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Mathieu Vasseur (Pierre Niney) et Philippe (André Dussollier) en pleine discussion dans Boîte noire
Critique

« Boîte noire » de Yann Gozlan : La théorie du complot décomplotée

David Fonseca
Le cinéma français, après s’être cousteauisé, s’intéressant au son venu des (bas-)fonds, block des sous-marins dans Le chant du loup (2019), écoute désormais aux portes du 7e ciel, dans Boîte noire (2021), s’envoie littéralement en l’air pour exploser en plein vol comme un AF 447 disparaîtrait en pleine mer sous la direction du pilote Yann Gozlan. Un film sur une boîte noire, développant une métathéorie du complot, une théorie de la théorie du complot, mais qui serait plus complotiste que le complot qu’il entendait dénoncer. Ou comment Boîte noire passe du chant du loup au chant du cygne.
David Fonseca

« Boîte noire », un film de Yann Gozlan (2021)

« Avec l’avion, nous avons appris la ligne droite ». Voilà le problème de Boîte noire, d’avoir pris pour acquis et sérieux, cinématographiquement, cette citation d’Antoine De Saint-Exupéry qui, au moins, avait l’excuse de savoir voler.

Un drame, d’abord. Le vol Dubaï-Paris se crashe dans le massif alpin. Victor Pollock (Olivier Rabourdin), agent au BEA, se voit dans un premier temps confier l’enquête, au grand dam de Mathieu Vasseur (Pierre Niney), technicien au BEA, responsable de la sécurité de l’aviation civile. Mais voici que, premier coup d’aile/premier coup dans l’aile, Pollock disparaît mystérieusement, propulsant Vasseur enquêteur en chef, qui ne l’entend pas de cette oreille. Ce qui, scénaristiquement, tombe bien, pour un avion qui s’écrase. Car Vasseur, qui rêvait de devenir pilote de ligne, n’y voit que nenni. Une taupe dans une bataille de fléchettes. Un problème de vue rédhibitoire, qui l’oriente, lors de sa formation de technicien (dit-il, au cours du film), en acoustique. Si Vasseur alias Dumbo n’a pas d’yeux, il possède les grandes oreilles que n’importe quel service de renseignement lui jalouserait.

Mais ce n’est pas là le seul talent de Vasseur qui, au fond, semble avoir été monté de toutes pièces pour le film, un personnage, donc, non pas de fiction mais de rétrofiction, censé justifier avant-coup le scénario par sa seule présence mécanique. À le regarder, vient ainsi cette curieuse impression d’être dans le film de René Clair, C’est arrivé demain (1944), où un journaliste reçoit chaque jour les nouvelle du lendemain, possède un coup d’avance comme Vasseur est maître à bord de la vérité. En effet, Vasseur/Niney, c’est Shiva, la clé de 10 du cinéma, personnage mandibulaire, factotum fictionnel, être antipode, la philosophie de McGyver en poche : à chaque problème, une solution. Personnage binoclard, Clark Kent n’en a pas moins des prétentions à voir plus loin/plus haut que ses contemporains. Il n’y voit pas ? Il entendra jusqu’au mur du son. Flipper le dauphin est doté d’une ouïe hors du commun. Un avantage qui le dessert, cependant, dans le film, lui le quasi autiste qui porte beau des boules Quies, pris sans cesse d’acouphènes. Mais si ses oreilles lui font parfois défaut, Vasseur n’a qu’à réajuster ses lunettes. Vasseur est autant extra-lucide. Il a des visions, Jeanne d’Arc rebootée au salon du Bourget. En somme, l’immense (des-)avantage, dans un cinéma de scénario, est toujours la tranquillité du transport, de première classe. Tout y est fléché comme le personnel de bord donne ses recommandations avant le décollage. Et chacun de poser ses œillères, dormir tranquillement, jusqu’à l’embardée fatale.

Autant de qualités, donc, chez Vasseur, qui tombe décidément de mieux en mieux dans le cas d’un crash d’avion, puisqu’il s’agira d’analyser sa boîte noire, cœur sans vie auquel chacun voudrait redonner le souffle, boîte qui ne contient pas d’images, simplement des sons. La problématique de Boîte noire, dès lors, exposée comme dans n’importe quel rapport d’expertise, n’est plus de savoir si ce qui est vu reflète fidèlement la réalité mais si ce que chacun entend est vrai. En gros, Antonioni versus la fibre de palmaienne, Blow Up contre Blow Out. Problème, dans un tel monde de bruit et de fureur, Faulkner himself y perdrait sa langue. Car le son ne suffit pas à l’enquête. Lors de l’analyse de la fameuse boîte noire, que chacun tente de faire parler, nul n’y entend distinctement : il faut nécessairement interpréter des bandes sons comme s’il s’agissait d’identifier l’origine des choses, son rayonnement fossile, en remonter au principe de l’explosion, chacun se demandant s’il s’agit d’un attentat terroriste (un égyptien-donc-un-potentiel-terroriste serait entré dans le cockpit avant l’explosion), d’une défaillance humaine (une hôtesse de l’air qui n’aurait pas effectué les vérifications nécessaires), ou bien, hantise des marchands de sable à réacteur, une défaillance technique ? Nul n’y entend ? Les visions de Vasseur y pourvoiront.

Mathieu Vasseur (Pierre Niney) et Philippe (André Dussollier) dans leur bureau dans Boîte noire
© 2425 Films - Wy Productions

Après avoir défendu la thèse de la défaillance humaine comme de l’attentat terroriste (devant la presse et à la télévision), Vasseur défend désormais seul contre tous le complot monté par la méchante industrie aéronautique, qui aurait mis sur le marché des appareils défectueux, sous couvert de rapport falsifié par un Pollock véreux-mais-repentant, comme dans une bonne vieille confession cathodique US, Pollock, dans une vidéo que découvrira sur le tard Vasseur – mais Pollock s’y attendait tant Vasseur est sonotiquement supérieur – Pollock, donc, lui avouant sa forfaiture comme il demandera a l’agent Zorro Zorro 7 de sauver l’honneur du BEA. Était-il possible que tout le monde soit corrompu ? Au contraire, rassure Yann Gozlan, dans un monde de coordonnées, fait d’abscisses et d’ordonnées, chaque chose est à sa place. De sorte que Dark Vasseur le visionnaire sort des ténèbres, dans la salle de reconstitution des faits, où chaque place d’un avion, quelle qu’elle soit, est marquée au sol, prend place de celle du passager 45 F (notre égyptien de service), pour se retrouver in vivo sur le vol Dubaï-Paris. Numéro de prestidigitateur à l’appui, en pure lévitation dorénavant, Vasseur qui voit absolument tout, défait alors la thèse de l’attentat terroriste pour s’orienter vers celle du complot. Mais, dès lors, la problématique de départ (le son plutôt que les images) est tournée dans sa veste : ce n’est plus euphoniquement – par le son – que la terre continuera d’être ronde comme les avions y circuleront, c’est davantage par l’image que Cette sacrée vérité éclatera (les visions de Vasseur, la confession vidéo de Pollock, comme le fait que Pollock, qui s’enregistrait en permanence via la caméra de sa voiture, permet à Vasseur de le pister enfin).

Voilà sans doute où le radeau perd sa Méduse : Boîte noire, à l’instant de démonter le principe de fonctionnement d’une théorie complotiste, la fait renaître de ses cendres par ses choix de réalisation, est repris par ce à quoi il tentait d’échapper au moment où il souhaitait s’en extraire, en reposant sur la même logique de contamination que celle-ci. Le film de Yann Gozlan comme les théories complotistes ont en partage la croyance indéfectible dans le pouvoir des images ; plutôt, dans leur accumulation dont l’épaisseur ferait vérité. Boîte noire se montre finalement plus complotiste que le complot qu’il s’agissait de laisser ventre à terre. Mais complot contre qui ? Complot contre le cinéma de genre, complot contre le cinéma du complot, à l’évidence celui des années 70, mais aussi, de façon plus contemporaine, celui de David Fincher. Complot contre le cinéma tout court, finalement.

Chez David Fincher (revoir Seven, ou, de façon plus paradigmatique, Zodiac et Mindhunter), quand l’accumulation de détails, dans une enquête, conduit le spectateur à tenter de reconstituer lui-même l’affaire, cette accumulation systématique perd chacun. À l’opposé, dans le film de Yann Gozlan, la somme des détails recompose une réalité cachée, comme la première théorie complotiste venue le suggère en permanence, cette réalité cachée attestant de sa présence spectrale par l’effet de sa propre dissimulation : plus un « délire » est grand, davantage il est camouflé, plus il est partageable par la somme de ses parties révélée. Mais, au vrai, cette réalité n’existe pas. Elle se contamine toujours elle-même. C’est seulement son accumulation qui la décrète dans le film.

À rebours, quand chez Antonioni l’image brouille ce qu’il s’agit de voir en sa vérité, que chez De Palma, la saisie du bruit du monde ne changera rien à son orbe, dans un univers où plus aucune image (vraie) est désormais possible, chez Yann Gozlan, la confiance demeure en l’oreille (filmée en gros plan, celle de Vasseur, celle de sa compagne [Lou de Laâge]), comme au pouvoir du fond de l’œil, la croyance en un corps monstrueux, dont chacun de ces deux organes aurait métastasé, golemisé à hauteur du complot qu’il s’agissait de déceler.

Que penser encore de l’enquête d’un journaliste sur le meurtre d’un sénateur le conduisant jusqu’à la Parallax Corporation, société qui recrute des tueurs, dans le film d’Alan J. Pakula (The Parallax View/À cause d’un assassinat, 1974) ? À mesure que l’enquête avance, au contraire de Vasseur, le journaliste qui croit progresser ne fait que donner un tour de vis supplémentaire. Comme dans Le Procès de Kafka, chaque porte ne donne que sur une autre porte, à l’infini, de sorte que le journaliste finit par s’évanouir dans sa quête : le lieu du pouvoir a disparu. Grand film sur le complot après l’assassinat de JFK, Alan J. Pakula filme de manière quasi abstraite, toujours proche du surnaturel, un monde dont les clés seraient perdues, les repères défaits. Avec des plans très sombres, quasiment dans le noir du côté d’Alan J. Pakula, Yann Gozlan opte pour un choix antipode pour n'avoir pas voulu faire son film sans éclairage. Comme n’importe quel complotiste, il entend faire la lumière.

De la même manière, dans Présumé innocent (1990), toujours d’Alan J. Pakula, où un jeune procureur ambitieux (Harrison Ford) se voit accusé du meurtre d’une jeune collègue avec laquelle il vient d’avoir une relation, les premières images du film s’ouvrent sur le commentaire dudit procureur, dont le métier est précisément, dit-il, d’accuser, comme de présenter des preuves. Mais si les jurés, ajoute-t-il, ne sont pas capables de déterminer la vérité : « Où est la justice ? ». Or, les premières images du film épuisent d’emblée la question : elle se trouve nulle part, Alan J. Pakula filmant un tribunal vide, dont chacun des sièges, chacune des places sont inoccupées. Ou comment l’image dissipe toute quête de vérité, car soit la vérité est absente, soit elle est un fantôme, soit elle a été assassinée à vouloir l’exhumer. Quoi qu’il en soit, elle n’existe pas. Précisément, contrairement au film de Yann Gozlan, ce cinéma du complot n’a pas de programme : c’est plutôt cette absence qui lui tient lieu de programme. Un cinéma qui comporte et l’idée du voyage, et la possibilité d’un adieu.

Paradoxalement, Boîte noire, film sur un crash d’avion, s’y refuse, et débarrasse le drame insaisissable. Il en retranche le fracas, en expulse les débris. Il ne procède pas à une mise en avant du mystère, à cette façon de le monter en épingle, mais plutôt le laisse montré dans les choses cachées. Parce que ce mystère pèse, incline toujours celui qui voudrait le saisir, comme s’il était trop las pour porter sa charge. Yann Gozlan refuse ces quelques suées, car ce serait l’éparpillement, la défaite, la chute. Le crash qu’il s’agissait de filmer en guise de tout vouloir nous révéler. Or, si « un secret a la forme d’une oreille » (Cocteau), c’est toujours pour bien y tomber et disparaître comme un corps en pleine mer ne laisserait pas de traces.