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Wen (Kristen Cui) dans "Knock at the Cabin" de M. Night Shyamalan
Critique

« Knock at the Cabin » de M. Night Shyamalan : Unfunny Games

Thibaut Grégoire
Si Knock at the Cabin ne déroge pas à la règle de la filmographie de M. Night Shyamalan et continue de creuser la réflexion de l'auteur sur la croyance, il est néanmoins condamné à être plus mineur car il exige de son spectateur un acte de foi qui, pour le coup, est beaucoup trop lié à la religion. Malgré tout, le film atteste une nouvelle fois de la propre croyance de Shyamalan dans le pouvoir du cinéma et des images.
Thibaut Grégoire

« Knock at the Cabin », un film de M. Night Shyamalan (2023)

Depuis le début de sa carrière et de son succès, mais peut-être de manière encore plus accentuée ces dernières années et avec son nouveau film, Knock at the Cabin, M. Night Shyamalan semble prendre un malin plaisir à s’intéresser à des sous-genre du cinéma d’horreur et/ou fantastique – ou de faire mine de s’y intéresser – en donnant à ses films des prémisses se rattachant à l’un ou l’autre de ces sous-genres. C’était le cas avec le film de fantômes pour Sixième Sens, avec le film de super-héros pour Incassable, le film d’ovnis pour Signes, et plus récemment le « found-footage » pour The Visit, le film de séquestration pour Split, ou encore le huis-clos (à ciel ouvert) pour Old. Mais presque à chaque fois, Shyamalan s’arrange pour, sinon s’éloigner des bases « genrées » qu’il emprunte, tout au moins les transformer, les vicier pour mieux les détourner et acheminer son récit vers des terrains souvent inattendus, plus humains, et toujours en développant une réflexion sur la croyance, celle des personnages et celle des spectateurs.

Avec Knock at the Cabin, M. Night Shyamalan s’arrime cette fois-ci au sous-genre très connoté – souvent accolé au registre de la série B voire du nanar de droite – du « home invasion ». Mais devant le film, l’on se rend très vite compte que de ce sous-genre très vaste, le cinéaste n’a au fond gardé que la substantifique moëlle, ou plutôt qu’il n’a comme référence pour l’aborder que le film à la fois étalon et contre-exemple total de la majorité de la production concernée. En effet, le film dont Knock at the Cabin est sans doute le plus proche, dans la manière dont il déroule un programme précis, accompli jusqu’au bout du film, et dont il soumet ses personnages à un pari particulier, est très certainement le Funny Games de Michael Haneke. Funny Games est un paradoxe en soi puisqu’il contient en lui-même toute l’essence d’un « home invasion » classique, réduit à son plus simple appareil – des inconnus s’introduisent dans une maison et entreprennent de détruire de l’intérieur le foyer familial et tous ses membres –, mais l’utilise pour le pourrir de l’intérieur, le critiquer, le détruire, le dénoncer. Et il ne fait presque aucun doute que Shyamalan a vu le film de Haneke ou son remake US, tant son film semble dialoguer – sans doute de manière unilatérale, comme dans un dialogue de sourds – avec son « modèle ».

Même si Knock at the Cabin est adapté d’un roman (La Cabane aux confins du monde de Paul Tremblay), Shyamalan l’a certainement trituré et se l’est assez réapproprié pour que son film se rapproche à la fois de ce modèle possible qu’est Funny Games et de son propre cinéma(1). Comme Funny Games, Knock at the Cabin raconte donc l’histoire d’une intrusion, celle de quatre mystérieux étrangers au sein d’un foyer familial, à savoir celui formé par Eric, Andrew et leur fille adoptive Wen, tous trois en vacances dans une cabane au fond des bois. Guidés par un imposant porte-parole, Leonard (Dave Bautista), les inconnus se présentent assez vite comme des sortes de messagers divins, venant à la fois annoncer et tenter d’éviter la fin du monde. Pour cela, ils demandent à la famille qu’ils séquestrent de faire un sacrifice et de tuer l’un de ses membres pour annuler tout bonnement l’Apocalypse en marche. Tout comme dans Funny Games, c’est donc un pari que lancent Leonard et ses acolytes à Eric, Andrew et Wen. Mais si dans le film de Haneke, les intrus Paul et Peter forçaient la famille à parier leur vie – parier que le lendemain matin ils seront en vie tandis que Paul et Peter parient le contraire –, le pari proposé à la famille dans Knock at the Cabin est de nature beaucoup moins terre-à-terre et implique une donnée forcément incertaine, puisque basée sur la métaphysique et sur la croyance. Eric, Andrew et Wen doivent parier que ce que les quatre inconnus soutiennent est vrai, aussi incroyable soit le postulat, et c’est donc un acte d’abandon total à une croyance qu’ils doivent faire pour soutenir le pari.

Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse dans "Knock at the Cabin" de M. Night Shyamalan
© Universal Pictures

La croyance est, on le sait, au centre de l’œuvre de M. Night Shyamalan, et ne cesse d’être remise sur le tapis par l’auteur qui n’en a vraisemblablement pas fini d’en découdre avec cette problématique. Mais là où, dans presque tous ses autres films, cette croyance porte sur des phénomènes paranormaux issus d’un imaginaire fantastique ou de science-fiction – croire aux fantômes dans Sixième Sens, croire aux extra-terrestres dans Signes, croire en la Bête dans Split, croire au vieillissement accéléré dans Old, etc. –, l’acte de croyance dans Knock at the Cabin s’articule tout de même autour d’une religiosité certaine, puisque les personnages et les spectateurs doivent accepter le fait que les quatre étrangers ne sont ni plus ni moins que les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Croire en ce précepte revient indirectement à croire dans le Nouveau Testament, à croire en la religion et donc en Dieu. À partir de là, la croyance du spectateur est donc beaucoup moins évidente à obtenir pour Shyamalan que dans la plupart de ses autres films, et le fameux « pacte » qu’il arrive presque toujours à conclure avec son spectateur n’est ici conclu qu’à condition que ce spectateur accepte de croire – au moins le temps du film – en Dieu. Or, il est très compliqué, voire impossible, d’exiger cela d’un spectateur athée. Le pari proposé par Shyamalan et par Leonard est donc ontologiquement impossible à relever par une grande partie des spectateurs potentiels du film.

En cela, Knock at the Cabin est presque d’entrée condamné à être moins fort, beaucoup plus mineur que la grande majorité des films de M. Night Shyamalan, car il ne peut prétendre à enrôler tous ses spectateurs dans le même acte de croyance qu’il exige de ses personnages. D’ailleurs, l’auteur du film – et peut-être aussi celui du livre – semble avoir conscience que cette exigence, cette exhortation à la croyance, n’est pas réaliste. Il est ainsi impossible que les trois personnages à qui l’on demande de croire en l’incroyable y parviennent. C’est pourquoi Knock at the Cabin finit par couper la poire en deux – voire en trois – et à accepter le fait que le pari sera gagné si un seul des trois protagonistes finit par croire. Si un seul des trois croit en la situation posée, il parviendra peut-être à convaincre les deux autres de lui faire confiance. Et c’est ce qui se passe à la fin du film : Eric, touché en quelque sorte par la grâce, par des visions lui confirmant que son sacrifice sera salutaire, convainc Andrew de le tuer pour le salut de l’humanité et, surtout, pour celui de leur fille Wen.

Mais très bizarrement, Knock at the Cabin reste assez ambigu sur cet élément-là du scénario, puisque le personnage « touché par la grâce », celui qui croit, a préalablement été cogné à la tête, ce qui peut remettre en cause le bien-fondé de sa croyance, potentiellement causée par un traumatisme crânien. Pourtant, il ne faut pas oublier que pour Shyamalan, les personnages diminués, meurtris, marginaux, sont souvent porteurs de la grâce et/ou de la vérité, à l’image de la jeune femme aveugle dans Le Village ou des deux personnages principaux de Split, dans lequel un dialogue vient d’ailleurs éclairer et souligner cette donnée essentielle du monde selon Shyamalan. Dans Knock at the Cabin, le chemin par lequel Eric en vient à devenir « croyant » est celui des images, des souvenirs qui lui reviennent quant à sa vie de famille et notamment son combat pour adopter Wen aux côtés d’Andrew, souvenirs distillés le long du film par l’intermédiaire de flashbacks. S’il y a une croyance qui s’impose dans Knock at the Cabin, c’est bien celle de Shyamalan lui-même dans le cinéma et dans les images, puisqu’il fait de ces images restantes, de ces souvenirs qui remontent, la condition de la croyance et du salut de ses personnages.

Comme toujours chez le cinéaste, la solution réside malgré tout dans l’acte de croyance et la piste fantastique, métaphysique, est presque inévitablement la bonne. Mais, une fois n’est pas coutume, la couleuvre est beaucoup plus grosse à avaler dans Knock at the Cabin car l’acte de croyance auquel est exhorté le spectateur s’accompagne d’un « prêchi-prêcha » auquel il est parfois compliqué d’adhérer. Néanmoins, la manière dont M. Night Shyamalan achemine l’un des ses personnages vers la croyance et vers la solution de son film, en parallèle ou en dépit du « système » qu’il a mis sur pied – celui du « home invasion » et du plaidoyer fait par les quatre « cavaliers » – reste une proposition et un geste tout à fait cohérents au sein de son cinéma.


« Sous le jardin d'Éden » par Guillaume Richard

La faiblesse de Knock at the cabin tient en effet bien de l'indigence religieuse et puritaine. Ça pue le bénitier et la vieille église comme dans plusieurs films récents qui partagent la même lourdeur. Le twist grotesque n'impressionne pas et ne provoque aucun vertige. Bien au contraire, il installe un sentiment de gêne. Cependant, le film laisse ouvert quelques inconnues et certains motifs que nous aimons dans le cinéma de M. Night Shyamalan reviennent sans qu'il soit nécessaire de le défendre en se réclamant haut et fort de la politique des auteurs. Ce qui compte, c'est ce que le film laisse en jachère, loin de son jardin d'Éden.

Comme nous le soulignons ci-dessus, le propre du cinéma de M. Night Shyamalan est de faire advenir quelque chose qui est souvent enfoui dans la mémoire d'un personnage. Dans Knock at the cabin, Eric est concerné par ce processus comme l'était, par exemple, Merrill (Joaquin Phoenix) dans Signes. Cela débouche certes sur un sacrifice cérémoniel et froid mais ce geste marque aussi l'aboutissement d'un cheminement intime qui dépasse le personnage. Eric se sacrifie au nom de ses affects et ce n'est pas anodin que quelques moments clés de sa vie soient présentés en flashbacks. Cependant, Eric se sacrifie aussi parce qu'il se met à croire au récit apocalyptico-biblique que les quatre cavaliers lui racontent. C'est très lourd, mais rien n'explique la figure qu'il voit dans le miroir. De quelle nature est-elle ? Est-ce grossièrement un ange ou une manifestation folklorique ? La question reste ouverte, comme celle de la présence de Redmond (Rupert Grint), l'agresseur d'Eric, laissant caché un dessein invisible qui échappe au spectateur.

La famille (Ben Aldridge, Jonathan Groff et Kristen Cui) dans la cabane dans Knock at the Cabin.
© Universal Pictures

Enfin, Knock at the cabin frappe, en apparence du moins, par sa tonalité apocalyptique qui tient cette fois de l'anxiété écologique. Le monde est déréglé et voué à sa perte. Vague géante, chutes d'avions, virus mortel... Impossible de ne pas penser ici à Phénomènes (2008), sauf que dans Knock at the cabin, c'est le religieux qui s'impose encore et toujours comme la solution au problème. Au comble de l'absurde, Shyamalan ne se démarque pas des blockbusters récents qui trouvent dans des raisons non scientifiques des solutions aux problèmes écologiques. Le cinéma ne donne plus rien à penser avec un tel terreau où rien ne pousse puisque le film postule un dualisme qui sépare le monde terrestre du monde de la croyance religieuse.

Il y a en réalité dans Knock at the cabin deux cabanes, si pas trois. La première est évidemment celle où se déroule majoritairement l'action du film. La seconde se trouve dans un arbre (comme dans Le Village) et la troisième pourrait être la voiture, motif privilégié de nombreux films de Shyamalan. Il est assez stimulant de penser que l'on vient frapper à toutes ces cabanes de manière différente et que chacune introduit des éléments sémantiques différents. Et on frappe a priori toujours avec une main, motif là aussi récurrent chez le cinéaste, dont cette poignée dans le prologue, entre Leonard (Dave Bautista) et Wen (Kristen Cui), qui en rappelle d'autres et scelle un autre pacte de croyance qui n'a plus rien de religieux. Knock at the cabin aurait alors son propre secret, sur lequel il faut encore revenir, son image dans le tapis qui relève plus de son dualisme.


« Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan : Politique des forêts » par David Fonseca

Tentative d'analyse de Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan par un motif, tout comme Daniel Arasse repensait la peinture par le détail : le recours à la forêt, qui délivrerait une philosophie politique particulièrement ronce.

« J'étais les grands espaces, il galopait sur moi »(2), voilà ce que s'interdit le cinéma de M. Night Shyamalan. Pourtant, son œuvre ne semble pas manquer de territoire à parcourir. Il en est un, notamment, qui lui est cher, celui de la forêt. Mais une forêt qui y est toute enténébrée. Car à la parcourir sous un certain angle, le cinéaste s'est sécrété une certitude sur l'humanité, ce qu'il a appelé (et confondu avec) une vérité. Son dernier film, Knock at the Cabin, en reprend le motif après l'avoir tant filé dans Le Village, mais pour en défaire la couture, où une petite communauté d'individus vivaient de façon recluse pour avoir la certitude que le lieu était entouré par une race de créatures mythiques vivant dans les bois environnant où nul n'osait s'aventurer, jusqu'à ce que Lucius (Joaquin Phoenix), courageux et entêté, décide d'aller y voir et changer le destin de la communauté. Sans doute pour le pire, finalement, le film se terminant sans que l'on sache si Lucius sera sauvé de ses blessures après que Ivy (Bryce Dallas Howard) ait rapporté des médicaments du poste frontière préservant les lieux, situé au-dehors de la forêt, en un lieu pourtant proscrit à chacun des membres de la communauté.

Cette fin en forme d'ouverture pourrait bien amorcer Knock at the Cabin. Quatre étranges personnages mués en cavaliers de l'apocalypse y semble exiger le remboursement de cette transgression frontalière initiale à un jeune couple homosexuel accompagné de leur enfant adopté. Pour être venu passer quelques jours de vacances dans une cabane au milieu d'une forêt, les quatre preux chevaliers leur annoncent une catastrophe au nom de l'humanité avilie s'ils ne venaient pas à sacrifier l'un d'entre eux. C'est que, franchissant les bornes interdites de leur territoire vingt ans plus tôt, Lucius et Ivy, quittant la communauté pour s'en aller quêter le pharmakon du Village, ont débarrassé les lieux plus tard dans Knock at the Cabin : la petite communauté, à s'être laissée contaminer par l'intrusion d'un élément étranger (le médicament comme le retour de Lucius et Ivy), a désormais totalement disparu. Elle a laissé place au mal de l'époque, une cabane au centre de la forêt pour touriste vert en manque de terre qui dirait le mal du pays, l'Amérique, autant dire de façon métonymique la terre entière.

Si M. Night Shyamalan se (com-)plaît autant à travailler la question de la croyance, ce que relève souvent la critique, ce n'est cependant pas tant pour exercer notre œil ni simplement discourir théoriquement sur le fantastique ou bien encore gloser sur les forces fictionnelles. C'est pour nous faire décroire, paradoxalement nous ôter toute forme de doute à l'égard des croyances du cinéaste en forme d'obsessions névrotiques : nous y faire adhérer, nous y fédérer, nous y enferrer comme sont pris au piège ce couple et leur enfant, en leur posant la question de la rançon attendue : accepteront-ils de sacrifier l'un des leurs pour sauver l'humanité pour s'être à ce point fourvoyés dans leur union, transgressant à leur tour les frontières de la filiation ? Rédimeront-ils leur dette, la transformeront-ils en don pour le bien de tous ?

Le thème est évidement hautement religieux. Encore faudrait-il y voir dessous. Car sous ses allures d'évidence (les quatre de l'Apocalypse, l'heure du Jugement), il dissimule mal le fait que nombre de religions autant que le cinéma de M. Night Shyamalan sont construits sur des oppositions (homme/femme(3) ; pur/impur ; sacré/profane ; nature/culture ; être/non-être ; vie/mort ; haut/bas ; chaud/froid, etc.), c'est-à-dire sur une logique de frontières infranchissables, sauf à prendre le risque de la souillure(4), soit de la perdition, croyance que partage M. Night Shyamalan qu'il rend sur le plan de la mise en scène par un champ/contrechamp permanent dans Knock at the Cabin. Cette question de la frontière délimitait et paramétrait en totalité Le Village, jusqu'à le phagocyter : « Ceux dont on ne parle pas, ne violent pas nos frontières depuis des années, et ils ne pénètrent pas dans nos vallées », disait Edward, le chef du conseil des Anciens, ces « autres » qui se trouveraient au-delà de la forêt, résidant dans « de mauvais lieux où vivent de mauvaises gens », que le progrès et l'argent auraient contaminé. Or, ce positionnement, sur un plan idéologique, met en orbite M. Night Shyamalan autour des forces réactionnaires les plus rances. Le choix de ce couple homosexuel, adoptant de surcroît une petite fille, en est à l'illustration. Si ce couple est soumis à la question dans Knock at the Cabin, c'est pour être au franchissement de toutes les frontières qui font la communauté, notamment celles de genre autant que celles de la filiation, qui mettraient en péril l'humanité. Aussi faudra-t-il à ce couple choisir autrement de vivre en sacrifiant l'un des siens pour rétablir cet ordre symbolique ainsi perturbé, ce dont parlent certains diseurs de bonne aventure, comme Pierre Legendre dans La question dogmatique(5), expert autoproclamé tout comme M. Night Shyamalan en logistique humanitaire abâtardie.

L'idée centrale du film, bavarde au possible, est qu'il existerait en effet une espèce d'ordre qui garantirait le maintien de l'humanité. Cet ordre serait constitué de règles, issus d'un sous-texte religieux, qui auraient pour fonction d'assigner à chaque individu une place, une position, un rôle et que c'est en tant que chacun se verrait assigné cette fonction et ce rôle et qu'il s'y tiendrait sans le remettre en cause que la Raison de l'humanité pourrait opérer. Porter atteinte à cette distribution par une subversion des places comme des rôles de chacun ferait entrer dans l'ère de la folie auquel les quatre fantastiques sont censés mettre un terme, la voix compatissante, la main lourde dans Knock at the Cabin.

Les personnages dans la forêt de Knock at the Cabin.
© Universal Pictures

Chez M. Night Shyamalan, le cinéma n'est plus alors du cinéma. Il remplit une autre fonction, anthropologique : rappeler à chacun quel est son rang, comment s'y tenir – anthropologique, c'est-à-dire s'efforcer de tenir un discours sur ce qui garantirait ce qu'il y a d'humain dans l'homme, soit de permanent, son essence. Or, en subvertissant le régime de la filiation, en donnant la possibilité à ce couple homosexuel d'avoir un enfant, cette société libérale méjugée par M. Night Shyamalan leur ouvrirait le droit à revendiquer un statut transfrontière pour n'être pas hétérosexuel. Voilà donc ce que combat le cinéaste, cette prétention hautement individualiste (qui était déjà celle de Lucius, dans Le Village, seul à vouloir sortir du périmètre fixé, qui en sera puni), que viennent contester les quatre de l'Apocalypse, au nom d'un prétendu principe de dignité de la personne humaine qui s'imposerait à chacun, que nul ne saurait abdiquer pour n'être qu'une parcelle de ladite humanité, qui est le leitmotiv de tous les pro-life se situant aux deux extrémités de la vie pour contester aux individus la pleine et entière souveraineté sur leur sort, de l'interdiction de l'avortement à celle de disposer de sa mort. Cette prétention follement individualiste conduirait ainsi à cette situation illustrée par le film où des enfants auraient des parents du même sexe. Cette société libérale, au nom du principe d'égalité que renie M. Night Shyamalan, irait si loin dans l'artifice, éloignerait tellement la nature de l'homme, que dans cet écart si grand, ce franchissement des frontières médiatisé par la forêt, il serait porté atteinte à l'ordre symbolique de l'humanité. Ce couple se sentait finalement indûment protégé par son individualisme, figuré à l'écran par cette cabane isolée : elle était tout aussi artificielle que cette société libérale, fut-elle construite de bois au milieu de Mère Nature. Gaïa ne pouvait donc venir qu'au jour du Jugement knocker à leur porte tant ce couple artificialo-centré serait dénué de tout rapport avec cette nature environnante. Leur choix relèverait du pur fantasme individualiste : je veux un enfant, j'ai donc droit à l'obtenir même si la chose serait impossible au plan de la nature. Knock at the Cabin n'est plus un film, ce faisant. C'est un manifeste, qui s'inscrit dans un discours de l'époque contestant le soi-disant « individualisme roi », les dérives de ce désir prétendument illimité du sujet et de ses prétentions à obtenir une satisfaction illimitée de ses désirs, c'est-à-dire la logique des droits-créances (les droits à...) issus des différentes révolutions des droits de l'homme.

Il faut dès lors s’interroger sur les raisons qui motivent la prépondérance de la forêt chez M. Night Shyamalan, tout comme le fait Robert Harrison dans son si bel ouvrage, Forêts, Essai sur l'imaginaire occidental(6), en ce qui concerne la mémoire culturelle à travers les millénaires. Le cinéaste semble y percevoir le risque de voir l’homme d’aujourd’hui, par l’oubli de sa relation à la nature, perdre ses repères et la conscience de sa propre mort. Un oubli capable de mettre le monde en péril. Mais quand chez Robert Harrison l’inanimé se met en mouvement dans la forêt, que le dieu s'y change en bête, que le hors-la-loi y défend la justice, que le preux chevalier y redevient homme sauvage, que la ligne droite y fait un cercle comme chez Heidegger, chez M. Night Shyamalan, le civilisé y est le véritable barbare.

Sans doute, la forêt permet à cette civilisation de se dépayser, de s’enchanter, de se terrifier, de se mettre en question, en somme de projeter dans les ombres de la forêt ses plus secrètes, ses plus profondes angoisses, comme dans Le Village. Mais le retour des forêts chez M. Night Shyamalan est surtout l'autre figure du cataclysme, dont parle autant Robert Harrison. De quoi s'agit-il précisément ? Il y a dix mille ans, quand s’achève la dernière ère glaciaire, l’hiver qui recouvre une grande part de l’hémisphère Nord se retire, une nouvelle ère climatique commence. Le réchauffement provoque des pluies abondantes et les forêts réapparaissent. Ce retour des forêts, auquel le couple participe dans Knock at the Cabin en y allant, va prendre l’allure de ce cataclysme pour les ancêtres de l’âge de la pierre. Les troupeaux dont ils se nourrissent fuient la densité inhospitalière des forêts et leur départ va provoquer la mort de nombreuses tribus. Celles qui survivent suivent les animaux migrateurs vers le Nord ou s’appliquent à s’adapter à ce nouvel environnement. La révolution néolithique est alors en marche, la vie agricole fait son apparition… et les hommes, jusqu’alors nomades, se voient privés de leur liberté de mouvement. Cette restriction est une atteinte qui confine à l’humiliation de l’espèce humaine, contrainte de se soumettre à la loi du végétal pour continuer de vivre. Le nouveau climat jette en quelque sorte les fondements de ce qui deviendra l'un des piliers fondateurs de la civilisation : la famille, la communauté. Pour la première fois, l’homme s’installera sur une terre, y plantera un arbre et mènera une existence domestique, dont montre les effets M. Night Shyamalan dans Le Village. Le mode de vie néolithique va asseoir les bases de l’histoire au sens institutionnel, de lui découlera le village et la cité, la nation et l’empire, c'est-à-dire la civilisation, ce que vient ébranler ce couple en retournant dans cette cabane, au cœur de la forêt, à tant vouloir se singulariser contre-nature.

Au fond, chez M. Night Shyamalan, la civilisation serait fondée sur la dislocation : celle provoquée par la globalisation (la petite fille adoptée est de type asiatique), accompagnée de ses métropoles (les zones urbanisées sont dévastées par des tremblements de terre), ses médias à couverture quotidiano-mondialisée (chaque cataclysme est annoncé télévisuellement, de manière pré-enregistré, posant autant la question de l'éventuelle désinformation autant que celle du complotisme), son économie sans frein sur sa langue (le tourisme de masse est tsunamisé autant que les avions, pour ne pas avoir respecté eux aussi l'espace des frontières, qui tombent du ciel comme autant d'oiseaux de mauvais augure, avions qui signent la fin de l'espèce en permettant par le flux migratoire la propagation d'un autre fléau, celui d'un virus mortel), mais aussi l’idéologie (le libéralisme incarné par le couple).

Ainsi, M. Night Shyamalan ne cesserait de mettre en lumière une question cruciale que, selon lui, notre ère moderne tenterait d’oublier : qu’est-ce que d’habiter sur cette Terre ? M. Night Shyamalan, sous des avenants écologistes dont il faudrait encore mesurer les effets dévastateurs, voudrait mettrait en garde contre ce prétendu oubli du sens de l’habitat. Perçues aujourd’hui pour ce qu’elles sont, de prodigieux et fragiles écosystèmes, les forêts auraient en effet acquis un puissant statut symbolique dans l'imaginaire qui les identifierait à toute la biosphère. Dans cet immense organisme qui hébergerait l’homme, celui-ci commencerait à se percevoir comme membre d’une espèce parasite (notre couple) susceptible de détruire cet ensemble. Cette conscience écologique mettrait en exergue une réalité, installée dès l’âge néolithique, que la fin de ce siècle voudrait oblitérer selon nombre d'experts autant que pour le cinéaste : la permanence de la discontinuité entre nature et culture. Or, l’histoire des hommes modernes, habités par la volonté sans bornes d’expansionnisme citadin selon M. Night Shyamalan dans son film, s’inscrirait dans ce que Robert Harrison appelle « l’effacement progressif de la marge d’opacité » qui aurait donné longtemps à l’habitat ses limites terrestres. Les forêts auraient été pendant des millénaires ces marges, littérales et imaginaires, de la civilisation occidentale. Finalement, derrière la crainte de M. Night Shyamalan existerait une peur si peu enfouie dans Knock at the Cabin, celle de voir disparaître, avec la déforestation, la notion des frontières, ces frontières sans lesquelles l’habitat perdrait apparemment son sens. Selon lui, l’homme aurait besoin de cette séparation. L’angoisse de perdre « cette frontière d’extériorité » correspondrait à celle de perdre ses repères humains, la conscience de sa propre « finitude ». Sans ces contrées extérieures, il n'y aurait plus d’intérieur où habiter. Oublier, nier cette frontière, cette séparation, conduirait ainsi la civilisation – au-delà du désastre écologique qu’elle sous-tendrait – à sa disparition par l’impossibilité de perpétuer sa relation au monde. La conclusion du Professeur évangélisateur Shyamalan tomberait comme un couperet, dont il faudrait ramasser les têtes pour en redonner cependant tout le sens.

À ce titre, chez M. Night Shyamalan, le home invasion devient le prétexte de la préservation de la civilisation en passant par le contrôle des liens de la filiation, ce contrôle étant la garantie de la conservation de la communauté dans sa primitive origine. Dans Le Village autant que dans Knock at the Cabin, ce contrôle passe par celui du mariage. Ainsi, chaque relation amoureuse doit être consentie par le conseil des Anciens, sinon les parents, et suivi immédiatement d'un mariage dans Le Village. Or, le mariage n'est pas qu'une affaire civile. Il est d'abord et avant tout le cadre de l’expérience politique par excellence. Pour Berkeley et Emerson, il est le lieu où chacun des partenaires y découvre la discussion de manière égalitaire : on y échange, on y éprouve le vote en somme, de sorte que chacun y ferait l’expérience de la démocratie par le jeu de la délibération perpétuelle dans le cadre du couple. La dispute pourrait même y être l’épreuve ultime de l’apprentissage démocratique, celui de la désobéissance civile, en apprenant à se séparer mais aussi à se retrouver (d’où le thème de remariage si présent dans le cinéma classique hollywoodien(7)). Milton, déjà, avant Hobbes dans son Léviathan, et le Second traité de Locke, faisait du contrat créant le mariage un analogue du contrat créant la société(8). Toutefois, chez M. Night Shyamalan, cette question du mariage, qui revient dans Knock at the Cabin pour n'être plus religieux mais simplement civil, c'est-à-dire non plus naturel mais artificiel, se colore autrement. Il y est envisagé comme le ciment de la pureté de la communauté. Son versant chance – faire communauté – comporte alors aussitôt un versant maléfice, que traduit l'étymologie du mot « forêt », Foresta qui vient du mot forisen dehors, un sens que l’obscur verbe latin forestare redoublerait, signifiant retenir en dehors, mettre à l’écart, exclure : ce cinéma reposerait in fine sur une logique de lignes forces, de limites (le champ/contrechamp de Knock at the Cabin), qui tracent aussitôt un dedans/un dehors, un inclus/un exclus, délimitant des frontières entre « eux » et « nous ».

Cette politique du mariage version shyamalanienne mettrait dès lors en place une politique de gestion des risques, de leur prévention si présente dans Le Village, à la manière dont on préviendrait aujourd'hui les risques écologiques : il s’agirait d’immuniser de toute contamination, de tout dehors, le « nous », afin de préserver la « pureté » des liens du mariage autant que de la communauté (que l'anneau symboliserait dans sa ronde perfection). Mais la conséquence en serait néfaste. Ce cinéma mettrait en place une thanatopraxie, une politique mortifère, qui affecterait/infecterait non seulement ceux qui en sont exclus mais ceux qu’il s’agirait également de protéger, symbolisé par le personnage de Lucius dans Le Village, poignardé par Noah le simplet (Adrien Brody) après qu'il ait déclaré son amour à Ivy, la jeune femme aveugle au cœur si pur, son corps ayant été infecté par un corps étranger, dont il faudra le soigner en envoyant Ivy chercher un médicament hors frontière, en ville, obligeant son père à lui révéler toute la supercherie sur laquelle reposait l'isolement de leur communauté primitive. Cet élément du film aurait pu à lui seul suffire pour signifier combien c'est par l'intrusion d'un corps étranger (le médicament cherché hors frontière par Ivy) que la communauté pourrait se maintenir finalement fictionnellement dans son état d'origine, et non par une quête de pureté toute chimérique. Mais la fin ouverte du film, embrayée sur celle de Knock at the Cabin, produit au contraire un tout autre effet.

Si, comme le montre le philosophe italien Robert Esposito(9), ce paradigme immunitaire présent chez M. Night Shyamalan est celui qui définirait le mieux notre monde globalisé, lequel s’apparenterait de plus en plus à une bulle protégée de tout dérèglement susceptible de surgir de l’ « extérieur », l’auteur n’en indique pas moins après Derrida qu’un corps biologique cherche d’abord à se protéger contre soi-même avant de se protéger contre l’extérieur. Aussi, rapporté au champ politique du cinéma de M. Night Shyamalan, plutôt que fermer le corps social, il faudrait toujours le maintenir ouvert. Ceci s’expliquerait par une condition nécessairement partagée par tous : celle de la communauté, comprise autrement que par M. Night Shyamalan. Celle-ci en effet ne désignerait pas un groupement humain fermé sur lui-même et partageant un « intérêt » commun, une identité stable et transparente à elle-même. Elle supposerait au contraire une instabilité originaire : ce que « nous », tous les êtres humains, avons en commun (cum), ne serait rien d’autre qu’un don à faire (munus), soit une exposition permanente à autrui. Le discours shyamalanien serait dès lors en pleine contradiction performative, il produirait le contraire de ce qu’il dit : en repliant le corps social sur lui-même dans son cinéma, ce dernier produirait sa propre mort, préparerait sa propre mort. Ce discours serait bel et bien thanatopraxique : plus il chercherait à protéger la « communauté », à la prémunir, plus il mettrait en scène sa disparition prochaine. L’immunisation est le mouvement funeste par lequel le vivant, voulant se protéger de lui-même, transforme la politique en gestion normative s’appliquant sur la vie, et se détruit. Cette destruction aurait lieu car cette politique mise en scène cinématographiquement par M. Night Shyamalan ne respecterait pas cette frontière en elle qui la détermine, qui consiste à s'ouvrir perpétuellement : car, le rappelait déjà Jankélévitch, tout ce qui est pur tue, tout ce qui est pur est le contraire de la vie.

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