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Timothée Chalamet en Bob Dylan dans Un parfait inconnu
Critique

« Un parfait inconnu » de James Mangold : L'Amérique sidérale

David Fonseca
Pour une bonne partie de la critique, Un parfait inconnu de James Mangold, serait un non-biopic sur Bob Dylan. Un film sur un inconnu qui le demeurera. Un parfait inconnu serait donc un drôle de film. Un film qui n'a pas de programme, qui refuse le programme prévisible du biopic, pour en déjouer les pièges. Il faut dire au contraire que cette absence de programme tient lieu de programme. Elle parle de l'Amérique d'aujourd'hui, une surface plane, lisse, un désert où prospère tranquillement la vermine.
David Fonseca

« Un parfait inconnu », un film de James Mangold (2024)

Un parfait inconnu est un film cohérent. Il ne ment pas sur son titre. Bob Dylan demeurera tout son long un parfait inconnu. James Mangold aurait ainsi déjoué tous les pièges du biopic classique. Il en aurait détourné les codes pour en inventer un nouveau type, le biopycat. Imitant le biopic, il aurait commis une infraction au genre à la manière dont le grand criminel hollywoodien le pratique sans vergogne pour se redorer le blason. Un parfait inconnu serait un film de tueur en série qui, imitant le genre, l'aurait liquidé, en en détournant les codes. James Mangold se pensait astucieux. Il s'est conduit en béni non-non, un yes-man retourné comme un gant à l'égard de son sujet. Le biopic n'a pas disparu avec son soldat Dylan. Le cinéaste l'a fait renaître de ses cendres et autrement plus puissamment.

Pourtant, à lire les uns, les autres, James Mangold aurait évité deux pièges.

Le premier, celui de n'avoir pas fait, précisément, un biopic canonique. Ces dernières années, le genre serait devenu la caution morale d'Hollywood. Pour s'être fourvoyé dans la marvellisation depuis le début de son histoire, sa logique de super-héros contaminant toute sa production, Hollywood aurait pensé se sortir par le haut en faisant du film à dramaturgie pour public adulte – le biopic –, un refuge en quête de sérieux. L'objectif ? Faire de l'artisanat mais à partir de mythes déjà constitués. Mais, tout fordien, Hollywood aurait standardisé le genre. Le biopic se serait égaré dans une mécanique de chœur. Derrière l'image, il y aurait toujours un sale petit secret freudien à découvrir, qui révélerait à la fois le talent et les problèmes psychologiques du héros. A priori, il est vrai, dans Un parfait inconnu, la douleur est déportée ailleurs, sur un autre personnage, ce chanteur alité que vient voir Dylan dans un hôpital, par quoi s'ouvre et se fermera le film.

Un parfait inconnu aurait encore évité la grandiloquence du biopic, son caractère épique, sa démesure à vouloir embrasser d'un regard acribique et synoptique la vie d'un artiste, ses hauts, ses bas, son génie. Un parfait inconnu serait alors modeste dans ses intentions. Il resserre, en effet, ses enjeux sur une courte période, le début de carrière de l'artiste, jusqu'à ce que celui-ci vire sa cuti en 1965, passe de la folk au rock électrique, pour ne pas terminer lui aussi hospitalisé, chloroformisé dans un seul registre, tuberculisé pour ne plus avoir assez de souffle dans les poumons pour chanter, soit la réponse de ses anticorps au conformisme.

Cette période des débuts est pourtant connue. Elle n'en demeure pas moins nébuleuse. Si elle participe de la mythologie de Dylan le jour où il a abandonné la musique folk pour la guitare électrique, nul ne sait bien pourquoi. Or, James Mangold ne cherche pas à révéler la vérité de ce diamant. Il conserve le mystère de son étoile. Ce choix de Dylan n'est pourtant pas anodin. Il lui fera perdre son aura auprès de son premier public qui voyait en lui le contest song par excellence, un prophète contestataire des nouveaux temps en devenant une icône rock planétaire. Si chacun ignore donc les détails de l'histoire, Un parfait inconnu se constitue autour de cette logique de trou noir. Puisque nul ne peut connaître, au fond, Dylan, James Mangold va faire un choix de réalisation particulier. Dylan sera saisi non pas à partir du point de vue de l'artiste, mais de ceux qui l'entourent. James Mangold filmera les regards sur un regard absent.

Le pari de James Mangold est dès lors de montrer chacun des détails de cette histoire, mais dont l'amoncellement finit par dissimuler l'ensemble. Bob Dylan ne sera jamais expliqué. Il sera regardé en majesté par et depuis les autres. L'accumulation de détails comme de regards permettrait ainsi d'éviter de traquer l'envers freudien du chanteur. L'exhaustivité, ramasser toute une carrière derrière une explication, serait laissée aux diseurs de bonne aventure, pour une raison évidente (à suivre James Mangold) : il serait impossible de faire un film sur Dylan puisque Dylan se serait toujours refusé d'être assignable à une identité près. Quand le biopic essentialise, James Mangold déminéraliserait son Dylan. La multiplication des détails comme des regards portés sur lui en diffracterait les perceptions possibles. Quand Dylan serait (vu de) partout, Dylan serait nulle part. Car Dylan, qui a construit sa propre mythologie, l'aurait déconstruite en permanence. À porter de nombreux masques, il serait donc impossible de lui en ôter le seul véritable qui révélerait son visage. Mais à n'avoir pas de face, à vouloir insister sur ce creux, quand bien même y aurait-il des bosses chez l'artiste, Dylan en devient une image lisse.

James Mangold croyait échapper au biopic. Il le reconduit. Il similibiopise Dylan. Le voici repris par la loi de bipolarité des erreurs chères à Gaston Bachelard : à vouloir refuser absolument le biopic, en optant pour un choix antipode, il biopise pourtant. À dédaigner retirer le masque, le film en devient le masque du masque pour dévoiler un signifiant sans signifié. Un pauvre mannequin, intérieurement creux, un étui qui se met en vitrine pour être vu et se revêt de ses plus beaux atours pour mieux dissimuler le vide de son être. Pire, la présence-absence de Dylan est rendue à sa mythologie.

James Mangold ne refuse pas du tout le mythe. Au contraire, la multiplicité des regards portés sur Dylan en reconfigure la puissance, pour le rendre tout à fait inaccessible. Ces regards ne permettent pas de voir Dylan en sa vérité. Ils en circonscrivent l'aire afin de la délimiter, une enveloppe de regards interdisant d'en pénétrer le centre. Ces regards, par effet de subsomption, installent les conditions du contrôle comme de la surveillance du mythe. Dylan n'est pas et ne sera donc pas filmé comme un homme normal. Il lévite. Derrière ce masque, chacun le super-héroïse. Homme sans figure, ce masque en devient son identité. James Mangold pensait éviter l'essentialisation. Il transforme son or en plomb. Il cristallise Dylan. Un effet augmenté par le jeu de Thimothée Chalamet, dans la deuxième partie du film, annoncée par un carton, soit l'année 1965, l'année de tous les risques, l'année de tous les changements.

Timothée Chalamet en Bob Dylan durant un concert dans Un parfait inconnu
© Searchlight Pictures

Quand le regard de Dylan/Chalamet était encore à hauteur d'homme dans la première partie du film, les yeux dans les yeux, le super-héros se refuse aux regards transportés sur lui dans son deuxième morceau. Les yeux se baissent. Un regard froncé, noir, univoque, métaphorisé par ces lunettes noires que portent le singer, dont Roland Barthes disait déjà qu'elles étaient le signe comme le révélateur, par surcroît, de ce qu'elles souhaitaient pourtant dissimuler : le chagrin comme l'identité. En somme, moins on peut voir Dylan, scruter son secret, plus on l'aperçoit, davantage chacun des personnages du film le surdimensionne comme le spectateur qui ne peut le saisir qu'à travers des regards qu'il regarde. Une constellation de regards qui, gravitant autour de Dylan, en révèle la force d'attraction comme d'annihilation.

Ces regards produisent plusieurs effets. Ils sculptent d'abord Dylan du dehors. Lui font son épaisseur, délivrent sa corporéité. En régime mangoldien, ils installent ensuite une architecture intérieure et extérieure de puissance : intérieure, Dylan absorbe les regards, un trou noir ; extérieure, cette constellation forme forteresse, épaisse comme un mur, un tressage de regards qui enveloppe Dylan dans ses multiples tores. Autant de regards accumulés qui, ceignant Dylan, se panoptisent, le protège de toute forme d'immixtion, manière de protéger ce territoire comme d'éclairer la venue de leur messie, chacun le voyant littéralement surgir comme une sorte de nouveau prophète à chacune de ses apparitions. Une logique de regards qui impose son joug, sa loi.

Paradoxalement, ce refus d'aller voir derrière le masque montre ce qu'il dissimule, l'iconisation de l'idole, une logique statuaire, pour ne s'intéresser qu'à la cosse. En effet, la première et la deuxième partie du film sont articulées par un fondu au noir à l'écran, puis un carton indiquant l'année 1965. James Mangold n'expliquera jamais ce passage, refuse de montrer l'envers du carton. Il regarde donc les regards qui voient surgir non pas un homme normal mais un génie, montré comme un génie, un être inspiré en permanence, qui tiendrait ses formules du Très-Haut, sortie de sa lampe sans que nul ne l'ait frottée au préalable. Un génie sans conditions. Ne pas scruter l'horizon Dylan, curieusement, ne le normalise pas mais l'exceptionnalise : le génie est précisément ce qui survient de nulle part comme ce fondu au noir, pour un être qui serait sans valence, un talent qui ne s'explique pas, sans antécédence.

Dylan apparaît en effet comme une figure du génie dès l'entame du film, un être venu du lointain, sans origine mais avec une destinée à accomplir (il arrive en voiture). Un être inspiré, sous cathéter divin, qui écrit, chante comme il respire, hosties en bouche délivrées à la volée. Chaque fois que s'ouvre sa voix, vient ce contrechamp du regard, bouche bée, lèvres pulpées. Un film quasi théorique sur le champ/contrechamp. Mais quand James Mangold veut mettre en abyme le regard du spectateur, il intime l'ordre d’admirer ce qui est vu, sans jamais le questionner. Dylan n'est plus qu'une image, personnage Mickey au service du divertissement, dans un film aux allures de parc d'attraction. Tous ces regards qui se pâment lors de son arrivée à Greenwich Village en deviennent symptomatiques. Ces regards sont purement illustratifs. Ce sont les regards de figurants dans une version Disneyienne, où chacun est à sa place pour donner à voir l'ambiance que l'on s'imagine. Le personnage joué par Edward Norton – Pete Seeger, apôtre de la folk –, qui revient comme un gimmick, un schème gaguesque, est la version la plus accomplie de ce regard, pour un film produit par une filiale Disney.

On ne saura donc jamais qui est Robert Allen Zimmerman derrière Dylan, certes, qui n'en devient pas moins un film couverture de magazine, dont le commerce est une couverture. Un film publicitaire qui dit qu'il n'y a rien derrière la porte verte. Une carte postale. Un film sur l'Americana qui sied bien, finalement, au retour de Trump au pouvoir, articulé sur le fantasme d'une Amérique qui n'a jamais existé. Thimothée Chalamet incarne alors une image qui elle-même n'incarne rien, sinon le rêve d'une Amérique rance. James Mangold filme le vide de cette image venue depuis non pas les années 50, mais 60, soit depuis sa période des Lumières, ces regards de chacun sur l'artiste : 1962 pour le premier album de Dylan, Kennedy au pouvoir.

Le film en devient malgré lui ce que Dylan reproche à ses contemporains, qui contemplent le rien. D'abord, lorsque Dylan commence à électrifier son instrument, au grand regret de ceux qu’il désigne avec mépris « les prêcheurs de pureté », James Mangold, à ne pas vouloir le décompliquer, lui rend tous les honneurs. Purifie même ses impuretés en en demeurant au stade de l'image. Un parfait inconnu en devient autant ce que Dylan reproche à la musique de l'immense star Joan Baez, un film trop joli. Si Un parfait inconnu en était demeuré à ce seul stade, chacun aurait pu simplement passer son chemin, faire son road trip en compagnie d'autres artistes. C'est pourtant à l'instant où il est le moins intéressant que le film révèle son importance, sa portée sociétalo-politique.

Un parfait inconnu est congruent avec l'Amérique dont parle Jean Baudrillard : tout est signe finalement dans le film, où simulacre et simulation font fonction de réalité et d'expérience. Tout comme Jean Baudrillard traversant l'Amérique notait dans un carnet ces signes, Un parfait inconnu est une litanie de signes. L'évanescence de Dylan en est le signe permanent.

L'écroulement du sens est partout dans le film de James Mangold. Se produit une perte d'axe dans l'espace et le temps, qui est pour le moins problématique pour un prétendu (non-)biopic. Car si le Dylano Americanus est en constant mouvement dans le film (il arrive à bord d'un véhicule dans ses premières secondes gestatrices), si circuler entre les univers musicaux est son emploi naturel – du folk, mais d'emblée, assène Dylan, avec une légère nuance, pour passer au rock –, Dylan est comme déterritorialisé, hors-sol, hors-temps. Son mouvement procède d'une forme spectaculaire d'amnésie. Rien ne persiste de lui qui ne soit pas naturalisé, contaminé par les modes de représentation de l'artiste comme son modèle médiatique. James Mangold retrouve cette obstination américaine à fabriquer un vrai faux. Au fond, Dylan n'est ni un rêve ni une réalité, quand certains critiques le voient filmer comme un « homme normal », il est une hyperréalité. Il n'est plus qu'un gigantesque hologramme à l'instar des États-Unis.

Il y a là comme un effet Trump. On peut se demander, en effet, plus de deux siècles après Tocqueville ce qu'il reste de commun comme de démocratique dans cette figure mise en regard dans le film, qui ne semble appartenir à personne, sauf à elle-même ? Dylan est pareil à Trump dans le film de James Mangold, son sourire ironique, sa chevelure, sa popularité comme triomphe du simulacre et de la simulation ; un sourire euphorique programmé – l'effet dentifrice/l'effet L'Oréal – une surface à laquelle rien n'adhère, un Teflon singer. Une cohérence parfaite du look, une performance dont l'essentiel est simplement d'être crédible. Si l'image présidentielle de Trump suit aujourd'hui la logique publicitaire, Un parfait inconnu métaphorise le système politique américain qui efface les différences : il n'y a personne, au fond, derrière tous les regards portés sur Dylan. Il n'y a qu'un seul regard, admiratif, qui suit une logique autoroutière. Le film mime une autorégulation des flux automobiles sur les freeways. Tous dans la même direction, sans que le choix individuel y prenne part. Aucun regard démocratique sur la star du peuple.

Dylan en devient une version du désert US. Il n'est pas qu'un simple décor. Il forme la base continue de ses variations dunesques, dont le sommet atteint l'année 1965, mais selon une logique pendulaire, selon laquelle tout change, rien ne change. Métaphoriquement, le désert Dylan gagne alors les consciences de chacun dans le film, en représentant le territoire d'une utopie, un monde sans fausse note, une utopie qui chante, sans doute, mais qui est un ajournement dans le film, une utopie qui refuse donc de s'actualiser, qui se refuse à naître, à devenir réalité, une image pure de la pureté.

Finalement, si James Mangold s'interdit de lever le voile sur Dylan pour en faire apercevoir toute la vérité nue, c'est pour ne pas en révéler l’artifice. Il ne veut pas se risquer à soulever ce que Voltaire nommait « le voile de la fable ». Non que le spectateur en quête de sens stabilisé soit exposé à une interdiction quelconque de sa part. Simplement, ce que chacun découvrirait alors, c’est rien, ce rien que le héros de Pierre ou les ambiguïtés, dans la nouvelle de Melville, se refusait à voir au principe de toute chose, ce rien qui est au cœur de l'action trumpienne : « La vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes ; il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien. Parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde, il s’imaginait, dans sa folie, qu’il avait atteint à la substance non stratifiée. Mais, si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la Terre, ils n’ont trouvé que strates sur strates. Car, jusqu’à son axe, le monde n’est que surfaces superposées. Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide ; au prix d’horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et… il n’y a personne ! L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant »(1).

Ce rien, c'est le corps de Dylan, un corps-patrie, corps-Amérique étendu, Amérique détoilée de ses impuretés. Une Amérique lissée, fut-elle celle d'un petit con, barricadée selon une logique de mirador qui surveille ses territoires, ces regards qui protègent la statue Dylan. Un cinéma au barbelé pour un pays aux murs montés. Mais à désinfecter de la vie ce qu'elle abrite de mort, c'est la vie même qui sera, un jour, frappée.
 
 

« Un parfait inconnu » de James Mangold : Where am I ?
par Louis Leconte

Toute émotion procurée par un film est-elle bonne ? Au cinéma, l’émotion fait-elle valeur en soi ? Si oui, alors je devrais trouver que Un parfait inconnu est un bon film, puisqu'il a indéniablement réussi à m'émouvoir. Or, je n'ai pas aimé le film, et je n'ai pas aimé l'émotion qu'il m'a imposée. Problème, donc. Problème déjà ressenti devant le Here de Robert Zemeckis. Une enquête s’impose dès lors afin d’élucider la nature de cette émotion problématique dont je ne veux pas, et de comprendre ce qui en elle me rebute.

Un parfait inconnu apparaît comme un contrepied parfait au I’m Not There de Todd Haynes, ce biopic en trompe-l’œil qui évaporait la figure de Bob Dylan dans la multiplicité de ses représentations. D’avantage objet que sujet, Bob Dylan y était un prétexte : un nœud de faisceaux diffractés reflétant chacun un fragment de l’esprit du temps étatsunien de l’époque. Todd Haynes, attaché à l’idée d’un cinéma queer subvertissant la norme depuis son centre, trahissait la forme du biopic en se débarrassant du héros-comme-unique-moteur-de-l’histoire au profit de la multiplicité des figures, parcours et régimes d’images ; et, ce faisant, finissait naturellement par évacuer Bob Dylan lui-même. Mangold, au contraire, s’accroche de toutes ses forces à son héros, ne le lâche pas d’une semelle. Il fait de Bob Dylan le centre névralgique de son film : rien n’existe autour, ni ailleurs, que le génie indéniable et le charme renfermé du chanteur folk devenu icône.

Car tout élément extérieur (le civil rights movement, le Festival de Newport) n’est appréhendé qu’en tant qu’il participe à l’écriture de la légende Dylan. De même, tous les personnages qui gravitent dans l’orbite du héros ne le sont qu’en tant que faire-valoirs (nous y reviendrons). L’horizon d'Un parfait inconnu est donc celui, attendu, de la mythification. Horizon qui repose nécessairement sur un certain degré d’abstraction. James Mangold filme en effet la vie de Dylan comme une vie de cinéma hollywoodien, une vie qui s’ordonne sans entrave, dans laquelle toutes les rencontres sont à point nommé. Cette vie qui coule, imperturbable, vers un inexorable succès. L'artiste génial est toujours-déjà engagé sur la voie de la réussite. Les jeunes années new-yorkaises de Dylan ne sont donc pas prises dans leur matérialité (quelles galères ? quelles pensées ? quelles frictions ?), mais comme une simple idée de vie. Ou, plus justement, comme un fantasme.

Elle Fanning en admiration devant Bob Dylan dans Un parfait inconnu
© Searchlight Pictures

La voilà, la piste probante de l’enquête : le rejet de la matière du monde au profit de sa reconstruction fantasmée. Rejet qui a, pour partie, fondé le rapport au monde de l’enfant puis du jeune adolescent que j’ai été. C’est ici que je dois assumer la donnée toute personnelle de la démonstration, tout en maintenant l’intuition qu’elle ait été partagée par d’autres. Face à l’insatisfaisante réalité de son environnement, il arrive que l’enfant se construise, par les voies de l’imagination, un havre temporairement salutaire : la possibilité d’un monde taillé à sa mesure, dont les affects dominants correspondent aux siens, et dont les forces structurantes conviennent toujours à lui être favorables. Ainsi, dans le film de James Mangold, le monde se plie entièrement au destin de grandeur promis à Dylan. Toutes ses forces y concourent, il suffit à Dylan de se présenter, d’être là ; le monde fera le reste.

Dans un tel monde, l’enfant aime à se projeter admiré, adoré par autrui. Un scénario - apparemment commun - dont se nourrit ce fantasme est celui de l’enfant imaginant ses proches assister à son propre enterrement. Celui-ci jouit alors d’imaginer l’assemblée éplorée prendre soudain conscience de la personne géniale qu’il était – qu’il est en fait encore, si elle se donnait la peine d’ouvrir les yeux. Il est arrivé à l’enfant que j’étais de succomber à ce scénario. Or, c’est précisément le semblant de réalité que James Mangold façonne pour Dylan (donc pour nous), en particulier par l’entremise des personnages féminins. Il faut compter le nombre de plans cadrant les regards béats dont Sylvie Russo puis Joan Baez couvrent le jeune Bobby Dylan, avec l’intensité d’une rencontre messianique. Ces regards ne disent qu’une chose : Dylan est génial ; c’est évident et surtout irrésistible. On ne peut que succomber à ce charme inné. L’enfant est aux anges.

S’éclaire alors la nature de l’émotion que m’a procuré le film. Ce qui m’a ému, c’est d’avoir été absorbé par l’illusion de ce monde idéal, contrefait ; de l’avoir vécu comme réalité possible. Cette émotion ne m’a pas plus car elle est un pis-aller, extraite d’un refuge mélancolique cotonneux creusé dans l’enfance pour s’abstraire du monde. Or, mon désir d'adulte est tendu vers la nécessité d’échapper à ce refuge, pour enfin faire corps avec le monde ; que ce soit son contact qui préside à ma vie affective. Ceci nécessite un certain degré de présence, de présent. Mais Un parfait inconnu ne cristallise aucun présent. Tout y est ramené au passé : la relative abstraction de la reconstitution historique de la vie du jeune Dylan en appelle au passé du spectateur, ou plutôt à un sentiment de son passé, si bien que le film ne joue que sur une seule tonalité affective : celle de la nostalgie.

Et quoi de mieux pour activer la nostalgie que les bonnes vieilles chansons de Bob Dylan, connues et reconnues, sans doute vaguement attachées à une période de la vie de chaque spectateur. Cette profusion de covers de Dylan ne signe-t-elle pas l’impuissance de Mangold a requérir les moyens propres du cinéma pour produire quelque chose d’unique, en même temps qu’elle atteste de l’horizon nostalgique de tout son film ? James Mangold fait mine de dire : « Regardez ce qu’a été la vie de Bob Dylan », mais son film fait tout autre chose. Il dit : « Fermez les yeux car il n’y a rien à voir. Écoutez et laissez-vous absorber par ce rêve musicale conçu pour activer les affects réchauffés de la nostalgie ». Mon émotion ne m’a pas plu parce qu’elle est un leurre. Je n’en veux pas parce qu’elle cherche à me maintenir en état de mort affective – ressens cela et, coupé du monde, tu ne ressentiras rien d’autre.
 
 

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