Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Alain Chabat et Léa Drucker explique leur incroyable histoire dans Incroyable mais vrai
Critique

« Incroyable mais vrai » : Quentin Dupieux et une certaine idée de l'enfer

Guillaume Richard
Il n'est pas toujours facile pour le spectateur d'habiter le monde dantesque de Quentin Dupieux. Le cinéaste se montre intransigeant, radical, et sa vision de l'enfer terrestre constitue, dans toute sa cohérence, une œuvre à part. Enfer et folie, tel est encore le programme d'Incroyable mais vrai qui, dans le même temps, peut être vu comme un film un peu moralisateur.
Guillaume Richard

« Incroyable mais vrai », un film de Quentin Dupieux (2022)

Les films de Quentin Dupieux donnent une certaine idée de ce que pourrait être l'enfer sur terre : un enfer à échelle humaine taillé dans le cauchemar, les dérèglements de la perception et l'impossibilité de former un vivre-ensemble. L'officier Duke (Mark Burnham) ne dit pas autre chose à la fin de Wrong Cops (2013) durant l'enterrement de son collègue qui s'est "envolé au paradis", à l'instar de Denise (Adèle Haenel) qui, dans Le Daim (2019), affirme qu'au fond nous sommes tous seuls avec nous-mêmes. L'enfer, chez Quentin Dupieux, ce sont aussi bien sûr les autres puisque toute tentative de former un vivre-ensemble échoue, à l'exception peut-être de l'amitié qui unit les deux potes de Mandibules (2021) et celle des acteurs de la troupe de Au Poste ! (2018). Avec Incroyable mais vrai, Dupieux continue de travailler ces différentes idées sous une autre forme. Si le film peut décevoir par son manque de travail sur la porosité des différents niveaux de réalité — Réalité (2014) est peut-être à ce titre le chef d'œuvre du cinéaste — il offre quand même une nouvelle version de cet enfer terrestre travaillé de film en film par Quentin Dupieux.

Incroyable mais vrai suit un couple, Alain et Marie, qui s'achète une nouvelle maison où se trouve une trappe dans la cave qui débouche sur... l'étage supérieur de la maison. Ce trou possède un double pouvoir : l'emprunter permet à la fois d'avancer dans le temps de douze heures et de rajeunir de trois jours, un maléfice plutôt qu'une porte magique, une descente vers l'enfer. L'étrangeté est cependant ici réduite à une idée de scénario qui travaille moins la perception de la réalité et des images que dans les précédents films du cinéaste. Si Incroyable mais vrai opère certes quelques boucles temporelles, il maintient une forme de réalisme grâce notamment au personnage d'Alain Chabat qui refuse d'utiliser le trou et qui, par là, résiste à l'étrangeté distillée par le récit. Alors que sa femme deviendra accro à la trappe afin de retrouver sa jeunesse et devenir mannequin, il préférera vieillir normalement et le film se terminera sur une séquence où il pèchera tranquillement aux côtés de son chien, loin de toute bizarrerie, protégé d'une certaine idée de l'enfer.

Alain Chabat et Léa Drucker regarde dans le trou de la cave dans Incroyable mais vrai
© Atelier de production - Arte France cinéma - Versus Production

Quelle est-elle, justement ? Elle est double. D'un côté, elle se traduit par l'obsession de Marie qui cherche à retrouver sa jeunesse. Sauf qu'emprunter la trappe a un effet collatéral grave : le corps pourrit de l'intérieur en étant dévoré par des fourmis. Marie finira folle et internée dans un hôpital psychiatrique (comme d'autres personnages de Dupieux) où elle verra ces dites fourmis sortir de son corps. Cette fascination pour le pourrissement intérieur, qu'il soit physique ou mental, n'est pas nouveau chez Dupieux, elle est corrélative de sa vision de l'enfer, on pense par exemple à l'eczéma imaginaire dont souffre Dennis (Jon Heder) dans Réalité ou à l'espèce de schizophrénie de Georges (Jean Dujardin) dans Le Daim. De l'autre, à travers les personnages de Gérard (Benoît Magimel), le patron et ami d'Alain, et Jeanne (Anaïs Demoustier), sa copine potentiellement "nymphomane", le cinéaste dépeint une certaine forme d'humanité motivée par la bêtise contre laquelle il faudrait aussi se protéger. Car avoir ce genre d'amis est bel et bien cauchemardesque. En se moquant ouvertement des femmes qui ne veulent pas vieillir et des beaufs qui ont une bite (mécanique) à la place du cerveau, Incroyable mais vrai peut aussi être considéré comme un film un peu moralisateur, donc un des moins intéressants de son auteur. Il y avait déjà de ça dans Steak (2007) mais le film est beaucoup moins sérieux et amer qu'Incroyable mais vrai. On pense aussi à Wrong Cops et son portrait infernal et au vitriol d'une police corrompue jusqu'à la moelle évoluant dans un monde irrespirable.

Il faut néanmoins reconnaître à Quentin Dupieux le fait d'avoir réussi à filmer depuis ses débuts une certaine idée de l'enfer. Certes, il n'est pas toujours facile pour le spectateur d'habiter ce monde dantesque et de s'y retrouver, mais il ne faudrait pas juger pour autant cet aspect-là de son cinéma. Le cinéaste se montre intransigeant, radical, et sa vision de l'enfer terrestre constitue, dans toute sa cohérence, une œuvre à part.

Une autre piste intéressante peut aussi être avancée et il faudrait écrire longuement dessus : le rapport entre l'imaginaire et la folie. Il est assez significatif de constater que la frontière qui sépare de nombreux films dits décalés, poétiques, absurdes ou mêlés au rêve, avec la folie et ses dérivés est parfois extrêmement mince. C'est bien sûr le cas chez Quentin Dupieux, mais aussi par exemple chez Michel Gondry, Charlie Kaufman, Spike Jonze ou encore Jean-Pierre Jeunet(1).

Enfer et folie, tel est encore le programme d'Incroyable mais vrai dont le sens du titre marque moins une révélation qu'un constat à accepter. Tous les films de Dupieux sont des cauchemars éveillés où il est pratiquement impossible d'échapper sauf ici, par l'entremise d'Alain qui acceptera de vivre pépère après avoir rebouché la trappe de la cave. À la différence des autres films de Dupieux, rien ne semble pouvoir l'atteindre, il s'épanouit dans une réalité qui n'est jamais remise en question, pas même par le trou. Chose très étonnante mais quand même, au bout du compte, avons-nous envie d'habiter dans le monde d'Alain et de partager sa solitude ?

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Quentin Dupieux