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Mikael Persbrandt dans les couloirs de l'hôpital dans L'hôpital et ses fantômes
Esthétique

« L’Hôpital et ses fantômes » de Lars von Trier : Le mal par le mal, un mal pour un bien (cinq désobstructions)

Des Nouvelles du Front cinématographique
L’Hôpital et ses fantômes est un divertissement dévoilant qu’il fait diversion entre deux avertissements. Son auteur est un roi blessé qui arpente les terres vaines de son Royaume en y pompant toute l’eau au risque de s’y noyer. Car le carnaval à l’hôpital débouche sur le procès de son démiurge qu’il faut brûler parce que c’est alors que ses larmes pourront sécher. Lutter contre le nihilisme placentaire de notre temps ne se fait pas sans crainte ni sans tremblement.

Rois pêcheurs et parasites
(désobstruction zéro)

0) Si notre époque est celle du nihilisme, encore faut-il le caractériser en tentant d’être plus précis. Posons avec Peter Sloterdijk que le nihilisme vient de loin, d’aussi loin que le placenta. Le placenta est le premier autre et le premier oublié, il est le double primordial au temps de la nuit fœtale, celui que la modernité aura refoulé. Pour le fœtus, le placenta est le premier ami dont l’autre nom est le génie, le complément et l’accompagnateur – son jumeau originaire. L’ange protecteur et le passeur dont le nouveau-né n’aura plus idée, à moins de lui aménager une place symbolique, par exemple en terre et près d’un arbre comme ont su le faire bon nombre de sociétés traditionnelles. L’absence du jumeau placentaire est pourtant constitutive du sujet, du nombril qui le reliait à lui dans la poche utérine à l’inconscient qui est le siège ombilical du désir en tant qu’il est toujours celui de l’autre – le désir de l’autre en tant qu’il manque, jamais à sa place. C’est pourquoi tout anniversaire devrait être ressaisi dans sa dimension radicalement gémellaire. C’est depuis la coupure avec le jumeau originaire que nous puisons les figures de l’autre qui manque et que nous désirons tant. Et c’est depuis cette séparation que nous avons produit tous nos substituts symboliques, tous nos suppléments prothétiques, mythes, religions, appareillages techniques. La modernité s’est dès lors moins imposée comme extension planétaire ou mondialisation des modèles occidentaux de la nation et de l’individualisme possessif, que comme nihilisme placentaire dont les symptômes sont, entre autres, la rationalité instrumentale, les communautés obsessionnelles et l’isolement autistique(1).

Nous vivons aujourd’hui à l’époque du nihilisme placentaire à son stade ultime qui est terminal, celui qui consiste à faire parodie de la vieille apocalypse chrétienne en la bariolant de panique néo-païenne. Le génie qui a présidé à notre origine s’est depuis largement obscurci. Il était déjà ambivalent avec le daïmôn de Socrate, les religions l’auront multiplié en le divisant entre anges et démons. Les doubles sont partout désormais et les simulacres, danse des doppelgängers et copies en série, jettent une pagaille spectaculaire en faisant confusion de la confiance et de la défiance jusqu’à la mécréance, l’ami et l’ennemi devenus indiscernables jusqu’au discrédit(2). C’est pourquoi le génie contemporain peut s’apparenter à une épée à double tranchant glissée dans le fourreau d’un traité de démonologie. L’épée qui tranche parmi les démons soigne le mal par le mal, c’est pourquoi elle ne peut pas ne pas se retourner aussi contre celui qui la manie. Le génie se différencierait de tous les démons en s’assumant comme un démon blessé. Le génie n’est roi qu’en étant pêcheur, le souverain de terres vaines comme dans le cycle arthurien. Le Royaume de Lars von Trier s’appelle Riget.

Avec les deux premières saisons de Riget (L’Hôpital et ses fantômes en français) réalisées en 1994 puis en 1997, Lars von Trier investit l’hôpital royal de Copenhague (Rigshospitalet contracté en Riget) sur le mode de l’infection virale, à la manière d’un parasite. La modernité dont l’institution hospitalière est un parangon voit alors ses immunités s’affaiblir, du dedans comme du dehors. Il est en effet question ici d’hôtes en tous genres qui font virer l’hospitalité de l’hôpital en hostilité et inimitié. D’un côté, les fronts complémentaires et spécifiques du service de soin et du département de recherche universitaire muent en schizophrénie autodestructrice, tandis que la bureaucratie se crible de pouvoirs parallèles, cachés et obscènes qui vont de la loge corporatiste et para-maçonnique à la secte sataniste en passant par tous les petits trafics illicites. De l’autre, la répression historique des formes traditionnelles du soin au nom de l’autonomisation de la science et sa rationalisation est un refoulé dont la hantise ravage le corps hospitalier de toute une série de symptômes éclatant comme des cloques, fantômes et démons, charlatans et malades aux pouvoirs chamaniques. Des symptômes qui se prolongent dans la forme elle-même, avec cette esthétique hyper-directe que Lars von Trier expérimente alors pour la première fois. La violence symbolique du pouvoir des scientifiques et des médecins a pour résultante des violences psychiques indiquant l’hystérisation des institutions qui s’enfoncent de plus en plus, après avoir nié toute croyance au nom du credo de la rationalité instrumentale, dans le marais du discrédit. L’hôpital est donc ce grand corps malade parce qu’il est sans esprit, l’institution du soin dont ses acteurs ne prennent pas soin justement, dévorés par le mépris nationaliste (le neurochirurgien suédois Stig Helmer), le ressentiment apocalyptique (l’interne Krogshøj), la revanche amoureuse (Rigmor), ou encore les inconséquences d’une adolescence prolongée (l’étudiant Moesgaard fils). La souveraineté du pouvoir de la science est un royaume ravagé de maux auto-immuns auxquels répond le régime général des faux-raccords.

Si Lars von Trier est un démon qui s’amuse à parasiter ces royaumes désorientés que sont l’hôpital et la télévision, moquant ainsi la cohorte des roitelets pêchant par mécréance, sa série représente son Royaume à lui, un « Waste Land » (T. S. Eliot) qui a un canal de larmes pour irrigation souterraine.

Roi Pêcheur, « Fisher King » : le héros d’Element of Crime (1984), le premier long-métrage de Lars von Trier, a pour nom Fisher et l’hypnose à la fin lui révélait le tueur en série qu’il recherchait alors.

Grand corps malade
(première désobstruction)

1) Il est aisé de repérer une obsession du double chez Lars von Trier. Elle est entre autres formellement repérable dans le recours à la mise en abyme (Epidemic, 1987), la répétition des dispositifs (Dogville et Manderlay, 2003 et 2005), la construction en diptyque (Nymphomaniac, 2013), comme au jeu avec les masques (Erik Nietzsche, mes années de jeunesse de Jacob Thuesen, sorti en 2007, est une autobiographie déguisée de son scénariste Lars von Trier) et les remakes (Five Obstructions avec Jørgen Leth, 2003). Cette manie du double est évidemment manifeste avec les reflets diaboliques et autres répliques maléfiques qui contrarient les efforts des personnes de bonne volonté soucieuses d’empêcher la venue de l’antéchrist dans la troisième et dernière saison de L’Hôpital et ses fantômes. La série de Lars von Trier s’en amuse et c’est pourquoi la prolifération du double se fait tous azimuts, souvent comique. Il y a Helmer junior, le fils de Stig Helmer qui a hérité de son père la morgue suédoise et que ses collègues surnomment Minimer. Il y a la Suède singée en géant lointain dont se moque ce nain que serait le Danemark qu’elle méprise et les deux forment un couple boiteux, le dominé du duo le sachant davantage que son dominant. La rivalité intra-scandinave dont Hamlet s’amusait déjà poursuit encore avec ce jeu opposant les grands noms de la culture, Bergman contre Dreyer, Strindberg contre Kierkegaard. Kierkegaard justement, on le retrouve avec Philip Naver, le chirurgien qui rejoue le ou bien... ou bien kierkegaardien sur un mode furieusement parodique, l’alternative étant faussée par la colère (le premier terme est celui d’une gentillesse excessive, le second lui donne tort par une méchanceté maximale). On apprend que kirkegaard, sans e, est le mot danois pour dire cimetière, comme celui où Helmer junior rejoue la scène du fossoyeur d’Hamlet. Il y a encore tous les remplaçants (Karen Svensson à la place de Madame Drusse, Balder de celle de Bulder), les frères (Lars Mikkelsen, frère de Mads) et les fils (Alexander Skarsgård, fils de Stellan), les duos (dans la cuisine de l’hôpital) et la paire (l’œil sorti de son orbite de Naver et les binocles inversées d’Ogier le danois), ainsi que tous les avatars d’Age Krüger, Grand Frère succédant à Petit Frère (tous joués par Udo Kier). Tout cela est très drôle, sauf que la comédie du double de L’Hôpital et ses fantômes se dédouble en dévoilant à la fin la tragédie du second qu’elle est aussi.

Trois médecins dans L’Hôpital et ses fantômes
© VIAPLAY GROUP, DR & ZENTROPA ENTERTAINMENTS

Lars von Trier lui-même, à l’occasion des paraboles ponctuant la fin de chacun des cinq épisodes de L’Hôpital et ses fantômes, le réalisateur caché derrière des rideaux rouges et ne laissant plus voir que le vernis de ses chaussures noires, insiste sur le sort de Petit Frère et de Grand Frère, avant de faire le rapprochement avec Ésaü et Jacob. D’un côté, les avatars de l’enfant monstrueux interprété par Udo Kier, acteur dont la récurrence même lui assure d’être une cheville ouvrière dans la série des doubles, renversent l’ordre des hiérarchies, le petit devenant l’aîné du grand. De l’autre, Ésaü et Jacob, enfants d’Isaac et Rebecca, sont connus pour avoir été les jumeaux bibliques d’un bien curieux échange, le premier frère ayant vendu au second son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. L’inversion prend encore un tour diabolique, sans jamais cesser d’ailleurs de montrer sa connivence ombilicale avec le parodique, quand le petit Jésus de plâtre dans la crèche de Noël est remplacé par son double noir et monstrueux dénommé le rejeton de Babylone. S’il y a doubles, il y a des rivaux mais, aussi et surtout, le risque d’une substitution qui peut induire encore l’occasion d’une inversion diabolique.

L’humeur hétérodoxe de Lars von Trier, c’est bien connu, se réjouit toujours de faire coïncider anarchisme et hérésie. Le cinéaste y trouve toute son excitation, cela fait palpiter ses organes à l’instar du cœur gros de Grand Frère caché dans une salle de l’hôpital (l’hérétisme deviendrait alors ici un quasi-homophone d’éréthisme qui signifie justement l’augmentation de l’activité d’un organe). Le Rigshospitalet est un véritable hôpital, l’un des plus importants du Danemark, le plus spécialisé du pays. Si la troisième saison de L’Hôpital et ses fantômes inclut la série elle-même dans sa narration, en ricanant d’ailleurs de la mauvaise réputation dont elle se serait faite le relais, elle expose aussi que ce grand corps malade est le double de celui de Lars von Trier. Le cœur est énorme en exhibant sa monstrueuse cordialité. C’est que l’organe est malade aussi, gros de larmes, triste jusqu’à la noyade.

La treizième lettre, M la maudite
(deuxième désobstruction)

2) Dès qu’il y a du deux, il y a donc du double et, toujours, le risque que la rivalité fasse tourner le lait de l’amitié en inimitié caillée. Il y a, autrement dit, du boiteux et de la triche, de l’équivoque et de la contradiction sans résolution – le travail du négatif en double vengeur et bouffon du souverain positif. Satan ne vient pas sans boiterie. Le diabolisme est le jeu préféré de ceux qui aiment rien tant qu’à dégonder le symbolique, à le faire sortir de ses gonds comme on dit dans Hamlet, la pièce de Shakespeare qui demeure un creuset pour mettre en scène la rivalité des puissances scandinaves à l’époque de la Guerre de Sept Ans (1563-1570), autrement dit pour en parodier le théâtre et son absurdité royale. Les jeux, comme par exemple celui d’une série télévisée, on y joue pour en dérégler l’usage, pour en profaner les règles – la parasiter. Le modèle donné par la série Urgences (1994-2009) est ainsi une matrice malmenée par ses électrochocs, gore, comédie des particularismes scandinaves et ésotérisme gnostique, et par ses greffes, la somnambule Karen en momie dreyerienne, la fumerie d’opium cachée en citation d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, et la série des avocats pervers, antichambres et procès biaisés qui reviennent de Franz Kafka.

Kafka, on en comprend la proximité avec la cour martiale interne et le pilori : le jugement est une jouissance obscène, la culpabilité est un vortex, le châtiment une horrible plaisanterie, la honte ce qui devra nous survivre, etc. Mais Leone ? Son chef-d’œuvre testamentaire est sorti en 1984, l’année d’Element of Crime. Le testamentaire s’assumerait d’autant plus qu’il bénéficie d’une bonne configuration numérologique : L’Hôpital et ses fantômes se clôt par treize épisodes après la réalisation de treize longs-métrages. On a beau se dire en répétant avec Clément Rosset qu’il n’y a pas de délire d’interprétation parce que l’interprétation est elle-même un délire(3), on relève cependant ce fait amusant (qui fonctionne en tous les cas parfaitement en français) : Pontopidan, le chirurgien fantaisiste joué par Lars Mikkelsen, adore faire des jeux de mots avec la lettre N, ce qui fait rire tout le monde, mais un rhume lui impose la lettre L, ce qui cause son discrédit. Entre le L et le N se trouve la lettre M. M est la treizième de l’alphabet. M la maudite. D’autant que, comme Fritz Lang l’aura vérifié lui-même dans son film M. le maudit (1931), la lettre M est indifférente à son reflet.

On doit compter dans L’Hôpital et ses fantômes sur d’autres jeux de chiffres et de lettres. Les cubes avec lesquels joue la revenante Mona, Joconde décérébrée, informent Helmer junior qu’il est un métis, danois par son père mais suédois par sa mère. L’image du tigre, emblème de l’hôpital, induit également une triple anagramme, tiger-riget-treig (qui signifie trois en danois). On rit encore du fait qu’une pirouette scénaristique un brin compliquée fasse du chiffre trois le moyen d’arriver encore au deux (surtout qu’une troisième saison a été réalisée vingt-cinq années après la précédente dans un geste qui rivalise explicitement avec Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch, on y revient). On peut s’amuser, interpréter, délirer. On préfère expérimenter parce que la question du sens de l’œuvre est celle de notre rapport à elle, jeu de construction qui est celui de notre désir(4). Que la treizième (heure) soit la première (comme le dit un vers fameux de Gérard de Nerval(5)) et c’est une autre façon de renverser la table ronde des hiérarchies. Les derniers seront les premiers, on connaît la promesse évangélique qui était déjà celle d’Héraclite. C’est une autre façon d’entendre que le second ne serait un double du premier que parce qu’il aurait été victime d’une inversion, d’un refoulement comme le placenta. Et si, donc, le second était en fait le premier ? Et si le placenta se vengeait de la place que le fœtus lui aurait volée, confisquée ? Le dernier mot de L’Hôpital et ses fantômes revient à une note du réalisateur : « Tout est volé ». Le nihilisme placentaire finit par une vengeance terrible, fin de l’hôpital, fin du monde, fin de Karen qui a échoué à gagner au jeu des bonnes volontés en répétant l’échec de Madame Drusse. La vengeance du mauvais démiurge sur le bon dieu impuissant à qui il aurait pris la place selon l’imaginaire gnostique est celle de Lars von Trier, qui se dévoile à la fin de la série lui-même comme l’antéchrist servi par le Grand-Duc. La victoire du démiurge ? Un auto-sabordage.

Buandiers, lavandières et la Petite Sirène
(troisième désobstruction)

3) C’est le leitmotiv de L’Hôpital et ses fantômes, et son ouverture : à l’endroit où a été construit l’hôpital moderne se trouvait un marais qui était alors le royaume des lavandières et des buandiers. Le refoulement de la tradition au nom de la modernité, avec un pied de la science et l’autre du progrès, aboutit à un retour classique du refoulé, analogue aux remontées de sang du cimetière amérindien dans le dédale utérin de l’hôtel Overlook dans Shining (1980) de Stanley Kubrick. Ce leitmotiv remue également des eaux tarkovskiennes, eaux lourdes et profondes brassées comme l’inconscient d’une époque livrée à la modernité liquide qui est une liquidation tous azimuts, eaux qui ont infiltré les terres de cinéma de Lars von Trier(6). D’ailleurs, son humeur parodique s’exerce une nouvelle fois quand un moment d’apesanteur associé à une chorale pour orgue de Bach cite Solaris (1972). Sinon, le Rigshospitalet ressemble irrésistiblement au Demeter de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau, avec ses rats dont la prolifération s’apparente au bruit grumeleux et blanc des anciennes télévisions.

Un patient bizarre dans L’Hôpital et ses fantômes
© VIAPLAY GROUP, DR & ZENTROPA ENTERTAINMENTS

Avec L’Hôpital et ses fantômes, Lars von Trier continue de laver le linge, le sien ainsi que celui de la tradition, en le plongeant dans les eaux marécageuses de l’imaginaire contemporain du nihilisme placentaire. On trouve énormément de choses dans la buanderie, des trésors, quelques ossements aussi : les économies de sirop de grenadine en symptômes de l’agenda austéritaire de l’Union Européenne ; le ressentiment identitaire suédois qui coiffe les souvenirs de la Famille de Charles Manson et de la Bande à Baader avec celui de l’opération Barbarossa, avant de culminer avec la communauté occulte des Suédois Anonymes de l’hôpital dont l’acronyme est le même que celui des sinistres Sections d’Assaut (SA) ; des piques sur le réformisme administratif et le juridisme dans le féminisme actuel ; des chariots sur rails menant dans les anciens marécages où s’enfonce la tête géante de Grand Frère, qui se noie dans ses larmes. Et puis une hypothèse para-scientifique : ce qui bat depuis l’origine, c’est le rayonnement fossile du Big Bang en tant qu’il est une accumulation immémoriale de douleurs. Buandiers et lavandières plongeaient le linge de la tradition dans l’étang de larmes encore à venir, celles d’une modernité discréditée dont le procès tient de la parodie(7).

Dans le fatras diabolique des symboles, cartes anciennes et clés cachées, pièces manquantes du puzzle et portes dérobées, pièces secrètes et couloirs souterrains comme un serial de Fritz Lang, il y a une boule à neige comme au début de Citizen Kane (1941) d’Orson Welles. C’est l’épine dans le cœur géant et malade de Grand Frère, cette larme de cristal qui contient en miniature l’hôpital avant d’éclater en faisant puruler le pire. On n’a pas fini de pleurer même si la Petite Sirène de Copenhague est la dernière image qui surnage de L’Hôpital et ses fantômes et sa fin comme un naufrage. Il se trouve que la statue est un double aussi, plusieurs fois vandalisée, l’original caché dans un lieu tenu secret.

Carnaval et son procès
(quatrième désobstruction)

4) Selon la tradition médiévale du carnaval, cette fête qui avait pour origine ces rituels de fertilité que l’on appelle à l’époque de l’antiquité romaine les Saturnales, doit traditionnellement culminer avec le procès de Carnaval, ce mannequin rempli de bourre et auquel on mettait le feu(8). L’Hôpital et ses fantômes est un grand carnaval. On y moque les rivalités intra-scandinaves, les nouvelles conventions sociétales, l’Europe en super-ordinateur néolibéral. On recourt au chœur antique en l’adaptant (après le duo de trisomiques des deux saisons précédentes, c’est celui d’un homme atteint de progéria et d’un bras robotique, combo allégorisant les noces de la vieillesse accélérée avec l’intelligence artificielle). On fête Noël en célébrant la venue de l’antéchrist en hélico joué par le cinéaste lui-même, qui descend du ciel comme un Père Noël de l’apocalypse. On s’amuse encore à faire les idiots en retrouvant les acteurs des Idiots (1998), Bodil Jorgensen (Karen), Nikolaj Lie Kaas (Naver), Jens Albinus (le dealer d’esprits sur le toit de l’hôpital). Il y en a, des fusées, pour trouer la nuit. Puis tout finit dans le feu, l’hôpital, Karen revenue dans son lit et le Bien qu’elle incarne. Et la série elle-même, dont le dernier générique-fin montre cinq bougies se consumant sur la couronne de sapin. L’auto-couronnement est moins celui d’un roitelet que d’un pompier qui a décidé par le feu de s’immoler.

Si l’exode indiqué par le titre de la troisième saison de L’Hôpital et ses fantômes advient, c’est celui des rejetons de Babylone, avatars des rats murnalciens. L’inversion est accomplie jusqu’à la confusion cardinale de l’est et de l’ouest. Les fonctionnaires improvisés du service des biens, Karen aidée de Balder et de Krogshøj qui a enfin pu recouvrer ses esprits grâce à l’antidote retrouvé contre le poison zombie, ont finalement été abusés en participant à faire le contraire de ce qu’ils voulaient. Portable, télécommande, écrans, assistant vocal et Tesla auront été les instruments du Grand-Duc, serviteur de Satan dont le triomphe est à la fin total. D’autres indices témoignent de l’intégralité de l’échec du Bien. La vieille Rigmor avec ses deux jambes amputées finit en pendouillant entre les étages comme un mannequin à l’effigie de Santa, Mona retrouvée dans le marais simule l’esprit dérangé, la perverse suédoise qui harcèle Helmer junior n’est autre que la Mort. Le divin enfant est remplacé par son double monstrueux et le sapin sempervirent a pour réplique un tas d’assiettes en morceaux.

On l’a dit, avec L’Hôpital et ses fantômes, le démiurge triomphe en sabordant sa série, naufrage et incendie. S’il y a sabordage, c’est que tout déborde pour le malade qui a la lucidité de savoir, comme Nietzsche savait, que la pire maladie de l’humanité résulte de sa façon de combattre ses maux. L’auto-couronnement est celui du feu, une autre catabase infernale après The House That Jack Built (2018). C’est que le démiurge est lui-même, au terme de son dernier carnaval, Carnaval lui-même, le mannequin qu’il faut brûler après avoir fait son procès. Sa série est son tribunal et s’il est parodique, c’est en le sachant très sérieux. Brûlé, Lars von Trier l’a en fait été plusieurs fois, persona non grata par le Festival de Cannes après ses propos sur Hitler lors de la conférence de presse de Melancholia (2011), soupçonné de faire l’éloge du pire avec les projections, cannoises là encore, d’Antichrist (2009) et The House That Jack Built. Le démiurge a un mauvais esprit, c’est plus fort que lui. On critique son sadisme alors qu’il est maso au dernier degré. Sauf qu’il brûle mais d’un tout autre feu. Caché derrière des rideaux rouges comme le Magicien d’Oz, Lars von Trier a déclaré à l’été 2022 être atteint de la maladie de Parkinson. Ce feu longtemps gardé secret qui est en train de consumer son corps s’exhibe pourtant dans ses images depuis trente ans, par le tremblé des caméras portées, les zooms intempestifs et les raccords heurtés. Et, on l’a dit, la première fois où il a expérimenté l’esthétique de l’hyper-direct, ce fut pour L’Hôpital et ses fantômes. Le corps malade du mauvais démiurge, son esthétique l’aura toujours prophétisé. Le Royaume est malade et son souverain tient en main l’épée à double tranchant, soignant le mal par le mal pour en tirer le seul bien qui vaille. La fin du monde arrive comme elle était déjà arrivée au terme d’Epidemic et, à nouveau, ce n’est qu’une plaisanterie. Enfin, une plaisanterie pour tout le monde à l’exception du démiurge, le cœur gros de brûler ainsi.

Second après David Lynch
(cinquième désobstruction)

5) La douleur est un feu, la maladie un incendie et il n’y a que les cœurs gros et les yeux pleins de larmes pour servir de lance à incendie. Le démiurge est un diable boiteux et son royaume un hôpital qui brûle par tous les bouts, à chaque raccord, chaque plan. Le démiurge est mauvais parce qu’il a mauvais esprit. Il l’est aussi en souffrant de son éternel statut de second. L’exode est à double tranchant, telle l’épée. Le démiurge se soigne ainsi – le soin d’un mal pour un bien comme il le dit.

Inversions carnavalesques et greffes hérétiques sont le lot d’une humeur qui trempe son linge dans les eaux noires d’une mélancolie saturnienne. Les Saturnales sont retournées la tête en bas quand le rituel des moissons finit dans le feu et les larmes. Il en était déjà question dans The House That Jack Built où le moissonnage était l’image primitive du tueur conscient d’être un artiste raté. Il est vrai que l’on peut faire des films et des séries plutôt que de tuer des gens en série. En tous les cas, était indiquée l’inversion gémellaire des artistes et des criminels. Car l’auteur de L’Hôpital et ses fantômes ne sait que trop bien, voilà un autre feu dont l’origine est placentaire, qu’il vient après David Lynch et Twin Peaks. Inutile de dresser la liste des points communs qui sont légion comme Satan se nomme lui-même. Mais, déjà, l’idée de faire au moins aussi bien dans la réalisation d’une troisième saison un quart de siècle après celle qui la précède. Voilà l’objet profond de la série de Lars von Trier. Cela l’amuse quand Willem Dafoe, qui joue le Grand-Duc en revenant pour la quatrième fois dans son univers, avait déjà joué l’inoubliable Bobby Peru dans Sailor & Lula (1990). Il avait joué aussi le rôle de Max Schreck dans L’Ombre du vampire (2001) aux côtés d’Udo Kier. Cela doit l’amuser aussi parce que la première saison de Twin Peaks faisait la part belle à un consortium de Norvégiens.

Le rire est toutefois brisé par les tremblements du corps malade (comme le corps fracturé de Petit Frère), quand il ne se noie pas dans un marécage de larmes (comme la tête de Grand Frère). C’est dans ces eaux qu’il y trempe ses plans et c’est par le feu qu’il voudrait en accomplir l’assèchement.

Oui, L’Hôpital et ses fantômes est un divertissement. L’hélicoptère est un souvenir de l’ambulance fantôme comme la charrette du film de Victor Sjöström qui était le préféré d’Ingmar Bergman, on retrouve la danse macabre du Septième sceau (1957), on a une pensée pour Ogier le danois dont le gisant est une représentation monumentale de la tristesse du solitaire qui a perdu ses compagnons d’armes. Mais le roi en ses terres vaines, sèches parce qu’il en a pompé toute l’eau pour en faire ses larmes, se divertit pour faire diversion entre deux avertissements. L’Hôpital et ses fantômes viendra toujours après Twin Peaks. Alors le second hurle au premier qu’il y a peut-être eu avant la naissance un échange entre le fœtus et le placenta. Le choix du sépia se comprendrait aussi sur ce versant-là, celui du cri de douleur du placenta, ce rire jaune virant au rouge de la colère. Le cri de l’oublié qui revient pour se venger parce qu’il a mauvais esprit, lui qui sait bien qu’entre crainte et tremblement, il tient à la fois du mauvais démiurge et du Carnaval rempli de bourre, et que son procès exige qu’il soit brûlé à la fin.

Notes[+]