-ce qu'il sous-entend que tous les êtres humains vont se transformer ? Le Règne animal serait alors un film situé au crépuscule de l'humanité qui vit la fin de son époque avant un retour à la nature. Si c'est le cas, il est bien dommage que Thomas Cailley ne se soit pas intéressé à cette histoire en filmant cette transition en lieu et place d'un blockbuster républicain où chacun doit être à sa place pour ne surtout pas qu'un nouveau monde commun soit inventé.