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Anna Karina et son courtisan dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
Rayon vert

« Vivre sa vie » de Jean-Luc Godard : Des touches sur la bouche

Jérémy Quicke
Dans le générique de Vivre sa vie, le visage de Nana/Anna Karina, point nodal des douze tableaux et l’heure et demie du long-métrage, nous chuchote de prêter attention aux jeux de langage à venir : des circulations entre image et lettre, parole et silence, voix intérieure et extérieure. En d’autres mots : que peut la bouche des actrices et acteurs de cinéma ?
Jérémy Quicke

« Vivre sa vie », un film de Jean-Luc Godard (1962)

Il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu'une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil : dans cet extrait du Portrait Ovale d’Edgar Allan Poe, lu par la voix de Jean-Luc Godard à la fin de Vivre sa vie (1962), la bouche apparait comme le dernier détail du portrait de la femme, peint avec obsession par son mari. La bouche, c’est aussi le premier mouvement du quatrième long-métrage de Godard. Les premières images resurgissent aisément à la mémoire : le visage de Nana (Anna Karina) entre ombre et lumière sur les notes envoutantes de Michel Legrand. En le revoyant, pourtant, un détail oublié émerge, au milieu de l’image à la manière de la lettre volée dans un autre fameux récit de Poe. Le visage d’abord est seul au centre de l’écran, avant que n’apparaisse en son milieu le titre du film en grandes lettres blanches : Vivre sa vie – film en douze tableaux. Une ou deux secondes passent. Juste en dessous du “l” de “film”, un premier mouvement : elle ouvre sa bouche, fait sortir sa langue, peut-être murmure-t-elle un ou deux mots que nous n’entendons pas. Le générique continue, la musique s’arrête puis recommence, les gros plans s’enchainent. Le visage de Nana, qui va constituer le point nodal des douze tableaux et l’heure et demie du long-métrage, nous chuchote de prêter attention aux jeux de langage à venir : des circulations entre image et lettre, parole et silence, voix intérieure et extérieure. En d’autres mots : que peut la bouche des actrices et acteurs de cinéma ?

Bruits du monde et silence divin

Le charme que Vivre sa vie continue de susciter provient entre autres, c’est souvent entendu, de sa multiformité. Ses douze tableaux offrent une variété de tons, de rythmes et de façons de filmer celle qui en agence l’unité. Mais les tableaux sont traversés par les lettres : chaque chapitre semble répondre au précédent du point de vue des jeux de langages qui peuvent s’y entendre et s’y lire-ainsi que leur absence. Au générique d’ouverture qui varie entre le thème de Michel Legrand et le silence, succède un premier tableau rempli du début à la fin par les bruits prosaïques d’un café parisien et un dialogue plutôt trivial entre Nana et Paul (André S. Labarthe). La jeune femme est initialement filmée de dos, sa bouche nous échappe mais nous l’entendons mentionner son désir d’être actrice et se demander comment bien prononcer certains mots, ce à quoi l’homme répond qu’“on n'est pas au théâtre”. Godard provoque du contraste entre le générique et le premier tableau, et conclut ce dernier par une dissonance à l’intérieur de la dissonance : les bruits importuns du flipper font naitre dans la bouche de Paul une curieuse anecdote entre le banal et la métaphysique : si on enlève l’extérieur d’une poule, il reste l’intérieur, et si on enlève l’intérieur on voit son âme. Nana ne dit rien. Est-elle cette poule, ayant à traverser les bruits du monde pour trouver sa langue intérieure ?

Les bruits de la ville perdurent, Nana a du mal à se faire entendre dans la rue face aux voitures qui passent dans l’arrière-plan. Elle refuse donc l’invitation à diner et se rend au cinéma pour la fameuse séance de La Passion de Jeanne d’Arc. Pour un instant, elle se retire des bruits du monde et retrouve le silence. Le film est muet bien sûr, mais les bouches bougent et les mots s’affichent sur l’écran. Fuir les conversations de café pour écouter les mots intérieurs, entendre la voix de Dieu qui est aussi celle du Cinéma grâce aux collages godardiens. A noter que Godard se permet, bien avant les Histoire(s) du cinéma, de jouer et de bricoler avec les mythes : il mélange intertitres et sous-titres dans les images du classique de Dreyer. Il s’agit peut-être d’une stratégie pragmatique pour augmenter le rythme de la séquence, mais cela rejoue aussi la collision entre écrit et image annoncée dès le générique. Et si Nana pleurait le deuil d’un paradis perdu où l’on peut communiquer sans parole ? Le deuil de ne plus pouvoir être Renée Falconetti, une actrice de cinéma muet ? L’heure est pourtant au parlant, Nana doit donc retourner dans les méandres bruyants de la ville et les conversations de café. Le seul rôle qui lui advient alors, martyre certes mais loin de la sainte filmée par Dreyer, plus proche d’une autre Jeanne, Dielman (Chantal Akerman, 1976) est celui de prostituée.

Pas sur la bouche

Au début du tableau 5, Godard introduit la prostitution comme une affaire de langage. Nana marche dans les “boulevards extérieurs”, la caméra la quitte pour cadrer d’autres femmes qui attendent contre un mur. La première mâche quelque chose sans ouvrir la bouche. La seconde regarde de côté, sa silhouette semble dominée par des mots plus grands qu’elle écrits sur le mur (une publicité : “Le Maillot-Palace / Tous les jours / Permanent / de 14h à 24h”). Le plan suivant fixe la phrase “Sortie de gros camions”, fait entrer Nana dans le champ, tout de suite accostée par un homme qui lui demande si “c’est ici”. Les messages publicitaires remplacent les sous-titres et intertitres de Dreyer, et les prostituées apparaissent d’abord comme des femmes privées de langage. Dans la chambre, Godard filme seulement la négociation du prix, oblige son héroïne à dire “oui” à l’homme qui lui demande de se “mettre toute nue” mais termine par un geste révélateur, peut-être le mouvement le plus décidé et déterminé du corps de Nana jusqu’ici : elle refuse de se faire embrasser sur la bouche. Dernière frontière qui tombe, celle qui faisait apparaitre le titre du film ou les paroles divines de Jeanne, serait-ce en laissant sa bouche à un inconnu que Nana devient véritablement prostituée ?

Anna Karina dans son cabaret dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
© Solaris Distribution

L’image du visage en peine contraste ensuite avec de nouvelles conversations de café et le bref espoir d’un autre chemin incarné par un couple assis à la table d’à côté, et la chanson romantique de Jean Ferrat, voix sans corps ni écrit, peut-être entendue au juke-box, peut-être revenue à la mémoire de Nana. Très vite revient le prosaïque, par les bruits du flipper et les coups de feu de la rue. Au tableau suivant, il survient par l’écrit sans le son : nous regardons longuement sa main écrire une lettre afin de postuler un emploi de fille de joie. La lettre à peine finie, apparait Raoul (Sady Rebbot) le proxénète, comme une figure surnaturelle venue valider le pacte faustien, lui ôter la parole et vampiriser les mots écrits par sa main. La question du contrat domine ensuite la bien connue séquence du tableau 8. Alors que Godard filme les multiples gestes de la prostitution par des cadres fragmentés et des coupes rapides, nous écoutons en voix-off un dialogue didactique entre les questions de Nana et des réponses protocolaires énoncées par une voix mécanique. A l’écran, sa bouche reste fermée. La prostitution, paroxysme du capitalisme et de la domination sociale qui s’y joue, se raconte ici comme un contrôle à la fois du corps et du langage des femmes – leurs bouches. Seule résiste timidement la voix de Nana qui acquiert le pouvoir de passer en off.

Autre tableau, autre contrepoint et autre tentative d’émancipation. Luigi veut faire sourire Nana en lui proposant un tour : imiter un petit garçon qui gonfle un ballon. Nul besoin de mots, tout passe par l’expression de son visage, et bien sûr de sa bouche. Juste avant, la jeune fille était triste de rater une séance de cinéma. Cette fois, le langage sans paroles des films muets se fait chair. Luigi et Nana éprouvent la joie de retrouver la bouche de l’enfant qui n’en revient pas(1). Elle y répond par une danse euphorique sur un long travelling serpentant à travers toute la pièce, sur une musique quasiment sans paroles. Encore mieux : la libération des voix vient même s’incarner à la table des conversations de café grâce à la rencontre avec le philosophe Brice Parain.

Philosophie de comptoir, passion muette et regard caméra : vivre ses vies

Au milieu des bruits des couverts, des tasses, des assiettes ou encore des serveurs(2), les deux personnages conversent autour de l’amour, la vérité, le mensonge, et bien sûr le langage et le silence - Nana pose timidement une question qui hante l’ensemble du film, “est-ce que penser et parler, c’est pareil ?”. Ce contraste sonore donne à la conversation un aspect improvisé, pris sur le vif. Comme si Nana devait s’ancrer dans les bruits du monde pour faire naitre en elle les mots de l’émancipation, et dans un même mouvement s’émanciper des mots : juste après avoir demandé au philosophe comment trouver le mot juste, elle nous offre un regard caméra silencieux. Brice Parain déclarait que “quand on parle c’est une autre vie que quand on ne parle pas”. Cette autre vie, c’est aussi celle que permet le cinéma, devant lequel le spectateur ne parle pas, sinon par un dialogue intérieur entre lui et le film. C’est ce que Nana a vécu face à Dreyer, même si elle imite ici la Monika de Bergman (1953). Elle n’est plus seulement spectatrice, le cinéma s’incarne désormais en elle dans le monde. L’opposition entre muet et parlant n’a plus lieu d’être. Elle peut désormais vivre ses deux vies, à la fois dans les mots du philosophe et le silence des regards caméra de l’actrice.

Le douzième tableau offre un ultime jeu langagier. Nana parle avec un “jeune homme” dont nous n’avons jamais entendu la voix. Leur dialogue est rendu sous forme de sous-titres. En d’autres mots, ils sont devenus des personnages de cinéma muet comme ceux de Dreyer. Le jeune homme lit Poe, ce qui fait surgir la voix de Jean-Luc Godard himself pour lire la nouvelle du Portrait Ovale. La voix du cinéaste se voit donc attachée au jeune homme, ce qui invite bien sûr à entendre cette nouvelle comme une déclaration de la passion du cinéaste pour son actrice(3). La lecture finie, un dernier dialogue muet permet au couple d’exprimer leur amour. Si l’épilogue tragique force Nana à sortir une dernière fois dans les bruits du monde et l’oblige à prononcer ses ultimes phrases pour tenter de s’échapper, elle aura pu un instant toucher le paradis perdu de la communication sans parole, qui est aussi celui du cinéma. Au fil de ces douze tableaux, Godard a varié les jeux sur les bouches des actrices et acteurs ainsi que sur les techniques du septième art : muet, parlant, voix-off, bouches montrées ou cachées, bruits des cafés et paroles philosophiques. La bouche comme possible intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur de la poule ? Il reste au spectateur de cinéma, devant l’expérience chaque fois recommencée du visionnage, à se réapproprier ces questionnements pour trouver sa propre langue. Il suffit de regarder les bouches et d’écouter simultanément les voix et les silences de Nana, Jeanne, Jean-Luc et les autres.

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