« Aline » de Valérie Lemercier : Comique biopic
Biopic musical qui se décale vers la comédie ou comédie qui se décale vers le biopic musical, le film de Valérie Lemercier sur Céline Dion s’éloigne singulièrement de la satire ou de la parodie que l’on pouvait attendre ou craindre, et affirme son étrangeté, sa bizarrerie, à la fois par son refus systématique de la moquerie et par la composition « monstrueuse » du personnage d’Aline.
« Aline », un film de Valérie Lemercier (2020)
À l’heure où l’on qualifie tout et n’importe quoi de « décalé », Aline, le dernier film en date de Valérie Lemercier, semble pour le coup tout désigné par ce qualificatif usé jusqu’à l’os. Tout d’abord parce qu’il décale un biopic musical vers la comédie – ou inversement une comédie vers le biopic musical – ; ensuite parce l’humour de Valérie Lemercier, à l’œuvre dans ce film, se « décale » à plusieurs reprises vers le drame et le premier degré ; enfin, très pratiquement, par le « décalage » de la sortie du film – à plusieurs reprises, dû au covid. Mais ce film multiplement décalé est aussi et surtout un film profondément bizarre, à la limite même du monstrueux. Bizarre est d’ailleurs son point de départ : comment l’idée a pu germer dans l’esprit de Valérie Lemercier de concevoir un – long – film entièrement dédié à la vie et à la carrière d’une artiste ultrapopulaire et toujours en activité ? La question se pose d’autant plus que, derrière l’artifice du glissement patronimique (de Céline Dion à Aline Dieu, autre « décalage »), tout est « vrai » si l’on puit dire, à savoir que tous les éléments biographiques vécus et toutes les chansons interprétées par Aline à l’écran, le sont également par Céline dans la réalité.
Quelques éléments de réponses sont apportés dès les premières minutes du film, quand toute sa bizarrerie et sa « monstruosité » commencent à se dévoiler par petites touches. Après une introduction dédiée aux parents d’Aline et à l’impressionnante fratrie dont elle sera le dernier membre, la première scène présentant Valérie Lemercier dans le rôle-titre la fait endosser celui-ci au moment de sa petite enfance, alors qu’elle est témoin d’un spectacle donné par ses frères et sœurs. Cette scène ne dévoile en réalité que le haut du visage de l’actrice – des yeux aux cheveux – mais crée déjà le trouble chez le spectateur, lui aussi témoin d’un spectacle étrange : celui d’une actrice et humoriste au visage familier incarnant, enfant, une chanteuse populaire au visage tout aussi familier. Jamais aucun effort n’est fait visuellement pour que Valérie Lemercier ressemble véritablement à Céline Dion – à part peut-être dans la partie « adolescente » à travers l’artifice des « dents pourries » – mais le pacte de croyance s'opère malgré tout assez facilement : c’est ainsi, Valérie Lemercier joue Céline Dion, et le fait qu’elle le fasse dès le début, dès les origines du personnage, rend la chose presque évidente, comme un état de fait.
Cela n’empêche pas que ce personnage hybride, mi-Lemercier, mi-Dion, apparaisse également d’entrée comme un « monstre », un « freak » que cette scène inaugurale ainsi que la suivante viennent définir comme tel. Dans cette autre scène, dans laquelle Aline – toujours petite fille – chante à un banquet familial, un effet visuel montre Valérie Lemercier de loin, miniaturisée à côté d’un orchestre de bal, et de laquelle sort une voix irréelle. Car Aline n’est pas uniquement faite de Céline et de Valérie, elle est aussi implémentée des voix d’Emma Cerchi (enfant) et de Victoria Sio (adulte), laquelle réinterprète pour le film tous les tubes de Dion. Quoi qu’il en soit, ces premières apparitions de Lemercier en Aline montrent un personnage – une « créature » – hors norme, qui pourrait très bien d’emblée être explicitée comme drôle, voire ridicule, et dont la simple présence à l’écran pourrait constituer un gag en soi. Mais ces choix de présenter le personnage et son interprète en ne la dévoilant visuellement que graduellement, par petites touches – d’abord les yeux, puis le dos, puis tout le corps, mais de très loin – évacuent tout de suite l’hypothèse d’un film satirique ou d’une grosse comédie qui tache. Le fait même de calquer – principalement par le montage, assez peu par des effets spéciaux – un visage d’adulte sur un corps de petite fille pourrait faire un effet bœuf par l’entremise d’un gros plan bien gras et bien senti, mais il n’en est rien. Par les choix de mise en scène opérés par Valérie Lemercier, Aline affirme tout de suite son identité.
Cette démarche se décalque d’ailleurs sur tout le film. Cela pourrait être un film à l’humour satirique se déclinant sur le modèle et la structure d’un biopic classique, mais c’est à l’inverse un biopic au premier degré dans lequel se détachent des moments, des touches d’humour sans que celui-ci ne soit jamais vraiment satirique ni même caustique. En s’attaquant à ce sujet, Valérie Lemercier aurait pu pleinement emprunter une démarche satirique, moqueuse, voire cynique, mais il n’en est jamais rien. Lemercier ne se moque jamais d’Aline ni de Céline, ni d’ailleurs d’aucun de ses personnages, donnant même à certains d’entre eux assez d’espace pour acquérir une certaine profondeur (notamment Guy-Claude, alter-ego de René, le mari/manager de la chanteuse). L’expérience de spectateur devant ce film se révèle in fine très étrange car l’on peut alternativement oublier que l’on se trouve devant une comédie, puis, la scène suivante, oublier qu’il s’agit d’un biopic finalement assez dévot. On pourrait dès lors parler de film schizophrène mais l’expression ne serait pas non plus juste, tant ce qui est ici proposé est étrange. Parfois, une même scène peut faire éprouver successivement, voire simultanément, le rire et une réelle émotion au premier degré, quand bien même l’on se reprendrait la seconde d’après en se disant que tout cela n’est tout de même pas très sérieux, pas très « cinéma », pas très « noble ». Mais pourtant, l’effet est bien là. La sensation de voir quelque chose de singulier, d’expérimenter quelque chose de nouveau en tant que spectateur, est bien réelle. Et cela tendrait tout de même à prouver que cette expérience-là est bel et bien une expérience de cinéma, une expérience esthétique, et certainement pas uniquement celle d’un divertissement plat provoqué par un long sketch parodique.
Ce n’est pas le cas puisque parodie il n’y a pas. Le fait même de prendre presque au pied de la lettre et au détail près le déroulé de la vie de Céline/Aline – évidemment scandé ou strié par des ellipses parfois aussi abruptes que surprenantes – enlève presque de lui-même la potentialité parodique, et ajoute au trouble, à l’impression d’être devant une hagiographie viciée, un canevas de « success story » basique dans lequel l’intrusion d’un élément perturbateur – Valérie Lemercier et son humour à elle – viendrait tout dérégler, mais juste un « chouïa », histoire de défriser légèrement l’ensemble. Ainsi, le film dans sa globalité garde l’apparence d’un biopic musical classique, faisant parfois penser à l’inventaire chronologique d’une carrière mêlée à une vie privée, présentée dans des films tels que Bohemian Rhapsody, ou encore Ray. Sa durée (2 heures), ainsi que des scènes complètes faisant parfois une référence directe à des mélodrames musicaux récents – la scène finale qui reprend l’idée de celle de A Star is Born, ou encore l’usage récurrent de la chanson There Was a Boy, entendue notamment dans Moulin Rouge – viennent encore donner du crédit à cette hypothèse d’un film musical au premier degré. Mais c’est surtout ce qu’il reste du film après sa vision – cet état de déboussolement total du spectateur qui croit avoir vu quelque chose de précis, tout en sachant que ce n’est pas tout à fait le cas –, cette perte de repères, qui lui confère toute sa singularité, son originalité et sa saveur très étrange.
Poursuivre la lecture autour du biopic musical
- Sébastien Barbion, « Barbara de Mathieu Amalric : le biopic à l’ère de sa reproductibilité technique », Le Rayon Vert, 22 août 2019.
- Sébastien Barbion, « Bohemian Rhapsody de Bryan Singer : Les débordements du Biopic », Le Rayon Vert, 20 juin 2019.