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Gilles Lellouche en pleine intervention en banlieue dans BAC Nord
Critique

« BAC Nord » de Cédric Jimenez : L’excrémenteur

David Fonseca
BAC Nord a-t-il un point de vue sur « la banlieue », celle des quartiers nord de Marseille ? De droite, répond une partie des commentateurs dans un geste qui se voudrait critico-salvateur. Plutôt, s’il fait à droite, et pas à côté, c’est pour lâcher sa grosse commission, comme le chien d’Antoine, dans le film, ferait sur le trottoir d’un Sud que Nino Ferrer ne reconnaîtrait même plus. BAC Nord laisse ainsi sa marchandise, des récréments-pas-que-canins versus la drogue verte olive des trafiquants. Il faudrait donc en remonter jusqu’au côlon du film pour s’apercevoir que ce qu’il cancérise de son propos n’est pas simplement « la banlieue » mais d’abord et avant tout son propre discours, comme la police crapuleuse qu’il souhaitait pourtant réhabiliter ardemment. Ou comment à vouloir rehausser ses principes comme lui refaire une beauté, faire du visage de la police un agrément, Cédric Jimenez se confond en excréments.
David Fonseca

« BAC Nord », un film de Cédric Jimenez (2021)

Parler de BAC Nord, de Cédric Jimenez, d’un point de vue critique ? A priori, la chose me paraissait empêchée. Une impossibilité affective de prise en charge d’un problème pestilentiel, un souci rencontré en gare de triage avec dame pipi : je ne m’estimais pas compétent pour parler de l’excrémentiel BAC Nord. Pour cela, me disais-je, il y a des corps de métiers, des gens hautement qualifiés, docteur es fiente finement compétents, dont la profession est de se préoccuper de la charge comme du sort de nos intestins, délayer la merde, gastro-entérologue, proctologue et consorts, spécialistes du colombin. Il aurait sans doute fallu que je leur envoie le film, qu’ils étendent et tirent la caque, tout ce qui n’avait pas été digéré, dans l’espoir d’en tirer quelque chose, en délivrer un sens, me donner leur diagnostic sur les chiures d’un certain cinéma de genre, le « banlieue-film » de type droitier, ici, en l’occurrence, sur les trop chaleureux quartiers nord de Marseille, qui servent de contexte au film. Et puis, pince-nez en place, me suis-je repris, le paquet lâché, considérant qu’y a d’la joie, y a d’la vie dans les étrons aussi et pas que chez les hirondelles, que les coprophages jouent également un rôle essentiel dans le recyclage de tout ce qui est complètement cuit, encendré, mort, la merde y compris. Il y avait sans bouse quelque chose à en dire.

Pour cela, précisément pour un film qui semble incarner à l’écran la France chimérisée de son jeteur de sort zemmourien, il fallait considérer la question du point de vue critique. Et, à cet égard, il m’a paru possible de le faire, notamment, de deux manières. Soit, opter pour un point de vue extérieur. L’analysant, lui opposer des valeurs qui lui seraient étrangères, et pour demeurer dans l’esprit manichéen du film, lui rétorquer des valeurs de « gauche » (mais j’entends déjà les taquins : « mais où se trouvent-elles ? ») à des vues droitières, à proprement parler, donc, rendre compte d’un film à partir d’un discours qui ne serait pas le sien. Mais il serait possible de procéder tout à fait autrement, en proposant une critique interne, qui allait arrêter définitivement mon choix : non plus opposer des valeurs comme des images étrangères à BAC Nord, mais au contraire prendre au sérieux son discours, ne s’en tenir qu’à lui et, ce faisant, tenter d’en dérouler la logique interne jusqu’à son terme, pour le faire entendre, peut-être, autrement et contradictoirement. Dans le cas de BAC Nord, montrer comment un film s’altère dans son propre discours. Car si l’on dilate au possible les pupilles, si l’on y prête l’oreille, il est possible d’entendre un contre-rythme comme le dit Barthes, quelque chose comme une syncope dans le « beau » discours filmique prononcé. Le bruit d’une déchirure dans l’enveloppe lisse de l’image. BAC Nord disant une chose et son contraire, j’ai, en effet, entendu bruire un tout autre monde.

Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments, écrit l’homme du Sud René Char qui s’y connaissait en merdier, un type de cinéma, autant, qui deviendrait nauséabond avant l’heure, avant de caguer dit la langue vernaculaire, non pas en raison de ce qu’il montrerait ni de ce qu’il proposerait, ici, face à « la banlieue qui s’agite » (NTM), mais qui ne s’aperçoit pas que son discours ne sort pas, fait en permanence l’aller-retour dans sa bouche. Et, qu’à manquer l’ouverture, ça s’embouche, ça constipe, et qu’à constiper ça pue, ça sent la mouscaille, ça sent le renfermé comme l’haleine des matins chagrins.

Pourtant, la caméra Fuca de Cédric Jimenez à bien des choses à sortir, le film revenant sur l’affaire des « flics ripoux de Marseille », soit trois baqueux qui, pour démanteler un trafic de drogue, usent de moyens illégaux comme de la violence des « jeunes de quartier » pour la leur retourner : échanges de bons et loyaux services, Antoine (François Civil) file de la drogue à la donneuse (d’informations sur les trafiquants) du coin, Amel (Kenza Fortas, vu notamment dans le très intéressant Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin, en 2018, à voir en contrepoint de BAC Nord pour se dérouler, aussi, dans les quartiers nord de Marseille), Antoine trop peu discrètement/cinématographiquement amoureux d’Amel à l’écran. Amour clandestin, magouilles clandestines de la police qui fricote sur les terres du Vélodrome, mais dans le film, ça ne tourne pas rond, on ne fait pas de balles (à blanc), on n’est pas au cinéma, pas d’entraînement, ça défouraille depuis les deux camps. Des flics qui seront finalement trahis comme délaissés par leur hiérarchie (qui était pourtant au courant des agissements d’Antoine, mais, évidemment, où sont les preuves dans une zone de non-droit ?), lâchés comme des merdes pour n’avoir pas respecté les principes sacro-saint de l’État de droit en zone évidée de son droit. Ce qui est effectivement le seul point de vue sur « la banlieue » marseillaise, dans BAC Nord, ces quartiers nord, malgré la Castellane en tête, terres de Zizou-la-France pourtant. Mais quartiers nord qui ne sont pas une banlieue comme n’importe quelle autre banlieue, une banlieue périphérique, une « banlieue merdique » (Renaud, La chanson du loubard), non : les quartiers nord, c’est la banlieue des banlieues, dit le synopsis du film, une banlieue de champion’s league qui détient le ballon d’or du taux de criminalité le plus élevé en France, là où se côtoient les meilleurs ennemis de l’intérieur (côté jeunes comme côté flics) sur le terrain. Et, las, regardant le film, d’essayer d’appuyer à mon tour sur la gâchette, mettre une autre bande son sur Marseille comme élément extra-extra diégétique du film, I Am posant la voix dans son couplet sur le titre Je suis Marseille(1), un autre point de vue d’individus venu de cette « époque où cette ville a connu tant d’peine, où sa jeunesse s’envoyait du rêve dans les veines », mais en vain.

François Civil et Karim Leklou sur un scooter en mission en banlieue dans BAC Nord
© Jérôme Mace - Chifoumi Productions

BAC Nord, c’est finalement cinquante nuances de droite sur fond de faux accent Raimusien. Pas la French Connection, mais bien La French(2) Touch qui samplerait au platine Charles Bronson excavé de son revenge movie, Un justicier dans la ville au son d’« Assassin de la police »(3). La solution, en effet, d’abord pour la banlieue, selon l’expert Jimenez, qui s’y connaît, qui y a vécu, qui fait sans doute de lui un sociologue maître expert en coprolithe car, c’est bien connu, la merde, ça finit toujours par durcir, ça fait la matière des jeunes qui caillasseront demain les flics, même si Demain, c’est loin (I AM), la solution, donc ? Plutôt que la mort subite, choisir d’encarter la banlieue dans un cliché, qui sera toujours une image repliée, une image morte, mettre « la banlieue » entre quatre planches de cinéma, sarcophages bien alignés en une rangée d’os qui pue : climat marseillais oblige, « voilà l’été, voilà l’été »(4), sous un mercure de plusieurs degrés au-dessus de zéro, sans chauffage ni eau, faire transpirer la cervelle des banlieusards, la vider de leur contenu, lui extraire ce parfum qui faisait encore d’eux des individus, pour remplir leur caveau d’essences alvines variées, chauffer cet espace avec la substance de leur propre corps, en faire une poche de gaz prête à exploser. Pour les finir. Aussi rapidement que possible dans cette chaleur de resserre. Et les servir à table en guise de fumier.

Coté policier, en adoptant le point de vue des flics conchiés par leur hiérarchie, Cédric Jimenez ne s’aperçoit cependant pas qu’à vouloir les héroïser, il les hémorroïse, douleurs rectales ressenties à défendre une certaine idée de la police, sur fond de « plus de droit, plus de principes » face au crime 13 organisé, le film parvient à retourner, effectivement, ses principes en leur contraire. Cédric Jimenez voulait réhabiliter « nique la police » (Assassin) rappé inconsciemment par les trois flics ripoux, il finit par les encrotter de varices définitivement, essentiellement à travers le personnage central de l’histoire, Antoine, ce flic amoureux qui, dans sa mise en balance toute personnelle des intérêts en présence tournerait définitivement les yeux de La bonne mère justice, Thémis, façon la petite Regan dans L’exorciste, Antoine, dont la seule boussole morale en eaux troubles marseillaises est celle du vrai Antoine de la publicité, l’Antoine d’Atoll, l’ultra marin Antoine qui porterait sans doute beau le maillot de l’OM, Antoine le chanteur et sa morale de brenne, « Et moi, et moi, et moi », Antoine, donc, dans BAC Nord, le taser sur le cœur, donne finalement la donneuse à sa hiérarchie afin de sauver son copain tout médusien, incarcéré tout autant, qui chavire du radeau, Servat (Gilles Lellouche). Et de montrer comme c’est beau, un flic qui craque la nuit quand Richard Bohringer prêtait plutôt des beautés à la nuit ! Antoine, personnage bardotien, qui ne pense qu’à son chien en sortant de prison, qui humanise son fidèle à force d’amour, animalise réciproquement Amel la donneuse, qui la traite, effectivement, comme un chien/comme une chienne, une expression qui circulait beaucoup durant la révolution française, ces « braves soldats [qui] étaient bien moins traités que les chiens de sa majesté »(5). Un personnage, Antoine, qui devient, en effet, vraiment ripoux à cet instant du film, ou comment Cédric Jimenez qui voulait ripoliner la police la ripouise avec deuxième couche en supplément, s’il vous plaît, qui réhabilite sans doute la police : les flics dehors/la donneuse dedans (la prison), mais qui donne surtout du crédit à ce que la police combat censément, la fin des principes (moraux, il va sans dire, la France qui va à vau-l’eau, n’est-ce pas ?, comme de l’État de droit). Et si Antoine sortira plus tard, apaisé, du Palais de Justice, les mains dans les poches, serait-ce qu’il aurait désormais les mains enfin lavées, un homme disculpé ? Plutôt, est-ce que, comme la morale chez Sartre, Antoine n’a jamais eu de mains, mais rien que les couilles à l’air de son chien, avoir des couilles qui ferait toute la différence, selon Coluche, dans La femme de mon pote (Bertrand Blier, 1983), entre le salaud et l’homme bien : « Quelle différence il y a entre un salaud et un type bien ? Eh bin, le type bien, il a pas les couilles d’être un salaud. Moi, par exemple, qui suis dégonflé de nature, eh bin, je suis condamné à être un type bien toute ma vie ».

Antoine, pour sa part, un Saint Antoine qui aurait l’hospitalité d’une droite, n’est dès lors plus un flic, mais paradoxalement un indic. Il ne nique plus la police, il la possède de l’intérieur. Antoine, c’est Amel, une donneuse, le travesti de la BAC, non plus un baqueux, un baveux. Quant aux deux autres collègues, Servat tout d’abord, l’énervé de la bande, qui sort abîmé, sans doute, de prison, le soleil n’en brille pas moins sur son visage en fin de film, cette misère sans doute moins pénible au soleil, ses péchés lavés, tranquille sur un banc, à m’asseoir cinq minutes avec toi, à parler du bon temps dégueulasse qui ne passe pas à bien regarder ton film quand Yass (Karim Leklou), personnage sandwich de BAC Nord, homme du ballon au centre, Bayrou dans un corps d’arbitre, l’esprit (du) compromis, créature des deux bords, c’est-à-dire d’aucun, qui finira donc naturellement syndicaliste policier dans la vraie vie (rapporte le générique de fin), Yass, donc, dans le film, finit par embrasser sa femme (Adèle Exarchopoulos) dans le faux film, parce que la famille, c’est sacré, Yass a l’enfant comme la femme, le travail, le pays qu’il faut, l’antienne travail, famille, patrie, famille sauvée des eaux dans le film c’est la maison policée, la famille police investie autrement, ce havre de paix comme de sécurité, mais qui sera toujours aussi, dans le même temps, le lieu de la plus extrême violence. Le soleil luit donc pour chacun, finalement, quand les autres, ceux de « banlieue » se retrouvent à l’ombre, y compris Amel qui servait en sous-main la police. Et sans doute est-ce là tout le problème du film. En voulant réhabiliter ces flics, Cédric Jimenez ignore cette sagesse profonde, qui devrait lui faire office de morale cinématographique : plus on s’approche de la lumière, plus on devrait s’apercevoir d’ombre. Car où est le hors champ du film ? Nulle part ailleurs qu’en Ordurland.

Cependant, et conséquemment, il faut aussi, peut-être, dans le même temps, pouvoir « défendre » ce type de film, ne pas lui dénier le droit à l’existence. Précisément, répondre à certains arguments critiques qui n’ont compris ni comment ni pourquoi Cédric Jimenez, qui a pourtant vécu en banlieue, a pu réaliser un tel film de « droite »(6)? Comment celui qui a commencé par le documentaire, filmant le label fondé par Joey Starr B.O.S.S, au moment de la séparation de NTM, dans Who’s the B.O.S.S. (B.O.S.S. Of Scandalz Strategyz), en 2003, aurait-il pu commettre un tel acte célinien ? Sous leurs allures de bien-pensance, ces arguments, eux-mêmes, finissent par devenir antipodes, en essentialisant à leur tour « la banlieue » : car pourquoi un « banlieue-film », réalisé par un type du crû, ne pourrait-il pas être de droite ? S’il faut pouvoir défendre le droit à une expression plurielle sur « la banlieue » au risque de la fange, c’est, symétriquement, empêcher un certain cinéma façon Cédric Jimenez de réduire « la banlieue » à des flux alvins comme de vidanger l’esprit critique des spectateurs. Mais, plus essentiellement, regarder ce film, c’est de façon hautement plus salvatrice s’efforcer à la résistance, éviter le confort de l’entre-soi, ce mol oreiller du doute, tout le contraire de BAC Nord qui, refusant toute forme d’ouverture, c’est-à-dire la possibilité d’une autre image, complaisamment, ne cesse jamais de se regarder, pensant le monde simplement à partir de soi, miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus beau bronze ? Et, pensant incestueusement, finit par ne plus rien produire d’autre que moins ou plus que de la merde, c’est-à-dire de la débilité filmique.

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