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Le pont de San Francisco de Vertigo - Sueurs froides
Histoires de spectateurs

L’ombre de Madeleine derrière le grillage : Sur les traces de « Vertigo » à San Francisco

Jérémy Quicke
Vertigo à Fort Point, ou le récit vertigineux d'un voyageur cinéphile mis en garde par la Madeleine de Hitchcock.
Jérémy Quicke

« Vertigo », un film d’Alfred Hitchcock (1958)

Visiter une ville iconique est presque toujours une expérience attractive pour le cinéphile, qui la découvre en ayant quelque part l’impression d’y avoir déjà vécu. S’installe alors un jeu curieux où la ville et ses avatars cinématographiques dans la mémoire du cinéphile jouent à se rapprocher et s’éloigner tour à tour (décors ajoutés ou déplacés pour les besoins du film, dimensions altérées par la mise en scène, etc.), créant un mélange de satisfaction et de déception pour le voyageur. San Francisco en est un exemple particulièrement frappant. Bien que sa présence à l’écran soit quantitativement moins importante que New York ou Los Angeles, elle possède indéniablement une mythologie cinématographique qui n’appartient qu’à elle. Il ne sera pas question ici de lister les innombrables films qui construisent cette dernière(1) mais de se focaliser sur l’un d’entre eux et de raconter comment il s’est tout particulièrement incarné durant notre voyage, et a notamment rejoué ce balancement entre illusion et désillusion d’une manière très singulière.

Le pont dans Vertigo d'Alfred Hitchcock

Parmi les films qui hantent San Francisco dans la mémoire des cinéphiles, comment contourner Vertigo (Sueurs froides) ? Le long-métrage d’Alfred Hitchcock, sorti en 1958, y demeure omniprésent, réapparaissant dans de nombreux endroits iconiques de la ville : la mission Dolores et son cimetière, le Museum of Fine Arts, le Palais de la Légion d’Honneur et bien sûr Fort Point, au bas du Golden Gate. Si le film se prête si bien à cet exercice, c’est sans doute parce qu’il parle littéralement de désir et d’obsession pour une image morte : le personnage de Madeleine, filmé partiellement à travers des miroirs, des reflets, des fenêtres, s’apparente d’abord à une image plus qu’à une femme en chair et en os. Une image à retrouver et à ensuite recréer par soi-même, comme le fera Scottie avec Judy dans la deuxième partie du long-métrage. Le parallèle entre ces deux filatures obsessionnelles d’une image du passé est très, trop tentant. Le cinéphile qui voyage à San Francisco serait Scottie, et les images de Vertigo seraient Madeleine ? Chez Hitchcock, l’arrivée à Fort Point constitue le point d’orgue de cette première partie : Scottie sauve Madeleine qui s’est jetée dans la baie. Autrement dit, il passe de l’autre côté du miroir, traverse l’écran, plonge dans l’image et devient acteur de son histoire. Le voyageur cinéphile qui veut revisiter cet endroit dans le San Francisco de 2019 expérimente alors un autre type de climax. À côté du Fort, là où, vraisemblablement, Scottie épiait Madeleine défaisant son bouquet de fleurs, se trouve un grillage, et une inscription : « No Trepassing », précisant que le contrevenant s’expose à une peine de prison. Derrière le grillage subsiste l’ombre de Madeleine, accompagnée de la déception de ne pouvoir aller plus loin, aller toucher son fantôme.

Cette rencontre avec le grillage nous est apparue saisissante, créant une sorte de collision entre les deux mondes. Une pensée troublante émergea : et si ce panneau s’adressait aux voyageurs cinéphiles ? Ne passez pas au-delà du grillage, sans quoi vous vous noierez dans la San Francisco Bay et ne pourrez plus revenir au réel(2). La grille se métamorphose et matérialise la frontière entre monde réel et monde imaginaire. La transgresser signifierait sombrer dans une certaine folie, devenir un Don Quichotte cinéphile, car face au vertige de la plongée dans l’image de Madeleine, il ne serait plus possible de revenir à la réalité. C’est le vertige dans lequel tombe Scottie. Mais contrairement à lui, dans les lois de notre monde réel, il nous faut rester de ce côté de la berge, de ce côté du miroir. Ainsi se termine la pérégrination sur les traces de Vertigo, incarnation fascinante des affects, illusions et désillusions que peut rencontrer le voyageur qui part à la rencontre de ses mythologies de cinéma. Le grillage dans le dos, tel Orphée/Scottie, il restait à accomplir l’épreuve, non sans douleur, de faire demi-tour et quitter Fort Point sans se retourner vers le fantôme de Madeleine/Vertigo qui nous appelle encore à plonger dans les images.

Notes[+]