Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Glenn Close et Jeremy Irons à table dans Reversal of Fortune
Le Majeur en crise

« Le Mystère von Bülow » de Barbet Schroeder : Diamant noir

Des Nouvelles du Front cinématographique
À partir d'un fait divers ayant défrayé la chronique judiciaire au mitan des années 1970-1980, « Le Mystère von Bülow » de Barbet Schroeder tient les deux grands versants du jeu social : le formalisme juridique, rappelant au droit que sa vérité tient des verdicts, c'est-à-dire moins de la vérité que d'un régime qui est celui de la véridicité ; le formalisme des rôles sociaux, qui sont des masques d'ambiguïté derrière lesquels il n'y a personne, sinon un sujet qui est toujours plus et moins que lui-même.

« Le Mystère von Bülow » (Reversal of Fortune), un film de Barbet Schroeder (1990)

Par quel côté regarder Reversal of Fortune distribué en France en 1990 sous le titre plus aguicheur du Mystère von Bülow ? C'est qu'il y en a tant, en effet, et tous les côtés à considérer sont des faces qui sont des surfaces moins à creuser qu'à polir, faces et surfaces qu'il faut ensemble faire miroiter à l'infini. De quel revers de fortune, littéralement, s'agit-il donc quand le film de Barbet Schroeder multiplie ainsi les couches et les plis dans un perspectivisme renouvelé, biais juridique (le travail nécessaire pour faire appel et ainsi casser une décision de justice) et sociologique (les rapports de domination intrinsèques et extrinsèques à la grande bourgeoisie) ?

Le perspectivisme est analytique concernant le recours aux procédures juridiques caractérisant l'enceinte de l'institution judiciaire. Il l'est autant quant au jeu des manières sociales habillant des trajectoires plus complexes que leur masque de stabilité. Mais il sait aussi rester sur le seuil des psychologies dont l'opacité est ce qu'il faut savoir préserver pour que le mystère dure encore un peu en dépit du savoir rétrospectif sur les causes, malgré le formalisme des conséquences.

Le Mystère von Bülow est donc un film d'une limpidité confondante et d'une opacité troublante, richement documenté sur le versant de la chronique judiciaire mais seulement suggestif pour ce qui relève de ses motivations personnelles, de ses fondements. La fortune a ainsi des surfaces, et ses revers avèrent des nouages et des nœuds, complexions et contradictions dont les intrications conviennent à l'esprit paradoxal et tortueux d'un auteur mobile dans les formes et les genres comme dans les économies et les industries, un auteur qui tient – malgré son sens du transformisme, de l'opportunisme et son éclectisme – à l'écart sans comblement possible entre ce que la raison sait et ce que la déraison lui fait croire.

Un film de procès sans procès

Von Bülow (Jeremy Irons) et son avocat (Ron Silver) dans Le Mystère von Bülow

Il y a déjà le film de procès qui est sûrement l'un des plus singuliers qui soit. Il est vrai que Le Mystère von Bülow repose essentiellement sur le travail juridique nécessaire à un avocat afin de faire appel et ainsi casser le verdict d'un premier procès. Le film de Barbet Schroeder propose en effet l'adaptation conçue par Nicholas Kazan du récit de l'affaire von Bülow en respectant strictement le point de vue de l'avocat, Alan Dershowitz, un homme aux vues libérales et progressistes qui accepte cependant de tenter de casser la condamnation pénale (trente ans de prison) d'un homme reconnu coupable d'avoir voulu assassiner son épouse, autrement condamné et là sans rémission par l'opinion. Sauf que le film de procès est justement original puisqu'il se concentre non pas sur la procédure traditionnelle du procès mais sur celle moins habituelle de l'appel. Le résumé elliptique du premier procès ayant condamné Claus von Bülow constitue donc une première audace narrative qui précède à la fin l'ellipse radicale du second concluant à son innocence. Le reste important du récit est alors dévolu aux efforts de l'équipe d'étudiants rassemblés autour d'un avocat comme des basketteurs autour de leur entraîneur, les uns travaillant sur les expertises médicales ou la lecture des jurisprudences, les autres bûchant sur la connaissance des spécificités juridiques et sociologiques de la cour d'appel de l'État du Rhode Island.

Comme les jeunes étudiants en science de Prince des ténèbres (Prince of Darkness, 1987) de John Carpenter, les étudiants en droit du professeur Dershowitz sont jour et nuit mobilisés au nom d'une réalité dont le mystère les dépasse. Précisément, ici il s'agit de la mise en place d'une stratégie disculpatoire dirigée par un avocat ayant au moins quatre raisons distinctes d'accepter l'improbable, voire pour certains de ses étudiants l'inacceptable puisque, après tout, la culpabilité de Claus von Bülow a été démontrée. La première raison est pratique, elle consiste à ce que la défense d'un riche client permet un transfert de ressources susceptible de financer d'autres dossiers plus pressants (deux frères noirs d'un État du sud sont condamnés à la peine capitale et attendent son exécution dans le couloir de la mort). D'autre part parce que les procédures ayant permis le procès von Bülow sont non seulement déloyales (une perquisition a été menée avec un détective privé, le procureur est une connaissance des plaignants qui sont les enfants de la victime) mais marquées d'une dimension de classe intolérable au regard de l'avocat libéral (casser le procès c'est donc casser le recours aux actions relevant de la domination du capital des riches, non seulement sa face économique mais encore ses faces sociale et symbolique).

Enfin, il y a une question plus profonde que l'intérêt financier au service d'autres dossiers plus urgents et difficiles, ou le refus de laisser infléchir l'état de droit aux pressions de la bourgeoisie. La dernière raison est la plus générale, en rappelant la règle d'or de l'éthique du métier d'avocat consistant à défendre n'importe qui, même l'individu le moins défendable qui a cependant droit, dans un état de droit, à un procès équitable. Mais la généralité des principes se comprend aussi sociologiquement à partir de ce que Pierre Bourdieu a appelé l'illusio, à savoir la croyance vissée au corps d'un individu dans ce qu'il fait et pour quoi il le fait, qui est une passion relevant en dernière instance des processus de socialisation de la libido(1). Au nom de sa passion professionnelle, Alan Dershowitz peut donc tout à fait accepter les maladresses de sa condition de petit-bourgeois dominé par les usages distingués de la grande bourgeoisie caractéristique de la Nouvelle-Angleterre. L'avocat peut même passer outre les remarques plus ou moins explicitement antisémites des grands-bourgeois, y compris celles qui se devinent derrière le masque hypocrite philosémite, parce que l'affaire von Bülow l'excite au plus haut point sur le plan professionnel. C'est bien pourquoi l'acteur Ron Silver est excellent dans le rôle d'Alan Dershowitz, à la fois cassant sur la question des principes et excité comme une puce à défendre le cas le moins défendable, volontariste dans un pari risquant de détruire toute sa carrière mais aussi fébrile quant aux résultats d'une réussite dépassant ses espérances.

Le Mystère von Bülow est donc très fort sur la question des motivations éthiques d'un avocat dont les calculs sont si complexes et intriqués qu'ils excèdent un consensus moral formé au carrefour des décisions de justice, des pressions médiatiques et des réflexes sociaux des dominés se félicitant, après tout, que l'état de droit arrive encore à jouer son rôle arbitral de tiers en sanctionnant les dominants. À ce titre-là, le film de Barbet Schroeder suit logiquement Les Tricheurs (1984) qui, pour sa part, distingue dans la passion (en ce cas du jeu) les constructions intéressées et sophistiquées des auto-intoxications volontaires (que l'on retrouve partout ailleurs dans la filmographie, d'emblée avec More en 1969, explicitement avec Les Tricheurs et Barfly en 1987). Comme il anticiperait aussi L'Avocat de la terreur (2007) consacré aux ambiguïtés existentielles et politiques de l'avocat Jacques Vergès(2).

Sauver les apparences à tout prix
(derrière il n’y a rien ni personne)

Le Mystère von Bülow est donc un film de procès sans en être un, et c'est bien pourquoi il est paradoxalement l'un des tout meilleurs du genre. Notamment pour ceci qu'il élude paradoxalement son site caractéristique, le tribunal, dévoilant à la place de son théâtre habituel le vide fondamental au cœur de la loi et de l'institution judiciaire et pénale, dont la vérité ne consiste pas à dire le vrai mais à produire des verdicts d'innocence ou de culpabilité et les peines associées au second type de verdict(3). La vérité du droit (pénal ou pas) est un formalisme de la véridicité, tandis que la vérité des êtres est un masque d'ambiguïté au seuil duquel s'accordent, pour des raisons certes bien différentes, le condamné (Claus von Bülow), son avocat (Alan Dershowitz) et la victime du premier (Sunny von Bülow).

Glenn Close sur son lit dans le coma dans Le Mystère von Bülow

Le vertige demeure inépuisable quand il est en effet aussi le fait de la conscience spectrale d'une femme plongée dans le coma depuis plusieurs années, qui s'adresse directement au spectateur pour lui dire qu'il n'en saura pas davantage, sinon le plaisir à maintenir la zone d'indétermination où l'amour fou se confond avec le suicide et la prédation. C'est une invention du scénario de Nicholas Kazan par rapport au récit d'Alan Dershowitz, et la perspective en diagonalise puissamment la portée, servie par la voix de Glenn Close, ce morceau de glace qui brûle. Le film de procès qui n'en est pas un livre alors non seulement la vérité définitive du droit bourgeois (à savoir le vide de son formalisme, d’une forme sans contenu), mais encore celle des rapports sociaux internes à la grande-bourgeoisie (avec l'opportunisme des parvenus quand ils sont des hommes dominés par leur compagne, et l'auto-intoxication suicidaire des femmes qui, en les dominant, en crèvent intérieurement), en passant enfin par la vérité même des êtres (la raison des constructions juridiques, comme le savoir des faits sociaux, sont des dévoilements qui n'entament en rien le voile essentiel des fantasmes et des secrets fondant la déraison persévérante des existences).

Derrière le formalisme du droit il n'y a rien sinon le vide formalisé des procédures juridiques et la compétition rationnelle des constructions argumentatives. La perspective adoptée ici, qui est celle du pragmatisme juridique, rappelle à la justice qu'elle est hétérogène au droit, dont l'affaire n'est pas celle du vrai ou de la vie bonne mais de la norme. Derrière le masque il n'y a personne, sinon un personnage que joue un acteur jouant un personnage qui joue un rôle, et cætera. C'est alors que l'on se dit que le primate de Koko, le gorille qui parle (1978) raconte plus que le mensonge conscient du dictateur africain qui n'a pas d'autre vérité que de mentir à son sujet (Général Idi Amin Dada, autoportrait en 1974). Une autre perspective consiste alors à marquer la convention structurale des identités, et le vide ontologique des subjectivités, que peuvent remplir fantasmes et pulsions, mirages consentis et secrets partagés (jusque dans la tombe, puisque Sunny von Bülow est décédé après 28 années de coma en 2008). Dans les deux cas il y a du jeu, des jeux de forme et des jeux de langage. Mais il n'y a pas plus sérieux que les jeux, que les formes saisies pour elles-mêmes plutôt que pour un quelconque contenu. Et les mauvais joueurs sont toujours des mauvais perdants (le témoin pourri qui fait monter les prix de ses témoignages en tentant de faire tomber moralement Alan Dershowitz), tandis que les bons joueurs savent perdre en donnant le sentiment d'avoir gagné (Claus von Bülow a gagné son procès en appel tout en ayant perdu une position de classe qu'il avait mis tant de mal à obtenir, disparaissant de la circulation après avoir été au centre de tous les regards).

À partir d'un fait divers ayant défrayé la chronique judiciaire au mitan des années 1970-1980, Le Mystère von Bülow tient donc pragmatiquement les deux grands versants du jeu social. Avec le formalisme juridique rappelant au droit que sa vérité tient des verdicts, c'est-à-dire moins de la vérité que d'un régime qui est celui de la véridicité. Et avec le formalisme des rôles sociaux qui sont des masques d'ambiguïté derrière lesquels il n'y a personne, sinon un sujet qui est toujours plus et moins que lui-même. Dans l'intervalle, enfin, ce qui en vient même à excéder le point de vue de l'avocat d'où provient le récit, c'est celui de l'épouse fantôme, belle endormie à coup d'insuline, qui susurre à l'oreille du spectateur qu'il y aurait peut-être bien de l'amour. Certes l'amour le plus improbable (comme dans Maîtresse en 1975). L’amour qui joue dans la suture sans définition ni contour, dans la zone d'indistinction où se confondent la pulsion suicidaire et la pulsion meurtrière, la femme qui veut mourir et l'homme qui l'aura aidé à franchir le pas. Une hypothèse puis une autre sont essayées dans l’ultime tour d’un film dont le perspectivisme s’efforce paradoxalement de sauver à tout prix les apparences (les secrets en ont autant besoin que les conventions sociales habillant le style de vie des plus riches). Une zone grise d'indétermination, comme l'utopie réelle et introuvable de La Vallée (1972) où se superposent idéal communautaire, fantasme post-soixante-huitard et restes prégnants de culture touristique occidentale.

Autoportrait d'un caméléon
(derrière l’auteur il n’y a personne sinon l’œuvre)

Deuxième production étasunienne suivant Barfly inspiré de la vie de l'écrivain borderline Charlie Bukowski, Le Mystère von Bülow est peut-être le chef-d'œuvre de Barbet Schroeder. Et sûrement son plus beau diamant, noir. Ses facettes sont multiples et ciselées de telle sorte que le film est tranchant sur le versant institutionnel, sans jamais rien retrancher cependant des ambiguïtés individuelles et relationnelles de ses personnages au sujet desquelles il est rigoureusement impossible de trancher. Le film est d'une ambivalence extrême. D'un côté, il se donne des allures de film de studio, alors qu'il est produit par deux indépendants, Oliver Stone et Edward R. Pressman qui a produit ce dernier mais aussi bien Brian De Palma et Terrence Malick, le Bad Lieutenant (1992) d'Abel Ferrara et celui de Werner Herzog en 2009. De l'autre, c'est un grand film ayant assimilé les leçons des maîtres classiques, néo-classique dans le meilleur sens du terme. Ces maîtres que sont entre autres Alfred Hitchcock (on pense moins au tribunal du Procès Paradine qu'au flash-back mensonger du Grand alibi), Billy Wilder (le narrateur est, comme dans Boulevard du crépuscule, un fantôme qui s'adresse au spectateur en regardant le monde depuis la pulsion de mort qui en constitue la hantise), Joseph L. Mankiewicz (la vérité est un enjeu de rapports de pouvoir, un perspectivisme agonistique recoupant des hiérarchies et des luttes sociales), sans oublier Otto Preminger (le procès, comme celui de Autopsie d'un meurtre, est un jeu en soi dont les verdicts sont formellement déliés du souci moral de la vérité).

Autrement dit, l'ambivalent Mystère von Bülow, ce film qui tranche sans trancher, aussi limpide qu'opaque, est un chef-d'œuvre de duplicité. Le film indépendant se fait passer pour un film de studio, dont la modernité consiste à rendre hommage au classicisme hollywoodien dans une industrie culturelle qui a depuis dix ans tourné la page du Nouvel Hollywood. Le pur film d'auteur fait autrement dit semblant d'être une commande impersonnelle. On le dira encore différemment : Le Mystère von Bülow est enfin un autoportrait déguisé, qui se reconnaît dans le jeu miroitant à l'infini de Jeremy Irons dans le rôle de Claus von Bülow, l'une de ses plus grandes interprétations (quand on pense que l'acteur anglais avait tout juste tourné dans Faux-semblants de David Cronenberg, en 1988, avant d'enchaîner cinq ans plus tard sur M. Butterfly, on s'en émeut en restant un peu coi). Oui le film est un autoportrait de biais, celui d'un auteur européen et caméléon, suisse né à Téhéran et ayant grandi en Colombie, le cinéphile qui fait semblant d'être un réalisateur hollywoodien néo-classique tout en marquant symboliquement sa position distinctive, à la fois supérieure et rétrograde, dans l'exposition savante d'une culture cinéphile riche en signes de distinction.

L'amour du legs classique est réel, mais soustrait de tout sentimentalisme (comme Claude Chabrol, Barbet Schroeder déteste les romantiques, la chose est marquée dès l'inaugural More avant de se nuancer quelque peu avec sa fausse suite tardive qu'est Amnesia en 2015). Et c'est tellement vrai que la distinction peut dès lors mêler le volontarisme de l'étudiant à l'opportunisme du parvenu, l'auto-intoxication volontaire avec la pulsion suicidaire, l'amour à une forme d'euthanasie. Claus von Bülow est un masque, et derrière il n'y a personne, et pas davantage derrière le formalisme du droit. Étape ultime de l'auteur dont la politique, imposée aux côtés du maître Eric Rohmer pour qui il a créé Les Films du Losange, consiste au fond à être invisible et disparaître derrière l'œuvre. Comme le coupable, vrai ou faux, disparaît derrière la chronique judiciaire et le battage médiatique qui en aura accompagné les soubresauts.

Notes[+]