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Le jardin de la maison à coté du camp de la mort de Auschwitz dans The Zone of Interest
Esthétique

« The Zone of Interest » de Jonathan Glazer : La petite maison dans la prairie aux bouleaux

Des Nouvelles du Front cinématographique
On ne sort du noir qu’après avoir replongé dans son miroir. Alors ce n’est plus Auschwitz-Birkenau que nous regardons par les bords d’un hors-champ saturé de ce que nous en savons, c’est le plus grand complexe concentrationnaire et génocidaire nazi qui nous scrute depuis une profondeur de champ qui a cessé depuis longtemps d’être innocente. La perspective est un viseur et le spectateur en est la cible. L’ordinaire administratif et domestique est un autre cercle de l’enfer qui a fait l’économie des immunités symboliques du déni. Eux savaient, nous savons et notre savoir est en berne. Reste le miel des cendres que The Zone of Interest cultive avec une sophistication à la limite qui interroge avant de convaincre du pire. L’inhumain est dans notre dos comme devant nous. Le sol carrelé d’un monument qui, s’il ne tremble pas souvent, ne tient qu’à dresser un nouveau tombeau pour la modernité et la mémoire désœuvrée des souffrances niées de l’autre côté du mur, ce noir miroir qu’il nous faudra toujours passer, non seulement parce que cela nous concerne, mais encore parce que nous en sommes cernés.

« The Zone of Interest », un film de Jonathan Glazer (2023)



« L’inhumanité de l’art doit renchérir sur celle du monde au nom de l’humain »
(Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, éd. Gallimard, 1962, p. 141)

« Ils nous semblent résolument étrangers et étrangement proches, presque nos contemporains »
(Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, éd. Gallimard/NRF-coll. « essais », 2020, p. 11)


0) Ouvrir au noir

Au commencement, le plan est noir ; à l’ouverture, le noir fait image. Peut-être ce premier plan de The Zone of Interest est-il doté d’une durée dépassant la minute, il est impossible de compter. Le noir fait image en désactivant toute comptabilité minutée, taillant dans la calculabilité un bloc d’inentamable – il ne pourrait jamais s’arrêter, c’est ainsi que la sensation vaut de procuration sensible de l’idée. Il ouvre à l’imagination comme à sa négation, le noir comme condition de possibilité de l’imaginable et de l’inimaginable, que travaille une première partition signée Mica Levi, une musique de caverne et de charbon d’où s’échappe et monte un brouhaha indistinct de voix – le chœur d’un monde sans cœur.

La faille est un « trou noir au milieu de nous » qui, d’abord, s’impose devant nous(1). On ne sort pas du noir sans y revenir par le milieu qui se joue aussi sur ses bords, le noir de l’écran qui coagule avec la pénombre dans la salle de cinéma en obligeant à repenser la représentation depuis ses bases.

Dans le noir, on a peur, on ne penserait à rien dans cette mine de charbon ; on a toute liberté aussi pour penser à autre chose, imaginer malgré tout. O somma luce (2009) de Jean-Marie Straub d’après le Chant XXXIII du Paradis de la Divine Comédie de Dante offre une ouverture semblable, et pour plan sonore Déserts d’Edgar Varèse. Le noir déblaie dans les limites balisées de la représentation, préparant à entendre et voir ce qui ne sera ici qu’un purgatoire – l’ordinaire est l’intolérable même.

Le noir dure dans The Zone of Interest, il s’impose, en impose dans la non-couleur. Le degré zéro de la représentation est saturé de l’idée d’affronter l’épreuve de son impossibilité, ainsi que l’illimité de ses possibilités. D’un côté, c’est l’outre-noir des tableaux de Pierre Soulages ; de l’autre, l’humanité est incolore, en dépit des bariolages criminels du racisme dont l’histoire est un présent qui dure interminablement(2).

1) L’indicialité saturée

C’est une petite maison dans la prairie aux bouleaux, celle de Rudolph Höss, Obersturmbannführer (ce grade SS équivaut à celui de lieutenant-colonel dans l’armée française) et commandant des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich. Inspiré par le roman éponyme de Martin Amis, Jonathan Glazer a tenu à réaliser The Zone of Interest en Pologne, au plus près du trou noir que borde la forêt aux bouleaux que désigne le nom de Birkenau. La Petite Prairie aux bouleaux (2003) de Marceline Loridan-Ivens a été le premier film de fiction à avoir été tourné dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, porté par son expérience de rescapée de l’extermination, partagée avec Simone Veil, Anne-Lise Stern et Ginette Kolinka. Pour sa part, Jonathan Glazer avait d’abord envisagé de tourner dans la propriété des Höss. Il s’est finalement replié sur une maison en ruines située à moins de 200 mètres de celle-ci, sachant qu’Auschwitz, statutairement inscrit au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, est protégé par un périmètre inviolable de 500 mètres interdisant tout dérangement.

Si la fiction doit déranger, ce n’est pas en recourant à la véracité obscène des reconstitutions, ce palliatif qui voudrait faire oublier que plus rien ne sera jamais comme avant dans la représentation, mais en rejouant les rapports de la fiction et du documentaire : les fictions que l’on se raconte pour tenir aux protections symboliques de l’ordinaire administratif et domestique, et le documentaire qui insiste de manière moléculaire parce qu’en effet les lieux réels ont été irradiés par le pire à jamais.

Rester dans la petite maison dans la prairie aux bouleaux, attenante aux camps, c’est alors faire deux choses en même temps : à la fois se tenir au plus près du hors-champ de l’extermination sans jamais y pénétrer, et indiquer que son réel se manifeste cependant par le criblage de toute une série de signes diffus, des indices visuels et surtout sonores avérant qu’il n’y a pas deux mondes mais un seul, celui des victimes et des bourreaux. Si la maison Höss abrite la fiction d’une inviolabilité catégorique, un hermétisme poussé à l’extrême en misant sur des différences posées par essence comme inconciliables, la fiction de Jonathan Glazer va au contraire insister sur les pressions exercées par une promiscuité rompant relativement avec les immunités qu’elle est censée procurer.

Relativement, l’adverbe est important en ceci qu’il voudrait ici témoigner du douloureux scandale que The Zone of Interest propose en toute connaissance de cause à ses spectateurs : les pressions du dehors s’exercent davantage sur nous, spectateurs, que sur des personnages inspirés de personnes réelles qui, pour supporter l’insupportable, savent définitivement se passer des protections du déni.

Si la formule du déni est connue, établie par Octave Mannoni (« Je sais bien, mais quand même »), sa négation est au fondement de la vie quotidienne de la famille Höss (« Je sais bien, et alors ? »)(3).

Dans The Zone of Interest, symptômes et déchets sont tous signés, crachats de balles, insultes et cris emportés dans le même et vaste fond qu’assourdit la norme du travail nécessaire à accomplir. Même au plus près des exactions commises, le plan exceptionnellement tourné en longue focale et en contre-plongée qui pourrait faire de loin penser au Moloch (1999) d’Alexandre Sokourov, le SS n’est atteint par rien, au-dessus de la mêlée, le fondu au blanc participant même d’une forme de prophylaxie hygiéniste.

Pourtant, les restes insistent, les cendres qui forment un dépôt sur les fleurs en faisant le sédiment des plantes cultivées, le manteau de fourrure que revêt Hedwig Höss, les dents avec lesquelles jouent ses enfants, jusque dans la rivière où l’on se détend pour pêcher ou nager en s’infiltrant dans les orifices comme ce charbon qui ressort par les trous de nez. Le hors-champ est chargé de tout ce que nous en savons, autant qu’il en neutraliserait la portée éthique. L’indicialité est ainsi saturée d’un savoir mutilé de toute conscience morale. Le conflit des facultés caractéristique de l’esthétique de Kant se rejouerait donc entre la loi morale et le devoir de la vivre en pratique – mais seulement pour nous. Pour le SS et sa famille, l’extermination comme devoir est l’expression accomplie de la loi morale que le Führer exemplifie via le commandement de Heinrich Himmler.

L’après-coup du savoir est par conséquent rigoureusement inopératoire, aucune résilience, aucune réparation, aucun salut, aucune réconciliation possible. Le savoir est en ruines et celles-ci ne sauvent personne, ni les victimes forcément, ni ceux qui commettent avec une rigoureuse application l’horreur, ni leurs proches qui sans problème les savent la commettre, ni nous qui savons et dont le savoir n’est pas ou plus l’assurance d’une précaution morale. La saturation du savoir est ainsi notre enfer, celui d’une rédemption désirée mais bloquée. Son assurance ne rassure en rien, elle est une pure impuissance face à un monde qui repose sur la déliaison de la science et de la conscience morale et cela fait autrement plus mal que dans Oppenheimer (2023) de Christopher Nolan, cette opération de justification du pire au nom de la course contre Hitler à la bombe atomique, redoublée du contre-procès rétablissant en légitimité son ingénieur en chef accusé à tort de soviétisme.

La saturation du sens des signes par conséquent signalise leur déflation éthique. Le savoir n’autorise pas de voir l’occulté, il reflue sur le peu vu, le peu montré – l’ordinaire dans ce qu’il a d’extrême, le quotidien acceptant la mitoyenneté de l’intolérable sans problème, les banalités de la vie matérielle qui banalisent l’intolérable que tout le monde connaît. Cela est de l’Histoire dont notre présent est fait et cela est notre défaite que sept décennies jusqu’à notre actualité n’ont jamais cessé de vérifier.

À l’occasion d’une discussion avec le cinéaste Alexander Kluge, le dramaturge Heiner Müller tente de poser ce qu’il en est de notre rapport à Auschwitz et nous n’en sommes toujours pas sortis : « Le problème de notre civilisation est d’élaborer une alternative à Auschwitz et il n’en existe aucune. Il n’existe aucune argumentation contre Auschwitz. Si par exemple tu considères Auschwitz comme la métaphore – oui, métaphore est un mot très barbare – mais aussi comme la réalité de la sélection. Et la sélection est globalement le principe même de la politique. Il n’existe pas encore d’alternative à Auschwitz. On ne peut que faire des variations, atténuer, nuancer ou que sais-je encore. »(4)

2) L’anodin et le monumental

Les focales sont très courtes, le règne est au grand-angulaire, le sound-design l’est de l’horreur. L’anodin qui dit à l’origine ce qui calme la douleur est un remède qui fait mal quand on lui confère la forme du monumental. Jeux d’enfants et sorties bucoliques, préparation des repas et réceptions, lectures du soir, visites de travail et discussions conjugales sont ainsi soumis aux prescriptions d’un hyperréalisme qui exacerbe le normal, parfois teinté de grotesque par l’anamorphose des corps.

L'officier nazi dans sa maison dans The Zone of Interest
© Visuel fourni par Cinéart.

Dans The Zone of Interest, il y a du Shining (1980) de Stanley Kubrick, aussi bien du Jeanne Dielman (1975) de Chantal Akerman et l’on n’ignore pas que ces deux films ont en partage le tambourinement lointain des génocides. L’hyperréalisme sature par excès de détails le réalisme, le monumental s’offre aux dédales banals de la vie domestique. Les scènes de la vie familiale des Höss ont cette banalité qui banalise le mal qui les rend possible. Le film de Jonathan Glazer n’y échappe pas, qui s’expose en nouveau monument d’un cinéma confrontant la représentation à l’irreprésentable(5), alors que le monumental est une forme historiquement discréditée après avoir été mobilisée par toutes les esthétiques totalitaires. S’il tient, certes toujours difficilement, sur la crête des ambitions théoriques suraffichées et de la puissance de scandale de leurs effets sensibles, c’est seulement à se faire « monumanque », le monument en tant qu’il manque, le tombeau absent qui l’est autant par excès que par défaut – le cénotaphe l’est aussi de la vie quotidienne et bourgeoise(6).

The Zone of Interest ne manque cependant pas à montrer – et même à documenter en expliquant ainsi le sens tout à fait précis de son titre – que l’architecture concentrationnaire et génocidaire participe amplement à la structuration symbolique du champ des banalités domestiques et administratives.

Auschwitz est dès lors partout, en soubassement comme au dehors, à l’extérieur comme au dedans.

Auschwitz est même de part et d’autre de l’écran, dans la faille de la fiction et du documentaire, dans l’abîme des temps qui se regardent réciproquement, en chiens de faïence qui sont d’enfer. Un miroir noir dont la profondeur de champ est inclusive autant qu’elle objective en mettant à distance.

Le monumental s’impose avec la profondeur criminelle des perspectives ; son invention par le Quattrocento dévoyée quand la « mathesis universalis » est, depuis le tournant cartésien de la métaphysique, une colonisation du lointain par une calculabilité aussi intégrale que potentiellement désintégrante. Jonathan Glazer continue ainsi en cinéma cette histoire en suivant les leçons de ses maîtres, Orson Welles, Alain Resnais et, donc, Stanley Kubrick. Le monumental repose encore sur l’exacerbation audio-visuelle des détails, autrement dit l’hyperréalisme comme Chantal Akerman en a fixé l’esthétique avec Jeanne Dielman, contemporaine du cinéma de Stanley Kubrick que l’on retrouvera à nouveau. Profondeur de champ et hyperréalisme composent ainsi un espace totalisant, voire total, susceptible de tous les appariements totalitaires, de toutes les arithmétiques génocidaires. Jeanne Dielman montrait en particulier comment la jouissance redoutée, parce qu’elle a été celle du mal radical dont la folie a meurtri à jamais sa famille, disloque un quotidien machiné comme du papier à musique. Aucune dislocation dans The Zone of Interest qui, si sûr de lui, jamais ne tremblerait.

The Zone of Interest ne tremblerait pas en effet, à de très rares exception près (la mère de Hedwig ne supporte pas de loger une nuit de plus au bord du volcan ; l’aide domestique polonaise cache des pommes dans la terre à destination des déportés ; Rudolph a le ventre retourné, non pas pour des renvois de morale, mais suite à la découverte fantastique d’un futur où il ne compte plus). Le film de Jonathan Glazer est moins sensible à la voix de ceux qui crient sans fin comme on le dit dans Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais avec le texte de Jean Cayrol et la voix de Michel Bouquet, qu’à celles des gens qui se sont aisément accoutumés à l’intolérable dont ils sont directement responsables, insensibilisés à l’idée que le crime est fait à toute l’humanité qui aussi les inclurait.

3) Rudolph et Hedwig, époux en normopathie

Rudolph Höss et sa compagne Hedwig, on l’a dit, ne sont les sujets d’aucun déni. Ils savent bien ce qu’ils font, et alors ? Le savoir est notre problème qu’indique l’indicialité saturée dont le champ est parsemé quand le hors-champ bouscule et frappe au portillon des mitoyennetés supposément hermétiques. Sandra Hüller qui interprète cette dernière effraie davantage dans The Zone of Interest que dans Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet ; pourtant son rôle dans ce dernier film est par un tour paradoxal éclairé par le film de Jonathan Glazer. En effet, Sandra Hüller y joue dans les deux cas un monstre froid, immunisé contre toute forme de culpabilité ou de responsabilité, pariant (implicitement dans le cas de l’une, explicitement dans celui de l’autre) pour la morale supérieure des faibles dont les forts doivent triompher. Hedwig n’est pas moins coupable que son mari, sans même travailler comme lui à maintenir, et même à vouloir accroître la productivité dans l’industrie des cadavres juifs. D’une culpabilité inopérante comme le savoir est inopératoire, une condition sûrement nécessaire mais également insuffisante si lui font défaut la honte et la conscience morale.

Autant que son époux débonnaire (son interprète Christian Friedel est excellent aussi, à l’opposé des représentations stéréotypées du nazi raffiné et sadique), Hedwig est une normopathe qui n’hésite pas à recourir aux menaces quand son irritabilité s’exerce sur le cuir de sa servante polonaise : un travail domestique mal exécuté et c’est alors la chambre à gaz, direction le four crématoire. Ses colères de ménagère disposent ainsi d’un tel pouvoir de mort, qui est la jouissance de sa toute-puissance, à la source également de ses colères quand son mari l’informe de sa mutation à Oranienburg alors qu’elle est une militante dévouée à la conquête coloniale de « l’espace vital ». Ses gesticulations qu’enserrent les couloirs de la maison y trouvent une amplification grotesque, qui entreraient en écho avec l’agitation quasi-bestiale d’un Jack Torrance perdu dans les allées de l’Overlook Hotel.

La normopathie n’est pas le propre des bourreaux ordinaires du nazisme et de leur entourage immédiat. Elle a en effet été mise en rapport par Christophe Dejours, spécialiste en psychodynamique du travail, avec la notion de banalité du mal conceptualisée par Hannah Arendt au moment du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, quand l’ordre managérial qu’impose le néolibéralisme prescrit à la subjectivité dirigeante d’être indifférente aux souffrances infligées(7). La normopathie, qui dit la conformation à des normes sociales de comportement poussée à l’extrême, si elle est partagée par l’Obersturmbannführer et son épouse, est un pur produit de la modernité, le reliquat d’une dialectique de la raison quand son instrumentalité mène à l’acceptation du mal radical. La « zone d’intérêt » n’aura donc jamais fini d’étendre son empire, aussi loin que porte sa profondeur de champ, aussi près que l’on soit de l’écran. Les normopathes sont parmi nous et il n’est nul besoin de les démasquer, leurs actions parlent pour eux, au travail comme à la télévision.

On voudrait alors croire que les enfants qui ont du mal à s’endormir ne trouvent pas le sommeil en raison de leur résistance à la normopathie. On aimerait y penser mais, en fait, nous n’en savons rien. Comme le savoir, l’enfance est en ruines. L’indifférence va au pire et son empire est sans limite.

4) Le four banal du mal

Suite au noir, The Zone of Interest fait entendre un grondement souterrain en continu. Un sourd ostinato. On le comprend vite : c’est le ventre des fours, sous la Terre l’estomac du crématoire. Les gargouillis de l’extermination, on s’y habituera pourtant, l’expérience est terrifiante ; avant la fin de la première partie et le départ de Rudolph Höss pour Berlin, il est possible que l’on n’entende même plus ses borborygmes. On s’y serait accoutumé-e-s. Il faut alors s’écarter de soi-même en excavant le hiatus dans le jeu des raisons pour soumettre le sensible à la critique sans faille de l’intelligible.

La banalité du mal conceptualisée par Hannah Arendt au moment du procès Eichmann, on y revient, elle aura été tant critiquée, notamment par Claude Lanzmann(8). Le mal, qui dit en termes kantiens celui que l’on inflige aux autres alors que l’on ne voudrait pas que ceux-là nous l’infligent, est par routinisation bureaucratique l’effacement de la loi morale et de ses impératifs catégoriques. Le mal est une formalité quand il est ainsi banalisé et sa banalisation aura trouvé avec le crématoire son « four banal », c’est ainsi qu’en avait parlé la critique Sylvie Pierre au moment de la télédiffusion de Holocauste (1978), la mini-série en quatre épisodes de Marvin J. Chomsky diffusée sur NBC. En système féodal français, la banalité regroupe plusieurs installations techniques, four, pressoir, moulin, marché aux vins, dont la propriété est seigneuriale et c’est le seigneur qui en fixe l’usage ainsi que son prix auprès des habitants de sa seigneurie. La critique aura ainsi tenté de déplacer l’image de cette disposition médiévale en la repensant à l’époque ouverte par le procès Eichmann(9).

Le four banal du mal, on pourrait le dire ainsi en reprenant la discussion avec Sylvie Pierre Ulmann, par ailleurs réticente aux dogmatiques de l’irreprésentable et de l’indicible : « À propos de la fiction télévisée Holocauste, je n’ai pas, que je me souvienne, participé à des débats. J’ai juste écrit un papier et je l’ai appelé "Le four banal", un peu par provocation. J’ai trouvé cette série, en fait, tout à fait honorable. Il fallait sortir un peu, justement, de la dévotion lanzmanienne aux privilèges de l’indicible qui sont tout de même finalement un recours à la parole, de ce puritanisme judaïque à propos de la représentation de la Shoah, un peu terroriste du fait de ses pouvoirs d’intimidation. La fiction peut se mesurer à tout de l’histoire et lui faire, à la Dumas, tous les enfants qu’elle veut quand elle la viole ou la bouscule en allant mettre son nez dans ses jupes et ses dessous – et j’irais presque jusqu’à dire ses colifichets aussi bien que ses manteaux d’apparat les plus nobles »(10).

Le four banal du mal : ne pas s’y accoutumer, c’est aller à rebrousse-poil des sensibilités domestiquées. Un effort de pensée y est exigé, l’épreuve mythique de Thésée dans le Dédale et face au Minotaure, à l’encontre des habitudes façonnées, des modelages par conformation non discutée.

5) Le miel des cendres

De l’autre côté du mur d’enceinte, tours et barbelés, la vapeur des locomotives et le ciel obscurci, des balles tirées, des insultes vociférées, un fond indistinct de cris qui contamine les vagissements d’un bébé. Le savoir est sans effet sur un paysage anodin et d’irrémédiable saturé. Côté jardin, les corolles s’ouvrent, les fleurs rougeoient, c’est un festival – mais le fondu au rouge, si hitchcocko-bergmanien soit-il, n’y pourra rien, pas davantage l’ossuaire musical composé par Mica Levi. Ça et là, de légers dépôts de poudre grise ; la cendre, quasi-imperceptiblement – elle est partout, pourtant.

La cendre sert à la terre nourricière des jardins à côté des verrières, fait l’humus des horticultures sous la serre. On dit que les abeilles sont nombreuses en cet été, été 41, été 42, été 43, on ne sait pas. La pollinisation à laquelle participent activement les abeilles répond à l’extermination, tout en y contrevenant. Le crime génocidaire a des traces infimes, des conséquences moléculaires, une pulvérulence qui n’est pas sans démence germinatrice. The Zone of Interest y trouve la justification d’un tournage en Pologne, à proximité des lieux du désastre. Campagnes et champs moissonnés sont alors la surface de déposition de l’horrible – le « monumanque » – que les nuages auront dispersé.

Avec ses objectifs grand-angle, The Zone of Interest fait ainsi coïncider le cinérama avec le cinérarium. À la disparition criminelle des traces du crime par élimination massive des cadavres s’oppose la reproduction du vivant végétal, une fécondation par le pollen qui y déroge imperceptiblement.

Des cendres au miel, comme si The Zone of Interest était le contrechamp d’un ouvrage de Claude Lévi-Strauss, Du miel aux cendres(11). Après l’opposition structurale du cru et du cuit, celle du miel et du tabac chez certains groupes d’autochtones d’Amérique du sud permet de distinguer l’infra-cuisine apicole de la méta-cuisine tabagique. Cette nouvelle opposition structurale laisserait donc place à l’indiscernabilité de la disparition criminelle des traces du crime avec son impossible conjuration, son insistance infra-sensible, sa hantise imperceptible – la restance d’un crime au carré, moléculairement. On repense alors au dernier plan de Under the Skin (2013) : en contre-plongée, ce qui tombe d’un ciel opaque et gélatineux est un amalgame gris de flocons de neige et de cendres. Il n’y aurait plus ici-bas de blancheur sans que celle-ci ne soit altérée de noir, grisée, à demi-noirci. Si le miel a un goût de cendre depuis, c’est grâce au travail de pollinisation testimoniale des abeilles.

On a parlé des abeilles, on devra parler du chien aussi ; le découpage repose souvent sur la mobilité du chien des Höss dont les allées et venues, multiples, relient des espaces domestiques relativement étanches, circulant entre maîtres et domestiques, entre parents et enfants, entre l’administrateur du camp et les subordonnés qui se présentent chez lui. Le chien n’a pas besoin d’être soumis à des effets de scénarisation stéréotypés, il n’est pas méchant, il ne fait jamais l’objet d’une scène en particulier. Il est un autre animal avérant qu’il y a de la circulation là où l’étanchéité est censée régner. Et quand le chien rebrousse chemin, c’est parce qu’un maître le lui commande ; ainsi Hedwig qui s’amuse dans la serre à retenir un aide en l’obligeant à partager avec elle une pause cigarette. La cendre, encore, ce plaisir de fumer qui serait peut-être insoutenable pour le flair saturé du chien.

6) Hansel, Gretel et le négatif

Le soir, Rudolph Höss lit en bon père de famille une histoire à ses enfants, Hansel et Gretel, ce conte populaire recueilli au début du 19ème siècle par les frères Wilhelm et Jacob Grimm. Ces collecteurs de légendes doublés de philologues ont eu la passion de la langue germanique et de son rôle d’unification pour la nation allemande. Le récit d’un frère et d’une sœur perdus dans la forêt, en lutte avec une sorcière anthropophage qui finit dans un four, raconte par la bande que du mythe persiste encore, en dépit de la dialectique de la raison qui aura aussi conduit à son autodestruction(12).

Le mythe est un survivant de la raison, une survivance du mythos dont le logos a cherché à se débarrasser. Même les pires nazis s’en sont acquittés, dont l’idéologie forcenée tient de toute façon du mythe, avec la fiction politique d’un façonnage artistique du peuple allemand – le nazisme comme « national-esthétisme »(13). La faible lueur de bougie du conte éclaire ainsi la nuit du mythe, de la forêt qui brûle de la dévoration des enfants à la réversibilité des monstres et des innocents. La lecture rencontre par ailleurs deux séquences en négatif, que l’on croit d’abord associées au rêve des enfants, avant de comprendre qu’elles sont liées aux sorties nocturnes d’une jeune domestique polonaise qui croit aider les déportés en leur distribuant des pommes qu’elle cache dans la campagne environnant le camp. Mais aucune aide de ce genre n’est possible, les fusillades hors-champ en attestent à l’extrême. Le savoir ne protège en rien, la culpabilité est sans soulagement.

Sandra Hüller dans le jardin de sa maison dans The Zone of Interest
© Visuel fourni par Cinéart.

Les passages au négatif tiendraient du rayon X (la radiographie est celle d’un squelette) et du retour de ce qui a été moins refoulé qu’anéanti (la culpabilité qu’un peu d’aide voudrait soulager, la honte que sanctionne le dégoût). Le négatif est aussi le reste de ce qui a longtemps caractérisé l’envers de l’image cinématographique quand son support dominant était la pellicule argentique. Le négatif est un retour fantomal de dialectique, l’épreuve de l’antagonisme que l’extermination veut détruire.

Le juif est le porteur singulier et universel d’une exception dans un nom qui divise ; le particularisme communautaire nazi, dont le délire raciste est l’emblème terminal, a voulu en venir à bout pour en finir fantasmatiquement avec la division, en anéantissant tout et lui-même. D’autres noms divisent et leur division a été aussi la cible de la politique criminelle des nazis : c’est celui de communisme, ce dont le film n’aurait semble-t-il strictement rien à dire alors que de l’autre côté des murs et des barbelés, il y a l’URSS aussi. Furieusement antisémites, les nazis ont également été des extrémistes de l’anticommunisme et bien des juifs résistants, déportés et détruits étaient des militants communistes. L’anticommunisme nazi a de pénibles victoires quand elles incluent l’oubli du nom communiste. Il ne s’agit pas de concurrence victimaire mais d’histoire dont le rappel bat en brèche la victimologie consensuelle. Cependant, Hedwig a une fois une parole de stigmatisation du judéo-bolchévisme, davantage portée que son SS de mari à en proférer la brutale sémantique, notamment quand elle évoque la nécessité coloniale de l’expansion vers l’est identifié à un « espace vital ». La mention de cette construction idéologique réinscrit ainsi, et à l’arrachée, la suture historique entre le nom juif et le nom communiste que le Yiddishland aura longtemps abritée(14).

7) Le nazisme, un paroxysme managérial

Le temps est venu du grand raout des SS à Berlin, c’est la seconde partie de The Zone of Interest. Les raffinements de la civilité et des disciplines y disputent avec des rivalités en sourdine. La camaraderie nazie est un masque de politesse pour de féroces rivalités. Qui exploite mieux les ressources humaines ? Qui élimine le plus de vies superflues ? Qui fait mieux que son collègue pour s’attirer les félicitations du Reichsführer-SS Himmler ? Le palais, c’est le grand hôtel de Shining. Les officiels y sont des fantômes en goguettes, les classieux hologrammes d’une invention de Morel qui leur alloue la vie inorganique des hantises. Une blague : au téléphone avec Hedwig, Höss se demande comment il pourrait gazer d’un coup les mondains rassemblés dans la salle de réception. On n’est pas un professionnel pour rien. On ne l’est qu’en voulant produire en masse le rien.

Comment faire plus avec moins ? En faisant mieux, voilà qui incombe aux meilleurs agents de l’administration allemande, ainsi l’Obersturmbannführer Rudoph Höss, le grand maître d’Auschwitz qui est la figure paradigmatique du paroxysme managérial en quoi aura constitué la séquence nazie.

Qui oserait avancer aujourd’hui que l’on en aurait bel et bien fini avec l’horreur managériale ? L’historien Johann Chapoutot peut dès lors conclure que « le ''management'' et son règne ne sont pas neutres, mais pleinement solidaires d’un âge des masses, de la production et de la destruction qui a connu ses plus belles décennies, en Europe et aux États-Unis, entre 1890 et 1970. »(15).

L’alliance du management administratif et du management domestique dans The Zone of Interest est une alliance d’amour et de mort, une histoire de domestication aussi. L’union de Rudolph et Hedwig Höss que consacrent à la fois les lits séparés des époux (comme dans une comédie hollywoodienne ayant adopté le code Hays) et la baise rapide du mari avec une femme du camp, avant de se toiletter le sexe dans le dédale de ses soubassements, et qui n’est qu’une alcôve prolongeant l’espace des domesticités, enfiévrées d’hygiénisme. La vie domestique invite à domestiquer l’impur ou l’hétérogène, jusqu’à l’éliminer.

8) La flèche stupéfiante du temps

Un œil regarde Rudolph Höss, un petit trou blanc qui transperce le noir profond du château où il se trouve, suspendu entre deux escaliers monumentaux, l’un qui monte et l’autre qui descend. Le petit trou n’est plus celui des petits coups tirés en secret dans les alcôves du camp, mais des grands coups que frappe l’Histoire quand un présent saturé d’idéologie criminelle finit en vestiges inoffensifs déposés dans les conservatoires de la mémoire. Une porte s’ouvre alors, révélant en effet des agents d’entretien d’un musée, précisément le musée national d’Auschwitz-Birkenau créé le 2 juillet 1947.

Des femmes pour la plupart, certaines lavant les sols du crématoire, d’autres nettoyant des vitres derrière lesquelles s’entassent les restes ayant appartenu aux victimes du nazisme, preuves matérielles du judéocide(16). Le passage est tout à fait inattendu, et parfaitement stupéfiant. Comme si la stupéfaction venait contredire les possibles effets de neutralisation relative engagés par la description de la vie domestique des Höss, en relève d’une stupeur que la banalité voudrait assourdir. La stupéfaction s’accentue par le fait que le SS lui-même la partage, avant de disparaître dans le noir. L’étrangeté de la scène se teinte d’une ironie à la limite : voilà un homme qui s’apercevrait, par une violente torsion temporelle, qu’il ne compte pour rien dans la muséification de son œuvre. L’écrire ainsi pourrait à bon droit être considéré comme scandaleux, mais le film inviterait à tirer de la possibilité d’une blague provocante l’objet d’un grand scandale : le musée conserve les traces d’un crime contre l’humanité, en même temps qu’il peut en trivialiser la portée.

The Zone of Interest entre ainsi en écho avec un documentaire du cinéaste ukrainien Sergueï Loznitsa, Austerlitz (2016), consacré aux ambivalences, voire aux contradictions d’une entreprise de mémoire intégrant des logiques, réflexes ou habitudes qui ont été conformés, dressés par l’industrie touristique. Cette séquence pourrait aussi faire signe vers La Flèche du temps, un roman de Martin Amis publié en 1991, son premier à porter sur le nazisme, et qui est caractérisé par une narration à rebours, après les essais de Kurt Vonnegut (Abattoir 5) et Philip K. Dick (À rebrousse-temps).

La flèche du temps doit toutefois être considérée selon deux directions opposées : autant le passé se fait surprendre par la flèche du présent, autant l’inverse est vrai. Le vis-à-vis des deux, qui est une ligne de faille par-dessus l’abîme des millions de tués réduits en fumée, fait alors toute notre stupeur quand la stupéfaction reviendrait à estimer ceci, qui est profondément scandaleux et absolument assumé, que le passé trouverait davantage à s’étonner du présent que l’inverse. La « discordance des temps » est ainsi, brisant les fausses continuités au nom des courts-circuits de l’anachronisme(17).

C’est à ce titre que The Zone of Interest réussirait là où avait échoué Le Fils de Saul (2015) de László Nemes. On se souvient que c'est le film qui aura mis tout le monde d’accord, Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman, unis contre Jean-Luc Godard qui avait pourtant permis au second, à l’époque de Images malgré tout (éd. Minuit, 2004), de contester le dogmatisme du premier. Pourtant, la reconstitution spectaculaire, le rapport biaisé à la vérité historique des faits, ainsi que l’esthétique immersive dans la foulée des frères Dardenne auraient pu renforcer les méfiances ou défiances réciproques, du côté du spectacle qui banalise tout ou de la fiction qui ne dialectise rien.

Le film de Jonathan Glazer préférerait répondre à un ancien vœu formulé par Jean-Luc Godard, quand il a expliqué que le seul film de fiction tenable à propos des camps nazis raconterait le travail de l’extermination(18), reconnaissant que le seul film à s’en être approché était La Passagère (1963) d’Andrzej Munk, ce film polonais inachevé par la mort de son auteur à la suite d’un accident de voiture. L’extermination comme une routine fonctionnelle. L’horreur banalisée qui paradoxalement irait à rebours du spectacle qui en banalise le scandale, et qui n’oubliera pas non plus ses domesticités. Montrer les dressages de l’habitude afin d’ébranler toutes les certitudes, pour ne jamais s’y habituer.

Le savoir historique et la pédagogie culturelle sont des conditions, certes nécessaires, mais insuffisantes à s’assurer la paix avec l’héritage du pire, toujours incandescent. Une des manifestations du pire a eu lieu et c’est pire que prévu. La paix n’arrivera jamais de toute façon, nous sommes non réconciliés avec un présent qui règne en donnant sur de nombreux aspects raison à Philip K. Dick quand il imaginait, avec Le Maître du Haut Château (1962), que les nazis avaient gagné la guerre. Les seuils de tolérance au pire ont terriblement baissé, voilà le terrible legs du vingtième siècle. S’accommoder de l’incommodable, les nazis y arrivaient mieux, à l’évidence.

De fait, l’accommodement lui-même est coupable et les preuves ne manquent pas que charrie à gros rouleaux le spectacle des génocides en cours. La stupéfaction fait signe à la stupeur qui ne cesse pas d’avoir de l’avenir. On sait pourtant que l’on doit dépasser un premier engourdissement (stupor) qui trouve à coïncider avec la domesticité comme forme de domestication des responsabilités devant le mal qui se perpètre ou que l’on commet. The Zone of Interest rejoindrait ainsi les principes posés par Claude Lanzmann à l’époque de la série Holocauste, sans en appliquer la dogmatique : « Le pire crime, en même temps moral et artistique, qui puisse être commis lorsqu’il s’agit de réaliser une œuvre consacrée à l’Holocauste est de considérer celui-ci comme passé. L’Holocauste est soit légende, soit présent, il n’est en aucun cas de l’ordre du souvenir. Un film consacré à l’Holocauste ne peut être qu’un contre-mythe, c’est-à-dire une enquête sur le présent de l’Holocauste, ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si fraîchement et si vivement inscrites dans les lieux et dans les consciences qu’il se donne à voir dans une hallucinante temporalité »(19).

9) Renvoi, envoi

Dans l’escalier monumental du château berlinois accueillant le grand raout des SS, Rudolph Höss est soudain contracté, remué de reflux gastriques. Il vomit cependant peu, pas grand-chose à recracher. Pourtant l’Obersturmbannführer est plié deux fois, victime de ce que l’on pourrait appeler autrement des renvois. Höss recrache le néant, le SS dégurgite le rien – sinon celui de lui-même. L’écœurement de qui n’aurait pas de cœur mais un cerveau pour serrer à mort celui de ses victimes.

La question de l’inhumain travaille l’œuvre de Jonathan Glazer. Déjà ses pubs et clips des années 1990 où triomphent positivement, outre de nombreuses références très appuyées au cinéma de Stanley Kubrick (« The Universal » de Blur cite Orange mécanique, « Karmacoma » de Massive Attack Shining), chevaux, surhommes et machines au nom des logos et marchandises à valoriser. Et puis ses films, Birth (2004) avec sa réincarnation d’un défunt mari dans le corps d’un enfant insupportable de despotisme, et Under the Skin avec sa star, Scarlett Johansson, simulacre sidérant d’humanité dans la peau d’une goule interstellaire. Une fois dégraissée de sa putasserie publicitaire, le cinéma de Jonathan Glazer, si austère fût-il, en a cependant conservé les manières surexposées. Il se fixe désormais la mise à nu de l’inhumain, cet os. Pour Jean-François Lyotard, l’inhumain est une condition de l’humain ; Bernard Stiegler lui emboîterait le pas en parlant cette fois d’être non-inhumain(20). L’être humain peut son inhumanité, qui dirait donc le pire comme ce qui y résisterait.

Dans la suite d’Adorno, Jean-François Lyotard reconnaît en effet à l’art une part d’inhumain qui, selon lui, doit s’entendre toutefois en un sens tout à fait différent du sens commun : comme enfance et hétérogénéité qui reste, comme différence et dissonance qui résiste à la totalisation rationnelle et discursive comme aux arraisonnements de l’administration techno-scientifique. L’inhumanité se verrait ainsi divisée, le pire dont l’être humain est capable comme il est capable de ne pas le commettre, l’inhumain comme ce que n’accapare pas la raison instrumentale que les Lumières ont inventée et que les nazis ont dévoyée. À l’inhumanité dont les nazis ont été capables, répond celle d’un film qui objectiverait l’inhumain au nom de l’humain, une enfant qui n’arrive pas à dormir, une petite Polonaise qui cache des pommes, nous qui nous demandons de l’autre côté de l’écran à quel point l’Histoire nous aura irradié-e-s, et à quel degré nous irradierons sans fin de cette histoire-là.

Les renvois secs de Rudolph Höss ne l’empêcheront pas de s’enfoncer à la fin dans le noir. Dans l’alcôve, le SS reviendra hanter nos poumons, altérer nos éructations. Le nazisme a de ces remugles, cette odeur qui mêle gaz et cendre et qui persiste dans l’air, malgré toutes les précautions sanitaires.

10) Une reconnaissance de dette

Même en l’absence de toute reconnaissance de dette, nous explique Jacques Derrida, la cendre vient en lieu et place d’un don. La cendre est – il y a là cendre – pour attester qu’un don manque comme la dette qui demande reconnaissance(21). Alors que le discrédit est aujourd’hui un empire, le temps est peut-être au retour de la dette et du don, non les crédits pourris excrétés par cette fabrique de l’endettement globale qu’est le capitalisme, mais la reconnaissance qu’il n’y a pas d’autre humanité que l’opprimée, celle qui de l’autre côté du mur est niée. Si l’on sait donc ce qui se passe de l’autre côté du mur, de nécessaire la condition deviendrait suffisante dès lors qu’on a le désir de le passer.

Franchir le mur est un affranchissement – s’affranchir de la zone d’intérêt ainsi que de ses derniers avatars plutôt que retourner dans l’alcôve, que s’enfoncer dans le noir de la caverne dont le dédale court sous la surface d’un présent grisé, dans les souterrains où les uns crient sans fin sans empêcher les autres de dormir sur leurs deux oreilles. Faire le mur en passant par le miroir noir de l’écran.

Faire le mur est ce à quoi nous invite un film, monumental qu’à se faire « monumanque » ou à faire entendre les douloureuses sensations de l’événement(22). Faire le mur, c’est-à-dire le polir comme un miroir pour y reconnaître notre inhumanité, et parvenir à le briser pour enfin passer de l’autre côté.

« Gratté sur son revers, un miroir cesse d’être un miroir et se transforme en vitre. Et les miroirs sont faits pour voir de ce côté et la vitre, pour voir de l’autre côté.

Les miroirs sont faits pour être grattés.
La vitre pour être brisée… et passer de l’autre côté…

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, février-mai 1995.
 »(23)

Notes[+]