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NTM en concert dans Suprêmes
Critique

« Suprêmes » d’Audrey Estrougo : La banlieue se cache pour mourir

David Fonseca
Suprêmes, film cerise sur le ghetto (Mafia K’1 Fry), est un biopic sur les débuts du groupe de rap français NTM, aux accents délibérés de « banlieue-film », un cinéma qui n’entend pas simplement être biographique mais critique. Un banlieue-film qui, cependant, finit par s’avaler dans son génie, produisant un son malheureusement trop attendu, trop entendu, qui sous couvert de dresser un constat social, ne libère pas le regard du « ghetto » à la française, mais en redouble comme il en capitonne les murs. Un film sur NTM qui le viderait de NTM, le déposséderait de la possibilité de son île : un cinéma qui priverait chacun du « monde de demain ».
David Fonseca

« Suprêmes », un film d'Audrey Estrougo (2021)

« Au lieu de la chasser, la merde, je vais lui trouver un titre » (F. Dard). Et un nom explicite : Nique Ta Mère. C’est l’histoire de ce célèbre acronyme, NTM, que raconte le dernier film d’Audrey Estrougo, Suprêmes (2021). La réalisatrice avait déjà appuyé sur la gâchette, en réalisant un premier documentaire, Encore un printemps, sur les autres tontons du rap, IAM, en 2008 comme elle avait réalisé son premier long-métrage sur la banlieue, un « banlieue-film », Regarde-moi, en 2007. Suprêmes, sur le groupe de rap NTM, est à la rencontre de ces deux genres, le documentaire autant que le banlieue-film, soit un docufiction musical, un biopic sur les débuts du groupe mais pensé comme un « banlieue-film » : un film sur un groupe de rap légendaire qui n’empêcherait pas le constat, renseigner sur l’état de la banlieue française. Sous ce double aspect, pourtant louable, plus le film tente d’imprimer la légende du groupe comme il entend se montrer sévère dans son constat sur « la banlieue » des déclassés, plus il désécrit ce qu’il filme. S’il entend consacrer NTM, c’est en désenchantant la banlieue de ses habitants, les sacrifiant définitivement.

NTM, au milieu des années 80, avant d’être le bruit organisé d’une époque sous une forme musicale, le rap (de célèbres producteurs de rap américain auront l’intelligence de s’appeler dans les années 90 Organized Konfusion), NTM, donc, avant cela, précédant l’oralité, c’est d’abord une signature, le graffiti, et le choix du mouvement, la danse, ce qui n’est pas anodin.

NTM est d’abord une signature, par laquelle débute le film, dans les souterrains d’un métro parisien, sur la ligne 13, qui aboutit à Saint-Denis, ligne où les NTM n’ont pas encore atteint le stade de la parole. Ils ont pourtant déjà accumulé du bruit, ferraillé contre l’époque. Mais leur silence n’a encore qu’une voix, celui que crache leur peinture aérosol. Les NTM n’écrivent pas, tirent. Vident des cartouches d’encre. Passent bientôt aux bombes, quand le poignet devient plus souple. Des graffitis rupestres aux vandales des villes, ils font le lien. Ils espéraient faire le mur, sortir de l’enceinte des Francs-Moisins, leur quartier. Ils les repeindront. Masquent leur présence avec des bombes aérosols puisque nul ne peut les sentir. Les NTM, comme bien d’autres durant cette époque, sont une sorte d’IRA. Voudraient tout bomber. Circulent de bouche en bouche comme de vieilles légendes. Sur les murs, ajoutent de la couleur à la manière d’André Derain. Tout est bien dans l’imaginaire, tout est sépia dans la vie. Puisqu’on ne peut pas les encadrer ni les voir en peinture, ils en remplissent les murs. Le graff' est un discours pour les sourds et muets qui refusent de les entendre comme de leur adresser la parole. Dans un monde sans repères, le graff’ devient leur panneau d’indication. Colorer l’avenir ? Pas même. On n’esquisse pas une ombre. NTM, son ombre est Personne.

Tout semble donc préférable à la parole, dans un premier temps, aux NTM. Mais ce que ne montre pas cette fois-ci le film, est que ces derniers, historiquement, optent encore pour une autre activité averbale, Kool Shen et Joey Starr, qui se sont connus en CM1, mais sans qu’aucune amitié en ait découlé dans un premier temps, se seraient véritablement rencontrés plus tard autour de la danse, non pas de la musique. Pourquoi la danse plutôt que le choix de la parole, tant il semble pourtant que le rap soit indéfectiblement lié au groupe ? Car la danse leur semble d’abord plus libre, beaucoup plus capable de parler de leur ici et maintenant. Sa figuration est plus vive, plus intempestive, plus sauvage, moins construite, moins romantique, moins conjuratoire de la violence qui sourd de leurs organes. Elle prend leur désordre à bras-le-corps, plonge dans leurs mouvements désorientés, dans leurs tourbillons sans s’assurer de la suite, sans se garantir par de misérables combinaisons. La danse est hors industrie.

Les membres de NTM à l'écriture dans Suprêmes
© Audrey Estrougo / Sony Pictures

Les NTM en sont encore là lorsque Bruno Lopes, dans le film, après une journée de boulot avec son père, se réfugie dans un square, sous une aire de jeu pour enfants, qui dit la dimension ludique de tout art, se place à l’abri des regards car l’écriture ne s’assume pas encore. Caché, Bruno Lopes opère sa mue, devient Kool Shen. S’invente une identité, écrit dans le noir, là où la nuit tous les stylos sont pris. Se met à écrire comme il respire. Invente son souffle dans des ruptures de phases. Cette musique, le rap, essaie en lui ses phrases. Kool Shen voudrait inventer une écriture de loup, qui vienne souffler sur les maisons. Mise tout sur de beaux tessons. S’essaie aux allitérations, lui qui bégaie encore sa vie, à monter des faux-plafonds avec son portugais de père, nécessairement maçon par fonction. Cette musique, ce nouveau genre musical, le rap, qui infuse déjà le corps social aux États-Unis depuis le début des années 70, très peu sont encore ceux qui simplement peuvent l’écouter, à défaut de le goûter, parce que le rap survolte sans doute le langage. Le disrupte. Clandestin encore, c’est un discours de l’irruption. Tout en énergie. Un discours de l’en-bas. Le discours réduit à sa part élémentaire. Frontal. Direct. Cynique, au sens philosophique du terme. Mettre à l’épreuve son corps dans son dire. Cette langue n’est pas belle ? Elle provoque de l’effroi ? Consiste à peine en une sous-culture ? Comme tous les arts, elle vient du dessous ; où ça sent ; où ça transpire ; où tu ne veux pas sentir Audrey Estrougo dans le film. De soude à sourdre, on entend son « r » sarcler la langue. On entend son air arracher les tempes. Il y eut donc bien d’abord le graffiti, la danse, avant le rap, pour les NTM. Le rap, comme un accident. Le RAP : Réapprendre A Parler, comme le commotionné se remet un jour à la marche, après que les plombs aient sauté.

Didier Morville, dans Suprêmes, rejoint bientôt Bruno Lopes dans sa cache, pour lui rapporter son ultime pied-de-nez fait au destin : lui dire que, eux, qui ne sont encore rien, vont pourtant monter prochainement sur scène, quand Kool Shen en est encore à balbutier sa grammaire. Didier/Joey Starr est ainsi fait, aussi Starsky que l’autre est Hutch, son antipode, un Rémi de plus sans famille, à traîner les rues, à quêter l’amour d’un père qui entretient ce sentiment qu’il ne sera jamais un bon-a-ryen. Joey est fêlé et, dans cette nervure, va se glisser pour s’inventer un destin. Son père peut bien continuer à (le) taper dans ses mains, il suit son propre rythme. Pratique la musique en dilettante vandale. Face aux farces de l’ordre, il est la force du bordel (voir la scène du contrôle d’identité). Il manque de reins. Rien pour filtrer sa colère. La violence banale comme les armes au Texas, il va l’entendre son père ! Oui, il se le répète au rasoir, vas-y, sois libre, essaie, meurs le temps de respirer, rappe ! Et c’est ainsi qu’en ce beau jour, dans ce square pour enfants, sur un air de défi lancé par l’un des premiers groupes de rap français, Assassin, que les NTM côtoient (groupe Assassin formé par Solo et Rockin Squat, le frère de Vincent Cassel dans la vraie vie), Joey Starr s’engage à monter sur scène pour leur montrer ce que c’est que rapper comme on risque sa vie au vol à la roulotte, ce qu’il apprend à Kool Shen, désorienté par la nouvelle. Peu importe, l’histoire du groupe est lancée : NTM va éclore, ce jour, sur scène, sur une logique de défiance qui est propre au genre de la battle comme une respiration dans les poings pour le groupe. La lumière ne s’éteindra plus. Un producteur dans la salle s’efforcera de la tenir en main lors des débuts sur scène du groupe.

Sur le plan du biopic, Audrey Estrougo coche alors nombre de cases. Le choix du casting est tout d’abord et sans aucun doute possible bien trouvé, notamment concernant le personnage de Kool Shen (Sandor Funtek, qui a grandi dans le quartier de La Goutte d’Or, ce Paris populaire du 18e arrondissement). Les rôles de chacun, dans le groupe, sont encore suffisamment bien identifiés comme ils semblent relativement conformes à l’équilibre du groupe : à Joey Starr le charisme infilmable/insituable, l’insouciance, l’énergie, l’improvisation, la folie : l’élévation ; à Kool Shen le sérieux, la mesure, le rythme, l’écriture, le sous-bassement : la canalisation. De la même manière, l’histoire du groupe tend à montrer qu’aucune nécessité n’était à l’œuvre dans leur éclosion : le talent ne fera pas tout, car il faudra autant secouer le destin pour Joey Starr, poussant Kool Shen sur la scène autant qu’il faudra la ténacité de Kool Shen pour tenir au forceps Joey Starr sur le parterre, composer avec ses addictions ; autant il faudra lutter contre les vents contraires, que ce soit celui des producteurs de l’époque, pour une musique encore ultra-minoritaire mais aussi celui des autres quartiers populaires, qui rejettent ce groupe venu du 93 rapper sur leurs terres (nombreuses scènes de bagarres dans tous les lieux de concerts par lesquels passent le groupe : à Corbeil-Essonnes, Vitry, Mantes-La-Jolie, Sartrouville…) ; de la même manière, le sort du groupe n’était absolument pas joué d’emblée, et il faudra autant de rencontres fortuites pour sceller leur destin, notamment la rencontre avec le producteur petit-bourgeois Sébastien Farran, 19 ans à l’époque de leur première collaboration, qui deviendra plus tard celui de Johnny Hallyday ; un groupe fait également de bricoles (après avoir « monté » un premier morceau pour leur première scène, face au producteur de Sony, il leur faut écrire dorénavant un album entier, ce dont chacun des membres du groupe se sent proprement incapable, notamment le premier concepteur du groupe, DJ S).

De la même façon, Suprêmes montre combien les rapports antagonistes comme la logique de rupture, dès la naissance des NTM, ne sont pas des forces entropiques mais constitutives du groupe : les engueulades sont homériques entre Kool Shen et Joey Starr, de même qu’avec l’entourage du groupe, composé d’une trentaine de membres au départ, entre les danseurs, les graffeurs, les chœurs...qui les accompagnent et dont l’histoire du film montre aussi qu’il faudra s’en débarrasser pour nos deux rappeurs comme le papillon de sa chrysalide, se défaire de son stade intermédiaire pour « accéder à un niveau supplémentaire » (dixit Sébastien Farran). Le reste ne sera qu’une montée en puissance jusqu’au premier Zénith du groupe, sur lequel se terminera le film, un crescendo musical doublement accentué sur le plan lyrico-larmoyant, d’abord par le retour de la mère de Didier Morville, qu’il n’avait pas vu depuis qu’il était enfant, chassée par son père, qui libérera un cri primal dont Jdanov avait déjà délivré le secret, ensuite, en ouvrant le premier grand concert des NTM au son du « grandiose » Carmina Burana de Carl Orff, ouverture sur laquelle il faudra conclure.

Si ce n’étaient les intentions louables de la réalisatrice, dont la critique a pour l’instant salué le film, chacun pourrait entretenir le sentiment d’avoir vu un film agréable à l’oreille, ou comment deux-jeunes-de-banlieue-s’en-sortent-de-façon-extraordinaire. Le problème fondamental de Suprêmes ? Faire croire que la politique surgit quand le bruit devient de la parole. Or, pour Audrey Estrougo, et sans doute, malheureusement, avec les meilleures intentions du monde, le rap des NTM qu’elle filme n’en demeure qu’au stade du bruit, dégoupillant toute velléité critique. Elle a beau faire, elle a beau dire, elle lui dénie son statut de parole, malgré qu’elle en ait. La langue des NTM, ou plutôt, celle de « la banlieue » qui s’agite dans son sillon, demeure celle du barbare. Rendue aux rythmes de l’onomatopée. Le feulement de la bête. Dénuée de significations. Du bruit. Rien que cela. Dans le film, les NTM ne parlent pas. Surtout leur entourage, si nombreux, qui n’a pas de visage.

Dans le film, « le jeune de cité », qui accompagne les NTM, « comme Nikki Lauda, n’a pas de face » (IAM). Ils semblent tous porter le voile. Capuches/casquettes sur la tête ou hijab, c’est idem : « les jeunes de banlieue » sont tous des sans faces. Il est en effet très intéressant de voir comment la réalisatrice s’intéresse à l’entourage du groupe NTM : paradoxalement, en les montrant à l’écran, car il s’agit d’« une famille » pour les NTM, plus elle les montre, davantage elle les évacue du champ. Ils n’ont aucune forme de consistance, donc d’existence, si ce n’est celle d’un groupe informe, cette bande d’individus dont Audrey Estrougo a sans doute voulu filmer la loi d’airain formulée par Brassens : « quand on est plus de deux, on est une bande de cons ». Suprêmes devient alors un drôle de film où le champ, à force d’être montré, s’invisibilise paradoxalement, se transmue, depuis le champ, en hors-champ. Un film qui s’apparente, ce faisant, à n’importe quel reportage d’Enquête exclusive sur M6. Audrey Estrougo/Bernard de la Villardière, même combat, pour lesquels « les jeunes » forment une entité, une Hydre de Lerne dont chaque tête est substituable à une autre, des pods de premier plan, qu’un profanateur de sépultures avait pourtant déjà débarrassé les lieux il y a bien longtemps. Des « jeunes » qui, par métonymie, fonctionnent plutôt comme une banlieue au sein de la banlieue, une banlieue d’amis qui gravite autour des NTM, avec son corollaire de clichés. Une microsociété au sein de la macrosociété NTM. Un groupe d’amis symbolisant la banlieue sous son pire aspect fantasmé : montré comme un groupe informe, sans identité, désaffilié, mus simplement par des instincts bas et violents (scène de tir au fusil à pompe contre un organisateur des concerts du groupe).

Sandor Funtek est Kool Shen dans Suprêmes
© Audrey Estrougo / Sony Pictures

Audrey Estrougo filme finalement ces individus comme des rumeurs. Comme si elle avait entendu parler d’eux sans jamais les avoir vu ni, finalement, ne nous les avoir montrés. Il pourrait être rétorqué que tel n’était cependant pas le sujet de Suprêmes. Ce qui serait une erreur de vue, que l’on considère le film sous le seul aspect du biopic musical, ou sous celui du « banlieue-film ».

Sur le plan du biopic, le film est en effet manqué car dans l’entourage du groupe NTM, deux personnages auraient pu montrer combien, au fond, La banlieue n’existe pas (du moins telle qu’elle est montrée par Audrey Estrougon comme un même ensemble, animé par des intérêts sans cesse semblables comme convergents), qu’il en existe autant de versions que ses tours et celles de ses habitants : l’un, qui n’apparaît pas du tout dans le film, celui de Yazid, membre de la première heure du groupe, qui n’a jamais rien eu de l’énervé structurel, qui sortira son propre album de rap, que l’on apercevra au cinéma, notamment, chez Jean-François Richet, au côté de Virginie Ledoyen dans De l’amour (2001) ; l’autre, dont on entend simplement le surnom, sans jamais apercevoir son visage dans le film, lorsque le groupe part faire la tournée des campagnes pour gagner la France au rap, lors d’une scène de Graffiti sur le panneau d’un village, celui de « Mode ». Or Mode, plus précisément Mode 2, qui est historiquement le graffeur officiel du groupe, qui fera ensuite une carrière d’artiste international, en devenant une légende vivante du street art, est un garçon à rebours de ce qu’Audrey Estrougo montre dans Suprêmes : de tempérament doux, fébrile, il est craintif, de sorte que Joey Starr expliquera dans le livre qu’Olivier Cachin consacrera au groupe, qu’il leur faudra sans cesse le protéger, autant que ses mains, aussi précieuses que celles du pianiste de renom.

Or, ce seul personnage, s’il avait été utilisé dans le film, aurait permis d’indexer « la banlieue » sur un autre horizon que celui non pas dégagé par Audrey Estrougo, mais une nouvelle fois emprunté après tant d’autres, comme s’il fallait absolument rassurer le quidam : la banlieue qui s’agite, ce sont nécessairement des véhicules aux allures de torches, des types qui se brutalisent, comme lors de cette scène où Joey Starr retourne dans son quartier déposer une invitation pour le premier grand concert du groupe sur le palier de son père. Mais, las, rien de tout cela à l’écran, si ce n’est une bande carnavalesque d’agités en tous sens. Un célèbre rappeur du groupe Wu-Tang Clan, ODB, Ol Dirty Bastard, dans les années 90, génial autant que fou, avait parlé de son quartier, Brooklyn, dans un titre, comme d’un « Zoo » : Brooklyn Zoo, ce que certains habitants des quartiers populaires reprendront comme une antienne, à propos de leur propre quartier (dans une scène de La haine, lorsque des journalistes viendront faire un reportage dans la cité des Bosquets, à Montfermeil, ils seront chassés à coups de pierre par le groupe d’amis d’Hubert, leur criant qu’« on n’est pas à Thoiry, ici », Hubert apprenant à Vinz que Thoiry est un zoo). Voilà ce que fait Audrey Estrougo dans Suprêmes : elle filme la banlieue comme un zoo, avec tout l’amour que peut avoir le visiteur pour les animaux sauvages en cage, en manquant toute la charge acerbe et critique du « Brooklyn Zoo » d’Ol Dirty Bastard.

Fallait-il attendre, cependant, autre chose du film ? Au vrai, s’il repose sur un bloc d’archives sans doute utile pour contextualiser la naissance du groupe de rap (la mort de Malik Oussekine, les émeutes de Vaulx-en-Velin), dès son ouverture, Suprêmes se rendait complice de ce qu’il entendait décrier, dépliant à l’infini une certaine image de la banlieue, en s’ouvrant sur une déclaration de François Mitterrand qui, sous couvert d’avoir compris « la banlieue », l’enterrait plutôt définitivement dans un destin qui s’apparentait à une fatalité, soit une tragédie, autant que le film ne prend aucune distance critique vis-à-vis de cette déclaration : « Que peut espérer un être jeune qui naît dans un quartier sans âme, qui vit dans un immeuble laid entouré d’une sorte de concours d’autres laideurs, et avec tout autour une société qui préfère détourner le regard et n’intervient que lorsqu’il faut se fâcher, interdire… »

Voilà à quoi ressemble la banlieue de Mitterrand, à laquelle fait foi le film d’Audrey Estrougo : « un quartier sans âme », pour celui qui vit « dans un immeuble laid » où tout concourt à la laideur. Sans enjoliver quoi que ce soit, il faudrait arracher « la banlieue » à cette image d’Épinal. Car rien ne ressemble moins à la banlieue que cette image de la banlieue. Pour qui y vit/y a vécu, pas un bâtiment ne ressemble à un autre, pas une cage d’escalier à une autre, autant que les habitants y sont nombreux et dissemblables. Quant aux « jeunes de banlieue », s’il avait simplement fallu réellement les filmer pour la réalisatrice, ce qu’elle feint de faire dans son film, il aurait fallu lui rappeler au préalable ce conseil salvateur de Julien Benda : « Ne dites pas ‘’Nous les jeunes’’ […]. N’aimez pas votre temps parce qu’il est vôtre. Essayez de le juger comme si vous étiez en l’an 3000. » Mais vouloir ramener chacun comme la géographie à une unité de genre et de lieu, comme le fait Audrey Estrougo, c’est se rendre complice de ce qu’elle entendait critiquer. Suprêmes finalement, par devers elle, que son discours est repris dans ce qu’il prétend subvertir. Par conséquent, la systématicité du cliché banlieusard y est plus puissante que ce qui prétend le détruire ou lui échapper : toute résistance à ce cliché est alors complice de ce à quoi il résiste, au moment même où il résiste, même dans ses gestes les plus subversifs. Il y a dès lors une duplicité du film, une ambivalence dans sa texture et une conflictualité dans ses strates. Une logique complice et solidaire de présupposés qu’on rencontre dans le film, la banlieue montrée comme l’impassibilité marmoréenne des essentialismes et de leurs chimères. Un choix qui, finalement, confine à la logique totalitaire, confirmé à la fin par ce choix musical du Carmina Burana de Carl Orff, pour ouvrir le premier grand concert des NTM, au début des années 90. Une logique qui, tout comme l’artiste entendait nazifier la musique en 1937, purifie la banlieue de tous ses éléments hétérogènes pour ne plus en laisser dans la bouche que le goût du formol.

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