
« L’Anglaise et le Duc » d’Eric Rohmer : Contre la Révolution – tout contre
Un quart de siècle après sa réalisation, alors que des médias financés par des milliardaires, catholiques intégristes, agitent le chiffon blanc du retour messianique d’un royalisme censé sauver la France de ses dérives démocratiques, revoir flambant neuf et sur grand écran L’Anglaise et le Duc offre la merveilleuse occasion de se redire une nouvelle fois qu’Eric Rohmer est l’un des plus importants artisans que le cinéma français ait jamais comptés et que son antépénultième film cultive l’intelligence et la sensibilité de nous convier à une disputatio intérieure, passionnante et passionnée, sur la puissance de dissensus qu’un événement aussi radical que la Révolution française peut encore susciter. Un point de vue situé et documenté, celui de Grace Elliott qui a vécu à Paris jusqu’en 1793, est l’occasion d’un conflit des facultés qui traverse en diagonale l’écran, entre une femme loyale à la royauté dont l’aventure révèle qu’elle est plus révolutionnaire qu’elle ne le croit, et nous qui la regardons en admirant sa fièvre et son enthousiasme, libres de critiquer ses positions. Original dans sa conception, exemplaire de la façon dont Eric Rohmer avait foi en l’expérimentation, L’Anglaise et le Duc est un grand film en trompe-l’œil, révolutionnaire en étant contre la Révolution – tout contre.
« Je suis peut-être "réactionnaire", mais je crois être en cela "révolutionnaire" »
(Jean Eustache, La Revue du cinéma – Image et son, n°250, mai 1971
cité dans Jean Eustache. Envers et contre tout. Dits et écrits, éd. Carlotta Films, 2024, p. 34)
Un point de vue documenté sur l’Histoire
Non moins que ceux de Jean-Luc Godard ou de Jacques Rivette, le cinéma d’Eric Rohmer a connu des crises, des épreuves et des moments critiques qui l’ont conduit à faire de nécessité vertu, à faire tabula rasa pour faire le pas au-delà. Le critique qu’il a été n’a jamais ignoré que l’exercice critique a pour condition, toujours, la crise à laquelle il essaie de remédier par l’écriture, tantôt quand le film enthousiasme, tantôt parce qu’au contraire il attriste quand il ne met pas en colère. La crise dont il est question ici dit l’affect en tant qu’il excède les équilibres admis et la critique en écrit les bouleversements au nom des puissances de la pensée, moins dans la mise en ordre d’un tribunal de la raison administrant bons et mauvais points qu’en expérimentant un trajet, une issue, un accès.
Les crises ont été multiples dans la vie d’Eric Rohmer. D’abord, l’éclosion en cinéma fut difficile et pavé d’embûches : une tentative de premier long avortée (une adaptation des Petites Filles modèles de la comtesse de Ségur en 1952), l’échec commercial cuisant du Signe du Lion (1959-1962), son éviction de la rédaction en chef des Cahiers du Cinéma l’année suivante. Après le succès de La Collectionneuse (1966), Eric Rohmer achève sa série des Contes moraux en 1972 avec L’Amour l’après-midi qui est peut-être, et paradoxalement, le moins abouti des six films. Reconnu comme cinéaste, Eric Rohmer consent pourtant à s’accorder une pause. Le cinéaste repart alors à ses chères études, soutient une thèse sur l’organisation de l’espace dans le Faust de Friedrich W. Murnau qu’il publie en 1977, et s’investit dans deux adaptations littéraires : en Allemagne avec La Marquise d’O... (1976) d’après Heinrich Kleist puis, en studio, avec Perceval le Gallois (1978) d’après Chrétien de Troyes. En 1980, il crée sa propre société de production, la Compagnie Eric Rohmer. Un an après, il initie une nouvelle série, ouverte, les Comédies et Proverbes, inaugurée avec La Femme de l’aviateur en renouant avec la légèreté de ses premiers courts en 16 mm. Les Nuits de la pleine lune (1984) est un triomphe sanctionné par la disparition soudaine de sa jeune actrice, Pascale Ogier. Le Rayon vert (1985) est la réponse à cette nouvelle crise, improvisée avec une équipe exclusivement féminine, l’actrice Marie Rivière, Sophie Maintigneux à l’image, Claudine Nougaret au son, la monteuse Lisa Hérédia et Françoise Etchegaray en directrice de production.
En 1990, Eric Rohmer planifie ses Contes des quatre saisons qu’il clôt avec le superbe Conte d’automne en 1998. Entre son tournage à l’automne 1997 et sa sortie en salles un an plus tard, le cinéaste lit dans un ancien numéro de la revue Historia un article dédié à une aristocrate écossaise qui a vécu à Paris pendant la Révolution, Grace Dalrymple Elliott, dont les mémoires, publiés à la demande du roi George III en 1801, ont été traduits en français soixante ans plus tard. S’il avait déjà eu vent de son existence durant la phase de documentation préparatoire à la réalisation de son film sur les jeux de société tourné pour la télévision en 1989, il tombe définitivement sous le charme d’une loyaliste qui a échappé au couperet des épisodes parmi les plus durs de la Révolution, entre 1790 et 1793. Eric Rohmer trouve ainsi l’occasion d’un point de vue documenté sur la Révolution, à la fois situé dans le temps et l’espace et localisé dans un regard singulier, ouvert aux ambivalences sinon aux ambiguïtés d’une fidélité frayant avec le pragmatisme et les aléas, diagonal à toute synthèse consensuelle sur un moment d’Histoire qui cristallise encore beaucoup d’antagonismes(1).
Une fois n’est pas coutume, on voudrait s’accorder le temps nécessaire à dresser le résumé des conditions matérielles de production de l’un des films les plus fous de son auteur(2) ; l’un de ceux, rares, qui savent faire place à l’écart entre toutes les facultés engagées dans sa réception : l’émotion que suscite le destin d’une femme que l’on pourra qualifier d’exemplaire et la critique en bonne intelligence de ses positions depuis la compréhension des dispositions qui en sont la condition.
Le premier complice d’Eric Rohmer est son documentaliste, Hervé Grandsart, un expert en peinture et en immobilier du 18ème siècle, à qui il confie la lourde tâche d’authentifier la véracité du récit de Grace Elliott, puis de lister tous les moyens matériels et concrets, lieux et personnages, costumes, décors et objets, permettant de parvenir à en forger une représentation fidèle. Le respect des situations décrites consistera ainsi à mobiliser la plus grande objectivité possible afin de donner corps et chair à la subjectivité qui les aura traversées. Un scénario est rédigé au début de l’année 1999 mais son auteur comprend vite qu’il sera impossible de tourner dans le Paris actuel, qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de la Révolution. Il opte alors pour une idée exceptionnelle, à rebrousse-poil de l’image de gardien du réel qu’à raison il incarne : l’incrustation vidéo dans des tableaux inspirés d’époque afin de respecter l’organisation de l’espace caractérisant les trajets de Grace Elliott, en particulier ceux entre son hôtel particulier au 31 rue de Miromesnil, sa résidence secondaire à Meudon et le Palais-Royal à Monceau où habite son ami et ancien amour, le duc Philippe d’Orléans qui s’est fait rebaptiser Égalité pour échapper à son cousinage avec Louis XVI.
L’animation par incrustation n’est pas chose nouvelle pour Eric Rohmer, qui s’y était déjà essayé pour rire en tournant un clip accompagnant la chanson Amour symphonique (1990) d’Arielle Dombasle. Il faudra donc tourner en vidéo et retourner en studio. Les prévisions budgétaires dépassent largement le coût des films habituels produits par la maison mère des Films du Losange. Margaret Menegoz fixe plusieurs exigences financières, Eric Rohmer les refuse toutes. Lui qui a cofondé cette maison de production en 1962 rompt avec le Losange et la rupture est définitive. Une alternative reste à trouver, que ne peut soutenir, seule, la Compagnie Eric Rohmer. Par l’intercession amicale de Pierre Cottrell (l’un des cofondateurs du Losange avec Barbet Schroeder) et de Pierre Rissient pour Pathé, ce projet échoit à ce dernier et Françoise Etchegaray en assure la pérennisation.
L’Anglaise et le Duc est donc le produit de l’une des crises artistiques les plus graves jamais vécues par Eric Rohmer. Mais la fidélité à l’égard de son désir et de son idée l’engage à prendre des risques stimulants et c’est la forme qui devra en répondre, concrètement. Voilà un grand esprit dialectique, qui l’est autrement en se lançant dans un film formellement révolutionnaire (l’incrustation numérique pour les scènes en extérieur), dédié à une figure réellement réactionnaire (une femme d’un autre temps, fidèle à la royauté). Le peintre Jean-Baptiste Marot fréquente assidûment le musée Carnavalet afin de créer les 36 tableaux nécessaires aux séquences « de plein air » (soit quasiment 18 minutes d’un métrage qui en durera 108 de plus), sous la tutelle d’Eric Rohmer qui va jusqu’à s’informer des heures du lever et du coucher de soleil pour les journées concernées. Pour les effets spéciaux, le plus gros studio d’alors, Duboi à Saint-Ouen, prêtera son studio de plus de 1000 mètres carrés, avec les fonds verts et le quadrillage au sol par des rayons lasers, pour y accueillir les maquettes et les propositions d’un plus petit studio inauguré en 1984, Buf Compagnie de Pierre Buffin (le même qui s’occupera des trucages de la troisième saison de Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch). La caméra Betacam numérique est adoptée et l’image, sur bande magnétique vidéo, est kinescopée en 35 mm. Pour les onze décors des scènes d’intérieurs, Eric Rohmer parie pour la reconstitution intégrale dans un studio unique de moins de 100 mètres carrés, avec des cloisons mobiles pour passer d’une séquence à l’autre le plus vite possible. 200 costumes sont fabriqués en incluant les sous-vêtements (il faut que la gestuelle des acteurs, postures et gestes, prenne acte des corsetages vestimentaires) et des centaines d’objets sont loués et répertoriés par Hervé Grandsart.
On doutait alors de la capacité d’Eric Rohmer à trouver son chemin devant de telles contraintes, usant pour la première fois du combo permettant le retour sur moniteur vidéo et il y aura plus que réussi, achevant le tournage de son film trois mois après son lancement, le 30 juin 2000. Six mois de montage, et surtout de postproduction, sont exigés pour finir le film trois jours avant Noël de la même année. L’Anglaise et le Duc n’est pourtant pas sélectionné pour le Festival de Cannes. Son avant-première aura donc lieu à la Mostra de Venise où le cinéaste reçoit un Lion d’or d’honneur.
La fidélité et la feintise
Un quart de siècle plus tard, alors que des médias financés par des milliardaires, catholiques intégristes, agitent le chiffon blanc du retour messianique d’un royalisme censé sauver la France de ses dérives démocratiques, revoir flambant neuf et sur grand écran L’Anglaise et le Duc offre la merveilleuse occasion de se redire une nouvelle fois qu’Eric Rohmer est l’un des plus importants artisans que le cinéma français ait jamais comptés et que son film, qui ne cesse jamais d’étonner, a l’intelligence de nous convier à une disputatio intérieure, passionnante et passionnée, sur la puissance de dissensus qu’un événement aussi authentique que la Révolution peut encore susciter.
Car, que peut-on opposer à un point de vue documenté sur l’Histoire, celui de Grace Elliott dont le film d’Eric Rohmer est l’écrin, sinon un autre point de vue, celui de qui se trouve devant l’écran ? Et le cinéaste s’en est donné les moyens en retournant la table pour élargir les horizons comme le prescrivait déjà, dans le champ même de la critique littéraire, Charles Baudelaire, qui recommandait en effet au critique d’être partial pour autant que sa partialité ouvre le plus grand horizon possible.
Lui-même a créé l’événement avec son film, celui d’une proposition hors norme pour lui comme pour le cinéma français d’alors et d’aujourd’hui, qui fait plus d’un pas en arrière (l’incrustation comme à la grande époque des émission de télévision de Jean-Christophe Averty, l’animation de vues fixes rappelant celle des lanternes magiques, tout le pré-cinéma contemporain de la Révolution, des fantasmagories d’Étienne-Gaspard Robert dit Robertson aux spectacles de Louis-Léopold Boilly qui a introduit le terme de trompe-l’œil), pour faire plus d’un pas en avant (la vidéo numérique à l’aube du nouveau siècle et à l’époque où elle était encore minoritaire et l’avenir d’un événement qui, en cassant l’Histoire en deux, continue de diviser, dans ses promesses et son inachèvement, son legs comme ses excès, ses limites, ses contradictions autant que ses impensés).
Quand un film à l’instar d’Un peuple et son roi (2018) de Pierre Schoeller dresse un grand tableau hagiographique de la Révolution, quasiment sulpicien, où se bouscule une pléiade de stars, respectueuse des hiérarchies entre vedettes de premier plan et figurants, et donc irrespectueuse de l’exigence égalitaire harnachée à l’événement révolutionnaire, celui d’Eric Rohmer la considère à la fois plus concrètement (le point de vue documenté de Grace Elliott et rien que le sien) et plus dialectiquement (la frontalité artificielle de la reconstitution ouvrant l’accès d’une vérité qui a le faux pour stations et passages obligés). Autant, pour les scènes en extérieur, les perspectives sont le produit hybride d’un tournage en studio et d’incrustation en à-plats projetés sur grand écran, autant, pour les scènes en intérieur, les personnages, tout particulièrement Grace Elliott et le duc d’Orléans, sont tantôt pris en flagrant délit d’affabuler (pour elle), tantôt disent adopter des positions que leurs actes plus tard démentiront (pour lui). Si l’écart du dire et du faire est la ligne de faille de l’univers rohmérien, par quoi l’existence se fait fiction pour soi comme pour les autres, très souvent en manque de coïncider avec elle-même, l’écartèlement qu’elle provoque déploie l’espace d’une réflexion critique sur le sens de nos paroles et opinions, la portée de nos actions et nos perceptions.
Louis-Léopold Boilly oblige, L’Anglaise et le Duc est un film en trompe-l’œil. Tromper l’œil ne signifie pas leurrer l’esprit mais le rappeler au conflit des facultés qui le caractérise, surtout dans le domaine des rapports du sensible et de l’intelligible dont Friedrich Schiller disait en 1795 qu’il fallait en tirer les jeux au principe esthétique de notre éducation à la liberté et à l’émancipation comme le dit aujourd’hui Jacques Rancière, l’un de ses meilleurs lecteurs(3). Un film d’Eric Rohmer, auteur des Jeux de société tourné l’année du bicentenaire de la Révolution, est toujours un jeu de société ; c’est son côté balzacien qu’il partage évidemment avec Claude Chabrol, mais sans pencher comme lui du côté de Gustave Flaubert. Les exemples de trompe-l’œil abondent ici, des 36 vues de Jean-Baptiste Marot qui pourtant respectent heures du jour et lieux, aux positions affirmées par des personnages qui, s’ils ne craignent jamais la mauvaise foi en bons rohmériens qu’ils sont, suivent un trajet qui a la fidélité à la royauté pour objet, mais en usant de moyens tout à fait différenciés : la façade républicaine pour le duc d’Orléans (le pseudonyme d’Égalité est un postiche comme l’est également Eric Rohmer pour Maurice Schérer) et les feintes de circonstance (les mensonges échafaudés, trouvailles opportunes et astuces méditées ou improvisées par Grace Elliott).

Grace ment en effet quand elle dit à un émeutier qu’elle ne verse pas des larmes pour la princesse de Lamballe décapitée mais pour sa mère agonisante, ailleurs quand elle aide l’ex-gouverneur des Tuileries, le marquis de Champcenetz, en le faisant passer pour son valet aviné ou, devant sa cuisinière, en intrus qu’elle ira jusqu’à cacher sous les plis de sa propre couche. Elle ment de façon plus subtile en forçant son accent anglais devant des gardes qui vérifient son laissez-passer et, plus subtilement encore, en manipulant son écritoire lors d’une fouille afin de tromper la vigilance d’une patrouille en quête de lettres compromettantes et qui tombera sur celle qu’elle avait précieusement gardée, rédigée par un certain Fox, ami anglais de la Révolution, comme d’un va-tout ou d’un joker.
Le duc d’Orléans ne ment pas quand il accable le pauvre Champcenetz, cet ancien ami récemment anobli qui avait les préférences de sa cousine par alliance, Marie-Antoinette, mais qu’il avait placé à son poste aux Tuileries pour justement déplaire à cette dernière, avant que ce dernier ne le trahisse. Mais il lui donnera tout de même les moyens de trouver asile en Angleterre en prolongeant le secours offert par son amie, par fidélité à une amitié indéfectible qui a l’amour pour origine. Il lui ment cependant, et sur deux éléments décisifs. Il assure d’abord ne pas voter à la Convention la mort de son cousin même s’il est contraint de s’y présenter pour, dit-il, couper court aux mauvaises rumeurs courant à son sujet alors qu’il donnera sa voix à son exécution capitale. Le futur père de Louis-Philippe sera lui aussi guillotiné en novembre 1793 au nom d’un complot dont on l’accusera sans preuve et dont Grace ignorait tout, celui de rétablir en France la royauté en en devenant le roi.
L’Anglaise et le Duc croise deux manières de fidélité à une royauté en disgrâce historique et si l’une échappe in extremis à la guillotine, l’autre finira avec la tête coupée. Mais la différence est décisive : l’ambiguïté persiste pour le duc d’Orléans, vrai ami de la Révolution ou comploteur opportunément débusqué par son rival Robespierre, quand l’ambivalence revient à Grace qui usera de toutes les feintises pour tirer son épingle du jeu et ainsi sauver sa mise, autrement dit sa tête, sans jamais renoncer à ce qui constitue dans sa chair son système de valeurs et son habitus, la monarchie.
Dans L’Anglaise et le Duc, la duplicité est partout(4), dans les images et les personnages, les relations d’amitié et d’amour, non moins que la fidélité entre des amis ou pour des idées. La duplicité est celle d’un film soucieux de sauver les apparences, tout un réalisme tissé d’artifices mais sous-pesé par le point de vue particulier, latéral et documenté de sa narratrice, en sachant bien que toute la vérité s’y cache, celle d’une révolution qui constitue à la fois le fond, l’origine et l’horizon du monde commun où conservateurs et défenseurs n’auront plus de cesse de se disputer à son sujet(5).
Rappelons en effet qu’à l’époque de la sortie du film le 5 septembre 2001, celui-ci a donné lieu à de vives discussions dans la presse généraliste et spécialisée, les uns qui lui reconnaissent le statut de grand film sinon de chef-d’œuvre (Télérama et Libération, Les Inrockuptibles et même L’Humanité), d’autres qui soulignent au contraire son esprit contre-révolutionnaire, à bon escient sur la droite (le quotidien d’extrême-droite Présent et la revue traditionaliste Éléments d’Alain de Benoist) ou à mauvais escient sur la gauche (Marianne, Rouge, Politis et Ras l’front où officie le spécialiste de l’extrême-droite René Monzat, qui n’est autre que le fils d’Eric Rohmer, quand Angelo Rinaldi pour le Nouvel Observateur évoque pour sa part un « Brecht d’en face »). Au milieu, on trouvera la longue analyse de l’historien de l’art Marc Fumaroli publiée dans les Cahiers du Cinéma qui défend et instruit la généalogie réactionnaire à laquelle Eric Rohmer appartient, de Burke à Chateaubriand en passant par Maistre et Taine. Voilà un bel indice de la façon dont L’Anglaise et le Duc ébranle la grille établie des positions politiques. Si le film d’Eric Rohmer aura globalement été très bien reçu, le consensus qui l’accompagne n’en reste pas moins dissensuel.
Pour seules preuves, ces deux exemples. Jean-Claude Dreyfus est plébiscité pour son interprétation du duc d’Orléans et la qualité bourbonnaise de son nez alors que son patronyme indiquerait qu’il est aussi juif que Marcel Dalio dans le rôle du marquis Robert de La Chesnaye dans La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir. Pierre-Marie Banier fait également une courte apparition dans la défroque de Robespierre alors que cet homme bien né, écrivain qui avait les faveurs de Louis Aragon et Paul Morand, photographe et jet-setter dans l’âme, ami d’Eric Rohmer et escroc de Liliane Bettencourt, jouait le nobliau socialiste discutant au bistrot avec l’écrivain fasciste Jean Parvulesco à l’entame de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque (1993), convenant ensemble non seulement que la France est un pays de droite mais que son président, François Mitterrand qui appréciait Pierre-Marie Banier, était d’extrême-droite. Ces deux exemples, drôles à souhait, sont d’une jubilation toute renoirienne.
La Révolution de face et de dos,
de loin et dans le détail
L’Anglaise et le Duc passionne dans ses lignes générales comme dans la foule quasi-émeutière de ses détails. La crise à la condition de sa production et l’originalité esthétique de sa conception résonnent formellement avec l’événement même de la Révolution, qui met en crise toutes les habitudes et les institutions au nom de la nouveauté de l’égalité, tout en le prenant à rebrousse-poil dans la diagonale du point de vue adopté, celui très situé et spécifique de Grace Elliott, cette aristocrate d’origine écossaise loyale à la royauté. Le film est ainsi un paradigme de la pensée rohmérienne, dans son jeu de rôles et de société comme d’écart entre les facultés, la raison sensible et la raison intelligible pour reprendre les termes de Schiller, tout en privilégiant une figure de fidélité, à l’instar de l’héroïne du Conte d’hiver (1992) jouée par Charlotte Véry qui interprète ici une domestique dont se méfie sa maîtresse, acquise à la cause révolutionnaire. On reconnaîtra en passant d’autres visages familiers : Marie Rivière dans le rôle d’une amie, Rosette en autre domestique, Alain Libolt vu dans Conte d’automne et Serge Renko en avocat (déjà vu dans le deuxième segment des Rendez-vous de Paris, il reviendra pour le rôle principal dans Triple Agent et celui d’un druide dans Les Amours d’Astrée et de Céladon). Le compositeur Jean-Louis Valero joue un chanteur de rue entonnant « Ah, ça ira » et l’ingénieur du son Pascal Ribier, un simple soldat.
D’autres détails donnent chair à l’animation des tableaux. La presque novice Lucy Russell dans la peau de l’Anglaise, cette dame qui parle plus d’une langue en sachant varier les discours pour tromper son monde, présente une dentition fascinante à observer : la rangée inférieure si serrée qu’elle ne ménage aucun espace tandis que la rangée supérieure fait voir, à l’inverse, de perceptibles intervalles entre les dents. Comme si ce simple trait physique trouvait miraculeusement à s’apparier avec le personnage qu’elle interprète, à la fois fidèle et menteuse, loyale et duplice, rayée comme un zèbre. Jean-Claude Dreyfus, lui, est une masse généreuse ; tout chez lui est savoureux et certaines de ses inflexions vocales, lorsque le sérieux s’enrobe de comédie, font trembler ses fins de phrase en les tirant dans des basses qui font un écho inattendu avec la diction d’un Michel Serrault.
Un autre indice de l’esprit revêche d’Eric Rohmer, littéraire celui-là. Grace Elliott dit pis que pendre de Choderlos de Laclos et de son roman épistolaire qui alors fit grand bruit, une critique que partage le duc d’Orléans même s’il reconnaît qu’il est proche aussi, politiquement, de celui-ci. Plus tard, les membres d’une patrouille qui a mis à l’arrêt l’héroïne conversent à l’arrière-plan et l’on jurerait entendre qu’ils évoquent Molière. L’écrivain libertin, contemporain et acteur de la Révolution, intéressera moins que le dramaturge du siècle précédent, acerbe dans la comédie des rôles sociaux et du pouvoir qu’ils confèrent, moqueur des zélés et coquins, hypocrites et opportuns de tout acabit.
L’Anglaise et le Duc, souvent drôle en effet, n’est pas moins fort en drames (quand les actions extérieures entravent et mutilent des trajectoires individuelles) comme en tragédies (quand les destins n’ont d’autre choix que de reconnaître leurs responsabilité dans ce qui leur arrive). Le film d’Eric Rohmer se voit contraint par son sujet à s’ouvrir à la violence historique, plus encore qu’à l’occasion de La Marquise d’O... et de Perceval le Gallois, qu’il décrit dans les marges et recoins de la reconstitution : la chevelure grise et frisée de la princesse de Lamballe qui monte du bas du cadre pour assaillir Grace Elliott dans sa calèche, les cadavres entassés et dont on ne verra que les pieds, l’exécution lointaine du roi perçue depuis la plaine de Meudon le 21 janvier 1793 et les exécutions hors-champ du duc d’Orléans et d’autres proches de l’héroïne comme le duc de Biron. La violence est là, partout et suivre à la trace Grace Elliott, c’est trouver avec elle le sentier pour lui échapper.
Un rapport à la violence révolutionnaire s’en déduit, rigoureusement tenu depuis la singularité du point de vue adopté, Grace disant moquer les philosophes des Lumières et abhorrer la barbarie des exactions populaires tout en n’ayant aucun mot pour celles, courantes et imperceptibles à ses yeux, du régime dont elles sont la réaction excessive face aux excès de l’inique. Ni abus ni complaisance mais le tracé en pointillé d’un juste milieu, une prudence qui était de mise en cette époque aussi troublée et qui tempère les critiques habituelles adressées au film (la populace est brutale et mais Eric Rohmer dit avoir diminué l’épaisseur du trait dans les descriptions données par Grace Elliott).
La perspective réactionnaire d’une psychologie des foules à la Gustave Le Bon est incurvée par les arguments favorables à la Révolution énoncés par le duc d’Orléans, le sens de la mesure de la part d’un chef de gardes les rappelant à l’ordre lors d’une fouille, et la dignité de certains domestiques qui assument les risques pour leur maîtresse alors qu’ils pourraient facilement la dénoncer. Contre tout sentimentalisme à l’égard de ses personnages, Eric Rohmer est soucieux d’en cultiver les altérations et contradictions, le chef de patrouille qui se fait moins galant homme et fonctionnaire plus rude quand on le revoit la seconde fois et la cuisinière Pulchéry qui se réjouit des exactions contre l’aristocratie en voyant qu’elle est victime comme sa maîtresse du sexisme des patrouilleurs.
On appréciera également la séquence de l’information en léger différé des débats à la Convention, avec ce jeune porteur de messages qui informe le soir Grace Elliott et ses amis de la décision prise, la culpabilité et l’exécution capitale, à laquelle s’associe le vote du duc d’Orléans. L’agencement de la poste et de l’imprimerie préfigure les télécommunications modernes, de la télévision à Internet.
Une séquence concentre tout le génie rohmérien des rapports différenciés sur la Révolution selon la position sociale occupée, celle de l’exécution du roi. Grace Elliott et sa gouvernante Nanon sont sur la plaine de Meudon qui, par temps dégagé, permet avec l’aide d’une longue-vue de voir ce qui se passe sur la place Louis XV, future place de la Concorde. Les nuages étaient sombres alors, l’héroïne y voyait même un signe, et le cinéaste a respecté la météorologie du jour. La première est à gauche du cadre, de face, vêtue de noir comme si elle était en deuil : Nanon, à droite et de dos, arbore ses tenues habituelles, plus claires. C’est la seconde qui regarde en rapportant à la première ce qu’elle voit mais aussi ce qu’elle ne voit pas. On entend des bruits au loin. Peut-être la foule rassemblée pour la décapitation du roi se serait-elle soulevée contre celle-ci ? Nanon ne peut le préciser. Grace Elliott comprend la fausseté de son enthousiasme et invite à Nanon à sortir du cadre.
Le point de vue de Grace Elliott tourne le dos à un moment capital de la Révolution, la décapitation qui avait valeur universelle de démonstration : un roi est un citoyen égal aux autres et la guillotine est alors l’instrument républicain de cette égalitarisme radical. Celui de Nanon consiste à tourner le dos au spectateur en regardant au loin ce que l’on ne peut voir de près et qu’elle peut difficilement commenter. Le leçon d’égalité lui échappe, pas celle du pouvoir que lui confère alors la situation de percevoir ce que sa maîtresse préfère délirer avant de convenir que la place est finalement intenable.
Le plan est indexé sur une formidable polarisation des points de vue qui traduisent autant des positions que des dispositions dissemblables – face et dos. Celle qui ne veut pas regarder ce qu’elle ne peut pas voir fantasme une alternative avant de se rendre à la raison de la situation. Celle qui peut regarder et dire ce qu’elle voit n’en tire ni délire ni interprétation. Le conflit des facultés est à son maximum d’intensité en redonnant à la scène de l’exécution les écarts et dislocations méritant de troubler les positions de principe adoptées à son sujet par les spectatrices et spectateurs, dans la relance des interrogations. L’exécution du roi s’y voit soumise, à partir de son esthétique même, à la question de sa nécessité politique, soustraite d’une représentation saturée par le spectacle de la mise à mort. On pourra aisément concevoir qu’Eric Rohmer serait partisan, à l’instar de son héroïne d’ailleurs (qui ne vient pas de nulle part, l’exécution du roi d’Angleterre Charles 1er a eu lieu en 1649) autant que du philosophe allemand Hegel, d’une monarchie constitutionnelle qui préserve pour la forme l’ancien régime en le soumettant aux institutions nouvelles du nouveau, notamment parlementaires. On conçoit autant que le cinéaste aménage une place pour en discuter avec lui, y compris entre soi et soi-même, sans jamais qu’il ne profite de son film pour nous faire la leçon.

Voilà qui distingue radicalement un cinéaste dont beaucoup d’éléments autobiographiques plaident pour le dire de droite et un réalisateur comme Ken Loach, estampillé à la gauche de la gauche, et qui n’envisage pas autrement le cinéma que comme le moyen d’une acclamation sans contradiction ni discussion. Le second est dans les faits moins égalitaire et libertaire que le premier dont le génie dialectique est tel qu’il a montré, sur la question du communisme dont la vocation énoncée par Marx tient à achever le programme révolutionnaire, non plus seulement dans le droit mais dans l’économie, qu’il pouvait accomplir des prouesses véritablement acrobatiques. Dans Ma nuit chez Maud (1969), le militant communiste joué par Antoine Vitez oppose ainsi au catholique interprété par Jean-Louis Trintignant le recours au pari pascalien afin de justifier le sens de sa vie et de ses engagements politiques, contemporain des recherches de Lucien Goldmann en anticipant celles de Daniel Bensaïd(6). Dans Triple Agent (2004), un exilé russe blanc défend dans les années 30 la même idée d’un régime de représentation classique à l’instar des partisans staliniens du réalisme socialiste, et auquel s’oppose alors un jeune communiste français, défenseur de la modernité d’un Picasso.
L’Anglaise et le Duc est un film admirable pour cela : le principe de s’accorder sur nos désaccords politiques tout en nous accordant sur une forme capable d’accueillir la discussion et la controverse avec l’auteur. Le legs renoirien triomphe dans un film comme celui-ci qui nous rappelle que La Marseillaise (1938), produit pourtant par la CGT, nourrit la plus grande sympathie pour Louis XVI.
L’Histoire sent-elle la lavande ou des pieds ?
Si le duc d’Orléans, truculent, comédien et lâche, est un personnage parfaitement renoirien, Grace Elliott serait évidemment une héroïne griffithienne, cousine anglaise des sœurs Lilian et Dorothy Gish dans Les Deux Orphelines (1921), la dernière superproduction de David W. Griffith. D’autant que Louise, incarnée dans ce dernier film par Lilian Gish, est atteinte d’une cécité que pourraient symboliquement rejoindre les aveuglements sentimentaux et culturels de l’aristocrate écossaise et que cristallise le duc d’Orléans. Mais Grace Elliott est plus retorse, une figure biface et rayée, autant alerte dans le recours aux masques, fictions et constructions de circonstance qu’elle demeure loyale à la royauté pour laquelle elle professe, forcément toujours en privé, une indéfectible fidélité.
Cette fidélité, on ne la lui enlèvera pas, quoi qu’on en pense. On peut même la trouver formellement remarquable quand elle décide, sans jamais qu’on le lui ait demandé, de venir en aide au péril de sa vie à Champcenetz. L’Anglaise et le Duc a une structure narrative en épisodes, ponctuée par des cartons qui fonctionnent comme les intertitres du cinéma muet, et celui de Champcenetz est le plus aventureux avec l’escapade à pied à Meudon et le procès dont elle ne se tire que par chance. C’est un autre film de Jean Renoir auquel on pense alors, Vivre libre (1943), et il est très troublant de voir comment un certain imaginaire de la résistance circule au bénéfice de contre-révolutionnaires. Ce transfert d’imaginaire est indéniablement pervers, tout en cultivant la dignité des perdants. On peut également s’autoriser à reprocher au camp d’en face un zèle obscène dans la surveillance et la procédure qui est le lot des ruptures historiques quand elles rebattent aussi radicalement les cartes du jeu social, en offrant notamment à des gens de peu des qualités et des pouvoirs nouveaux dont ils désirent user jusqu’à l’excès à l’encontre de tous les ennemis de la Révolution, vrais ou supposés.
Si la Révolution consiste à renverser l’ordre existant en le faisant enfin marcher sur ses deux pieds, non plus la monarchie et la verticalité mais la liberté et l’égalité que la République a proclamées, Grace Elliott va y trouver l’occasion d’user de ses pieds comme elle ne l’aurait jamais imaginé lorsqu’elle se rend, seule, à Meudon, cachée derrière un tronc d’arbre pour éviter d’être repérée par un badaud. Son pied gauche la fait terriblement souffrir, le linge qui le recouvre est souillé de sang. Il est impossible de ne pas songer, alors, à l’entassement de pieds dépassant des cadavres entreposés sur une charrette durant les massacres de Septembre 1792, attisés par la haine envers les royalistes et l’invasion austro-prussienne. Le pied de Grace Elliott, comme gangrené, lui fait autant sentir dans sa chair la mortification vécue par d’autres membres de sa caste, qu’elle lui donne également à éprouver la nouveauté d’une situation troublée dont elle accepte l’épreuve, déchue de ses qualités.
Le plan du pied douloureux s’inscrit dans la série rohmérienne des blasons féminins, les fragments du corps de Haydée Politoff dans La Collectionneuse, le genou de Claire dans le film éponyme, le pied de Pauline à la plage (1983) et ce court-métrage au titre significatif, La Cambrure (1999), coréalisé avec Edwige Shaki. Mais il en est l’envers quand l’érotique fait sentir, respirer presque, une odeur de mort. La mortification est ainsi la mise à l’épreuve d’une femme aussi fidèle qu’aventurière en montrant comment le temps nouveau et risqué de l’égalité l’a obligée à marcher comme jamais. La guerre civile d’une nation jeune et déjà disloquée lui aura brûlé la plante du pied.
Au printemps 1793, la Terreur s’est imposée et le tribunal révolutionnaire fonctionne déjà à plein régime. C’est à ce moment-là que Grace Elliott est arrêtée, soupçonnée d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire loyale à la royauté : d’une part parce qu’elle est détentrice d’une lettre supposée compromettante ; d’autre part parce qu’elle a salué le duc d’Orléans qui venait d’être interrogé. Ses domestiques ont à peine eu le temps de lui remettre un sachet de lavande qu’elle garde au cœur de sa poitrine, autre blason, avant d’en faire profiter deux femmes partageant sa condition et sa situation. D’un côté, le sachet remis répond à des considérations culturelles et pragmatiques. L’exiguïté des lieux et le nombre de personnes détenues, incarcérées ou en attente de leur procès, favorisent des odeurs que ne supporte pas l’odorat délicat d’une aristocrate. De l’autre, il est l’indice d’un désir de préserver une position sociale et une féminité que reconnaîtront seulement ses paires. La lavande ne portera en effet jamais ses fruits sur l’odorat de ses procureurs – peut-être y avait-elle pensé, peut-être a-t-elle même cru à ce sortilège – , dont l’un s’acharne sur elle en espérant gagner des points et ainsi les faveurs de Robespierre qui, d’un mot, sauve la mise de Grace.
Dans le prolongement de la sociologie de la civilisation des mœurs de Norbert Elias, l’historien Alain Corbin a décrit l’infléchissement des sensibilités au tournant des 18ème et 19ème siècles où s’opère en Occident une révolution olfactive indiquant que l’odeur est une construction sociale(7). Grace Elliott appartient à ce temps où les bonnes odeurs reviennent, exclusivement ou presque, aux membres de sa classe, cette « race » dont son procureur dit souhaiter la mise à mort. La guerre des classes s’est d’abord représentée comme une guerre de races ainsi que l’a rappelé Michel Foucault et l’odeur en serait ici le marqueur ou le stigmate(8). Après Stanley Kubrick quand il réalise Barry Lyndon (1975), Eric Rohmer a su lui aussi conjoindre la micro-histoire des sensibilités, celle qui rapproche Alain Corbin de Carlo Ginzburg, avec l’anthropologie historique d’un Michel Foucault.
Ce dont L’Anglaise et le Duc témoigne, c’est du nez de son auteur quand il remarque que les douleurs aux pieds et les odeurs nauséabondes sont les symptômes du réel de l’égalité qui casse les pieds de ses opposants en considérant qu’elle sent mauvais puisqu’elle oblige les gens de digne rang à en descendre pour se mêler aux autres, les gens sans autre richesse ni condition que leur corps. L’égalité lui aura monté au nez autant qu’elle sera descendue dans ses pieds. Elle aura ainsi mortifié Grace et si sa fidélité en reste intouchée, ce n’est pas le cas de sa chair que la Révolution a blessée.
Quoi qu’elle en dise, la Révolution est passée en elle. Et Eric Rohmer le sait aussi bien qu’elle. Quand, en effet, il décide à la fin de passer en revue les compagnons d’infortune de Grace qui auront contrairement à elle la tête coupée, il opère avec un choix inédit, celui d’une série de zooms avant qui resserrent en gros plan le visage des futurs condamnés. Le court-circuit du gros plan et de la décapitation (hors-champ) ainsi que sa sérialité vérifient ce dont a parlé l’historien de l’art Daniel Arasse en s’appuyant aussi sur Roland Barthes, à savoir que « guillotine et photographie sont sœurs car, dans ces portraits qu’elles tirent sur le vif, elles garantissent un "ça-a-été" »(9). Comme Operai, contadini (2000) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub qui est contemporain de L’Anglaise et le Duc, on a alors la vive impression de redécouvrir le zoom, même d’en voir pour la première fois.
Eric Rohmer n’avait pas besoin de filmer la décapitation, contrairement à D. W. Griffith, puisque Grace Elliott n’en a pas été la témoin. Mais la raison est encore plus profonde, technique : le cinéma procède de la photographie et la photographie, de la peinture de médaillon. La guillotine fait ainsi la suture entre tous ces dispositifs modernes, qu’il précéderait même en chaînon manquant ou ignoré. Le cinéaste se dévoile ainsi en héritier contrariant de la Révolution : parce qu’il est un cinéaste moderne qui sait, en bon hégélien, que le classicisme est devant lui, et autant peut-être la guillotine si l’on considère que la Révolution est un processus inachevé, et parce qu’il regrette l’assassinat d’aristocrates qui étaient moins des comploteurs qu’ils auraient pu servir la cause révolutionnaire, ou moins participer à la transition politique dans l’établissement de la monarchie constitutionnelle.
Comme Grace Elliott d’une autre façon, elle dans sa chair et lui dans le corpus de ses films, Eric Rohmer hérite de la Révolution ; le prouvent, contre tout conservatisme, son goût pour l’aventure et la liberté, sa passion des leçons d’Histoire, critiques et dialectiques, ses obligations à l’égard du négatif et son inclination moderne à la remise en question, la contradiction et l’expérimentation.
Le hasard est une fièvre,
le courage une aventure
L’Anglaise et le Duc est couturé aussi de secrets, de choses non dites ou à peine murmurées, qui lèvent légèrement le voile sur l’os des manières et dispositions de son héroïne. Outre l’amitié pour le duc d’Orléans qui a pour arrière-plan une histoire d’amour précédant la fiction, l’existence d’une fille restée en Angleterre et qui est devenue une vraie femme comme lui en informe son ami est l’indice d’une absence prolongée, un vide qui peut la conduire aux risques de l’aventure. Car il reste tout à fait remarquable que cette femme prenne autant de risques et emprunte autant de sentiers ardents, au risque que les fourches caudines s’abattent sur elle sous la forme ultime de la guillotine.
Grace Elliott l’avouera sans fard après l’épisode avec Champcenetz : une fièvre s’est emparée d’elle. Comme un démon qui l’aura assaillie, tout en lui conférant le pouvoir démonique du kaïros, tous ces instants décisifs où son destin s’est joué à un cheveu. On repense alors à la scène de fouille lorsque Champcenetz était caché derrière son lit, et qu’un garde s’est un instant autorisé à s’y asseoir en profitant de cet écart de comportement. Comment ne pas y reconnaître l’extraordinaire proximité picturale entre Grace Elliott et la marquise d’O alitée et, d’un film l’autre, faire lever la troisième image comme l’aurait dit dialectiquement Jean-Luc Godard, celle mentale du Cauchemar (1781) de Johann Heinrich Füssli ? Le garde est bien le démon dont Grace craint la proximité intolérable mais il y a un autre démon comme la jument au fond du tableau de Füssli, son ardent désir de tromper la vigilance des hommes. Quand elle narre l’épisode Champcenetz, un émoi soulève ses yeux et sa poitrine. Toute l’ivresse d’une part inconsciente et inavouée, démonique, qui alimente ses mouvements recoupant le partage géographique entre la capitale et sa périphérie, et qui traverse tant de films d’Eric Rohmer à l’instar des Nuits de la pleine lune. Tous ces élans lunaires ou bipolaires qui matelassent le lit de ses équivoques et font les masques de sa duplicité puisque l’on sait qu’elle servait également de boîte aux lettres à des personnes appartenant à des camps opposés.
C’est une autre manière de revenir au motif du pied : Grace Elliott prend son pied, littéralement. C’est sa jouissance que voudraient recouvrir les larmes abondantes qu’elles versent sur le sort du roi ou de la princesse de Lamballe. C’est le grand oui à l’aventure comme le O ouvrant le nom à jamais secret de l’héroïne de La Marquise d’O..., comme l’exclamation, point final, de Delphine dans Le Rayon vert. Ce qu’elle demande sans avoir à la formuler est énorme : tenir à la fidélité en y mettant tout le courage nécessaire ; faire preuve de prudence tout en ne cessant de lui opposer son contraire ; faire confiance, enfin, au hasard qui en rétribuera les audaces et qui s’appelle providence.
Grace Elliott est une aventurière dont l’existence a séduit Eric Rohmer et elle le sait davantage que sa descendante moderne voire post-moderne, Delphine, qui souffre de n’avoir aucun horizon durant les aléas de ses vacances en ayant perdu ce que son ascendante avait : la fidélité à une idée. Giorgio Agamben a décrit comment quatre génies tutélaires président à l’accomplissement d’une vie qui est toujours aventure, c’est-à-dire une errance au nom de la vérité qui en est l’orientation ultime. Voici le carré des divinités d’après la tradition antique fixée par Macrobe : Ananké (la nécessité ou fatalité), Daïmôn (l’inconnu ou l’inconscient), Éros (ce mélange de fougue et d’esprit que l’amour personnifie) et Tyché (la contingence qui peut être chance, le hasard en bonne fortune). Quatorze siècles plus tard, Goethe adjoindra au carré une cinquième divinité : Elpis (l’attente et l’espoir)(10).
Le carré devenu quinte, Grace Elliott y a joué sa vie comme aux cartes quand elle vivait en France : la fatalité de la Révolution qui est nécessité de l’Histoire ; l’inconnu ou l’inconscient qui la pousse à courir de grands risques ; la fougue spirituelle qui est l’amour d’une idée dont le duc d’Orléans est la part ou figure ambiguë ; les miracles dont elle jouit (et deux fois par Robespierre qu’elle craint autant qu’elle l’exècre, la première fois d’un mot en passant sans la regarder, la seconde en mourant puisque son exécution la libère de prison) et ce mixte d’attente et d’espoir présidant à son existence.
Grace Elliott a vécu dans l’indiscernabilité de la prudence et de l’imprudence, du conservatisme politique et du courage éthique, aussi loyale et fidèle qu’elle est menteuse et truqueuse. L’aventure est son démon, son excitation secrète, son vertige dont la mystique extase serait divine. Elle est aussi une figure de modernité, accouchée aux forceps de la Révolution dont elle aura réchappé comme d’une mère terrible et à laquelle elle doit aussi sa singularité. Un masque féminin pour Eric Rohmer qui poursuivra encore avec deux derniers chefs-d’œuvre : Triple Agent pour montrer depuis quelles paroles ordinaires se sont déclenchées les pires destructions et Les Amours d’Astrée et de Céladon pour abriter les ambivalences sexuelles et existentielles d’un cinéaste qui était aussi le frère aîné du philosophe René Schérer, le plus conservateur des deux, mais pas le moins libertaire.
Grace Elliott a donc ignoré qu’elle était une révolutionnaire aussi, une femme moderne qui trouve par elle-même le sentier de sa propre émancipation. La Révolution, elle y était farouchement opposée mais elle l’a vécue tout contre également, en croyant à sa bonne étoile pour laquelle elle gardait fidélité. Grace Elliott est une héroïne moins griffithienne que dreyerienne, typique de « l’abstraction lyrique » selon Gilles Deleuze (d’ailleurs, Carl T. Dreyer a réalisé un film qui voulait rivaliser avec Intolérance de David W. Griffith tout en incluant un épisode sur la Révolution, Pages arrachées au livre de Satan en 1921). Pour Gilles Deleuze, la question éthique du choix, dans le prolongement de la philosophie de Sören Kierkegaard, invite à l’assumer de telle sorte que tout nous soit redonné dès lors que nous sommes capables de nous extraire des mauvaises alternatives(11).
Grace Elliott a parié comme Pascal et Eric Rohmer aussi qui comme Mallarmé sait qu’aucun coup de dés n’abolira le hasard. Françoise Etchegaray décrit ainsi le cinéaste avec des mots magnifiques, qui, selon elle, « contrôlait tout pour obtenir sa liberté. On ne peut voir le hasard advenir que dans un ordre, sinon le hasard fait n’importe quoi. On ne peut le capter que s’il est dans un cadre. Le génie d’Eric Rohmer – maintenant, j’emploie ce mot sans gêne aucune – est d’avoir la prémonition que ce hasard va advenir. Il a toujours eu de la chance parce qu’il y croyait. À partir du moment où il avait son cadre, quelque chose allait advenir, et cette chose serait favorable à son œuvre. »(12).
Il y eut des films comme ça, L’Armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville et L’Anglaise et le Duc d’Eric Rohmer, où il était digne d’être de droite et devant lesquels il y avait un grand bonheur à ne pas être politiquement d’accord avec leurs auteurs, tout en reconnaissant qu’ils avaient un grand sens de la forme comme de la morale. Ce temps-là est fini et il l’est sûrement pour la gauche aussi.
Poursuivre la lecture autour du cinéma d'Eric Rohmer
- Sébastien Barbion, « Histoires de Rayons Verts : Phénomène physique, Critique de cinéma, Spectateurs mélancoliques », Le Rayon Vert, 1 janvier 2016.
- Nausicaa Dewez, « Le Cinéma, Rohmer et l'architecture : à propos de L'Arbre, le Maire et la Médiathèque », Le Rayon Vert, 19 juin 2017.
Notes
