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La mort en ce jardin de Luis Buñuel
Le Majeur en crise

« La Mort en ce jardin » de Luis Buñuel : Civilisés, barbares, sauvages

Des Nouvelles du Front cinématographique
« La Mort en ce jardin », film mineur d'un auteur majeur, offre à quelques archétypes du cinéma de genre, tels que l’aventurier brutal et cynique, la femme-enfant vierge et innocente, une voie de sortie en forme souveraine de robinsonnade réinventée.

« La Mort en ce jardin », un film de Luis Buñuel (1956)

Le décor est vite planté, vite brossé avec ses mexicains basanés, ses chercheurs d'or aux torses mouillés et ses soldats moustachus, ses officiers corrompus et ses aventuriers cyniques, ses putes au grand cœur et ses innocents rendus fous par un monde hostile. Une révolte éclate entre le studio et le lac Catemaco et si elle se donne les airs d'une peinture d'actualité de Goya, ses linéaments demeurent cependant ambigus (l'or est prospecté par des étrangers qui se disent spoliés quand l'État d'une république sud-américaine imaginaire en nationalise l'extraction). Ambiguë est en effet la révolte des orpailleurs et la nationalisation qui y répondrait, imposée par une république qui s'apparente pourtant à une dictature, ne l'est évidemment pas moins. À la civilisation qui peut autoriser des entreprises d'exploitation des ressources naturelles et s'autoriser des élans de barbarie répressive, répond la vie sauvage de la jungle, ce milieu naturel originaire qui remet les pendules à l'heure et les compteurs à zéro d'une vie commune, égalisée en survie partagée.

Adaptant un roman du belge José André-Lacour avec son scénariste Luis Alcoriza (régulier depuis Los Olvidados en 1950), mais requérant les services de Raymond Queneau pour débrouiller son scénario en en débroussaillant la matière touffue, Luis Buñuel n'a pas démérité afin de donner le sentiment à son producteur mexicain d'origine russe Oscar Dancigers, à ses côtés depuis Gran Casino (1947), de lui vendre un film d'aventures à la manière de John Huston (ou d'une BD de Hergé), porté par un casting français quatre étoiles (d'un côté Simone Signoret et Georges Marchal, de l'autre le vieux Charles Vanel et un jeune Michel Piccoli dont le cinéaste se souviendra à l'occasion de six autres participations, voix française de Fernando Rey dans l'ultime Cet obscur objet du désir en 1977 incluse). Si cette coproduction franco-mexicaine dispose d'un certain luxe (outre la distribution, c'est le deuxième film en couleurs du cinéaste après son Robinson Crusoé en 1952 et il bénéficie de décors extérieurs luxueux), La Mort en ce jardin reste malgré tout un film boiteux, qui ne convainc guère dans sa première partie (à l'exception de quelques belles incongruités comme des fleurs vénéneuses). Avant de réussir avec sa pénétrante entrée dans la jungle amazonienne à renouer avec une verve surréaliste qui est l'autre nom d'une veine profondément naturaliste arrachant à la civilisation des pans entiers de barbarie et de sauvagerie (un naturalisme qui appartient également à l'écrivain adapté, auteur du Rire de Caïn en 1980 et du scénario de L'Enfer commencé en 1964 par Henri-Georges Clouzot et terminé trente ans plus tard par Claude Chabrol).

Mais, justement, le boitement est adéquat aux boiteries d'un cinéaste à l'œil torve, littéralement, grand passionné de théologie comme de tératologie, hanté par des contradictions vécues comme autant de blessures et de déchirures, pour qui les bourgeois et les gueux sont des mutilés qui s'ignorent quand ils ne se font pas la guerre. Moyennant quoi, Luis Buñuel fait ce qu'il sait faire le mieux, en s'affranchissant des codes et des clichés d'un exotisme frelaté seulement bon pour l'exportation afin d'atteindre le rivage dense d'un plus grand exotisme, qui n'est pas le moins retors mais n'en demeure pas moins générique, celui de la pulsion, cet aiguillon motivant les élans sauvages et délirants pour la prédation et la dégradation.

Exotisme de la pulsion (végétation luxuriante, maladie vénérienne)

La grande scène de la révolte qui gronde, nourrie par le ressentiment des prospecteurs expropriés, se voit ainsi suspendue, rapidement diagonalisée par l'étranger arrivant qui, royalement indifférent à ce qui se joue ici, destine à tous un superbe doigt d'honneur. C'est plus qu'un gag, c'est surtout la marque impérieuse d'un désir, celui d'une déterritorialisation ironique, d'une ligne de fuite goguenarde face à un scénario calibré. L'humour buñulien concernant l'état de son désir se branche sur le symptôme d'un homme souverain et terrible (George Marchal ressemble furieusement à Sterling Hayden et son personnage s'appelle Chark). Un homme méchant ou mauvais dont la souveraineté n'est vraiment toute à son aise que dans la jungle la plus épaisse. En attendant, le bonhomme malmène pour le plaisir une fille sourde-muette (Maria, le tout premier rôle de Michèle Girardon, qui s'est suicidée en 1975 à l'âge de 36 ans), le bien plus précieux du vieux prospecteur français du coin dont la plaie à la tête va précipiter la folie biblique et mortifère. Le sadisme enthousiasme du requin Chark, parce qu'il n'a aucune base psychologique, est une manie pulsionnelle en forme de signature subjective déliée de toute fonction biographique explicative. Il dénote un appétit de jouissance qui est pour le spectateur une réjouissance parce qu'il y voit un signe - parce qu'il y reconnaît moins un symbole qu'un symptôme attestant d'un monde autrement plus grand et plus terrible (que la dialectique de la civilisation et de la barbarie du scénario).

Simone Signoret et Georges Marchal dans La Mort en ce jardin

Les bottines de Maria avec lesquelles elle joue en suivant la ligne tracée par ses lacets, un œil crevé au stylo-plume, une putain qui brode pour se calmer comme La Dentellière de Vermeer, un bruit lointain de rasoir électrique durant la messe, une blessure irritante et urticante à la tête qui commence à s'infecter, voilà encore d'autres exemples où l'humour buñulien opère en exposant des nœuds pulsionnels plongeant leurs racines dans le secret viscéral des personnages, qui suivent des lignes de vie qui sont des lignes de faille n'appartenant au fond qu'à eux et rien qu'à eux, dans le dos du récit ou transversalement au scénario. Plus que des récurrences rétrospectivement identifiables en auto-citations avérant la cohérence thématique de l'œuvre (l'œil crevé de Un chien andalou, les bottines du Journal d'une femme de chambre, la peinture de Vermeer citée dans Cet obscur objet du désir), il s'agit là de fixations pulsionnelles, ce sont des images-symptômes qui trament les circuits d'un désir de cinéma qui crépite en pigmentant la peau du scénario comme une végétation luxuriante ou une maladie vénérienne.

Définitivement, l'exotisme, le vrai, vénéneux et luxuriant, maladif et possessif, est celui de la dépense pulsionnelle et improductive. La pulsion ouvre aux civilisés barbarisés des pentes qui ne se goûtent pleinement qu'à l'état sauvage (la barbarie despotique n'est qu'une contrepartie aux excès de la concurrence capitaliste), elle rappelle aux personnes les bêtes humaines que nous sommes, qui se réveillent à l'heure de la survie mais qui entrent aussi dans de nouveaux rapports où une humanité nouvelle pourrait peut-être recommencer.

Couple édénique (robinsonnade réinventée)

C'est ainsi toute une vie anarchique et organique que va accueillir l'Amazonie dans la seconde partie de La Mort en ce jardin où un groupe hétéroclite de fuyards va tenter de semer ses poursuivants vaille que vaille. Le génie de Luis Buñuel, longtemps retenu par la grille des obligations scénaristiques, est désormais manifeste, éclatant comme le soleil à midi. Il explose par bouturage ou bien comme des boutons nourris par une fièvre tropicale. Le père idéaliste qui rêve des œufs mollets gobés en cachette à l'époque du séminaire, la sourde-muette dont les cheveux sont attrapés par des branchages qui reconnaîtraient dans la virginité de Maria celle de la forêt, la prostituée qui meurt après avoir revêtu une robe de soirée trouvée dans les débris d'un crash aérien, Chark qui en ramène une valise pleine de mets bourgeois et dont on croit d'abord qu'il s'agit d'une hallucination surréaliste, le vieux prospecteur qui abat ses camarades de survie en étant persuadé d'être l'ange exterminateur achevant l'œuvre de Dieu, voilà quelques cartes abattues d'une main de maître par qui n'a pas d'autre désir que de partir à l'aventure, à l'endroit sans limites où le sauvage en a fini avec les contradictions du barbare et du civilisé comme avec les séparations de la forêt réelle et de la jungle de studio.

De fait, La Mort en ce jardin en revient à Robinson Crusoé (1952) en osant cependant aller plus loin que la forêt corse de Cela s'appelle l'aurore (1956) où jouait déjà George Marchal. Mieux, le film de Luis Buñuel se rappelle au bon souvenir des tout premiers films surréalistes co-réalisés avec Salvador Dali, Un chien andalou (1929) et surtout L'Âge d'or (1930) où la bourgeoisie se livre au-delà de l'économie de ses plaisirs à la jouissance des pulsions en faisant de ses jardins français des marais fangeux, des jungles touffues ou des îles désertes. Les vestiges de l'avion écrasé préfigurent par ailleurs le plus radical Ange exterminateur (1960) où une soirée officielle dans le grand salon de la haute bourgeois mexicaine glisse sensiblement dans un devenir qui l'apparente toujours plus au Radeau de la Méduse de Géricault. Le naufrage n'est pas un accident, c'est une profonde propension, une inextinguible passion qui fait entendre le « rire de Caïn ».

Michel Piccoli dans La Mort en ce jardin

La jungle est un jardin de vie et de mort, où la vie et la mort sont entremêlées comme les lianes d'un arbre et les racines d'un autre. Un jardin où périssent ceux qui tiennent encore aux apparences de civilité (le curé avec sa défroque, la prostituée avec sa robe de soirée, tous les deux abattus par le vieil orpailleur qui se prend pour l'ange exterminateur), tandis que triomphent les plus sauvages d'entre eux (Chark et Maria). Ils sont en effet ceux qui sont allés suffisamment loin (l'animalité physique de l'un, l'absence de parole de l'autre) pour revenir changés (la méchanceté de Chark nourrit une solidarité pour le groupe, la fatigue libère Maria de l'imago de la femme-enfant pour devenir une femme désirable), et pouvoir alors repartir sur le canot de sauvetage leur épargnant toute capture par un scénario œdipien. Le duo a tout du couple adamique ou édénique et c'est ainsi que la vieille robinsonnade est réinventée, radicalement éloignée de toute refondation d'un individualisme entrepreneurial (Chark sera à Maria son chien de garde, elle sera sa chienne).

Un cadavre exquis (la morsure ophidienne)

Il y a une apothéose dans La Mort en ce jardin, qui pousse le délire au niveau de l'image de pensée de tout le film. Cet acmé propose en effet d'ajointer de façon saisissante trois plans, d'abord celui d'un serpent dévoré vivant par des fourmis, le suivant qui montre une vue nocturne des Champs-Élysées affecté d'un son étrange (comme une mélasse, un ralentissement), le troisième plan enfin qui révèle une carte postale de la même avenue célèbre tenue par le vieux prospecteur (il rêve d'ailleurs moins de Paris que de Marseille). Cette image-cliché finira déchirée et ses traces serviront pour les personnages à comprendre qu'ils sont si désorientés qu'ils ne cessent pas de tourner en rond dans la forêt. Le montage est suggestif et excitant, à la fois associatif sur le mode surréaliste (les animaux sauvages qui s'entre-dévorent et la circulation automobile parisienne comme image duplice de civilisation et de barbarie) et disjonctif sur un mode plus hallucinatoire et schizoïde (la sensation est forte, même à notre époque des projections en numérique, que la pellicule est en train de brûler et que le film va bientôt s'arrêter).

Alors, les images abondent, elles fusent en séries disjonctives, dans des constellations explosives. Tantôt la carte postale est une peau de serpent, c'est un cliché reptilien qui a la vie dure et dont l'énergie emmagasinée est un feu dévorant qui pourrait consumer l'intérieur ou l'intégrité de tout un film. Luis Buñuel y reviendra puissamment avec une géniale séquence du Fantôme de la liberté (1974), où la série explicite des cartes postales croise sans forcer la série implicite des images pornographiques dans une économie transgressive de la permutation et de la réciprocité (les industries culturelles et du tourisme spectaculaire produisent des marchandises aussi obscènes que les films porno). Tantôt les fourmis grouillantes alimentent un feu archaïque dont brûle un film qui, sur le plan mythique, serait comme un anaconda vénéré par des tribus amérindiennes disparues (et retrouvées dans la pénombre des salles de cinéma). Un serpent dont les tours et détours seraient ophidiens en effet dès lors qu'il s'agit d'avérer que la pulsion en nous plus forte que tout est peut-être celle d'un temps cyclique, non-linéaire et anti-progressif. Un temps en boucle où la dialectique de l'État paranoïaque et despotique et du capital schizoïde disparaîtrait dans la jungle plate d'où saillissent les purs présents, souverainement (la mort donnée et reçue comme un don), glorieusement (la solidarité échappe à tout calcul, émancipée de tout utilitarisme).

Luis Buñuel n'aura donc pas craint de faire des films qui se mordent la queue, ç'aura été la condition même de certains de ses plus beaux cadavres exquis (comme l'est ici le montage serpent-Champs-Élysées-carte postale). C'est alors que le cinéma radicalement naturaliste révèle un fond de sauvagerie ophidienne. Le cinéma est non seulement une fabrique à cadavres exquis qui éclatent ou éclosent transversalement au plan directeur des intentions scénaristiques, c'est en et par lui-même un cadavre exquis cuit à un feu mythique qui l'émancipe de la boiterie dialectique du barbare et du civilisé que (se) partagent les producteurs mexicains et français. Voilà bien ce qui permettrait enfin à un film comme La Mort en ce jardin – de toute évidence un film mineur d'un auteur majeur, certes, mais aussi un film qui fait la peau de serpent du genre pour se protéger de la toxicité reptilienne de ses clichés – d'offrir à quelques archétypes du cinéma de genre (l'aventurier brutal et cynique, la femme-enfant vierge et innocente) une voie de sortie en forme souveraine de robinsonnade réinventée, en guise glorieuse de renaissance édénique.

Fiche Technique

Réalisation
Luis Buñuel

Scénario
Luis Buñuel, Luis Alcoriza, Raymond Queneau, José-André Lacour

Acteurs
Simone Signoret, Michel Piccoli, Charles Vanel, Georges Marchal, Michèle Girardon

Durée
1h44

Genre
Drame, Aventure

Date de sortie
1956