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Deux musiciens jouent de la trompette dans Cotton Club
Le Majeur en crise

« Cotton Club » de Francis Ford Coppola : Croches et croche-pattes, du blanc sur le noir

Des Nouvelles du Front cinématographique
Cotton Club danse, ses jeux formels sont endiablés, claquettes du musical et mitraillettes du film de gangster, mais les danses de l'éléphant blanc sont boiteuses. À peine amorcée, la critique de l'appropriation culturelle est aussi vite annulée au nom d'une hégémonie du spectacle qui a le blanc pour accord majeur, et les noirs de rester une minorité malgré l'apologie du jazz et sa créolité. L'enflure d'un spectacle qui l'est d'abord pour lui-même, avec son budget faramineux, sa centrifugeuse cinéphile et ses immixtions mafieuses est un ventre à deux poches, avec le génie empêché de Francis Ford Coppola et Robert Evans, son démon contrariant. Les croches musicales y sont des croche-pattes qui arrivent toutefois à battre la mesure des motifs fétiches d'un cinéaste impuissant à se désendetter de ses obligations, rivalités mimétiques, vampirisation mafieuse et jeunesse menacée d'un gâtisme prématuré.

Sur le pas, un « ne pas »

Au pas de la porte de Cotton Club, le film de Francis Ford Coppola s'ouvre sur le paradoxe suivant : le portier noir du club de jazz le plus sélect de Harlem en refuse l'entrée à des clients susceptibles d'être des « colored people » car, ici, seuls les blancs peuvent jouir des performances données par des artistes noirs. Si, comme l'a indiqué Henri Lefebvre, les paradoxes sont des contradictions non perçues comme telles(1), le paradoxe tient alors à révéler la pénétration de l'orthodoxie raciale et ses effets de division interne, d'inversion et d'antagonisme, à l'endroit même où les noirs inventent des formes artistiques nouvelles dont la nouveauté est devenue désirable désormais pour les blancs.

La créolité propre à la musique jazz a le noir pour valeur divisée et le diviseur en est la blancheur.

Si la couleur de peau est un marqueur racial qui vient contrarier entre eux les individus identifiés comme « de couleur », la domination raciale exerce sa souveraineté dans une jouissance séparatrice et exclusive quand elle divise l'art (noir) par son appropriation-expropriation culturelle (blanche).

La porte d'entrée est un seuil, une limite-miroir dont le franchissement est contradictoire. Le pas de la porte est une barrière entre un « oui » pour les uns et, pour les autres, un « non », un « ne pas ».

Esclavagisme et ségrégationnisme ont ainsi laissé un terrible legs culturel, celui de voir d'anciens affranchis l'être moins que les « affranchis » qui désignent les impétrants des sociétés mafieuses.

La rengaine est connue : « cela ne va pas être possible ». Le franchissement du pas manque alors de valoir comme un affranchissement, surtout pour des descendants d'esclaves. Le racisme n'a jamais manque d'ironie dans sa cruauté, dont la cinéphilie est ici la signature. Il se trouve en effet que le portier est incarné par Woody Strode, l'acteur africain-américain croisé dans les films de John Ford, inoubliable héros éponyme de Sergeant RutledgeSergent noir (1960) et merveilleux interprète du rôle de Pompey dans L'Homme qui tua Liberty Valance (1962). C'est que le gardien vieillissant d'un haut-lieu culturel de l'époque de la prohibition, ouvert à Harlem en 1920 par un boxeur avant d'être racheté en 1923 par un caïd d'origine irlandaise, Owney Madden, l'est aussi d'un monde de cinéma en soi et pour soi, où les gangsters côtoient les musiciens et les danseurs, les stars hollywoodiennes.

Le credo idéologique du melting-pot, son mythe(2) se verrait dès lors ressaisi depuis le noyau racial de ses contradictions historiques, dans lequel le film de gangsters se mêle ici au genre du musical, et où les mitraillettes crépitent dans le rythme que leur imposent les claquettes des tap-dancers.

Avec Cotton Club, non seulement la mafia représente classiquement le double obscène de l'économie de marché, mais encore le spectacle est une machine en surchauffe permanente et généralisée dont la frénésie l'emporte schizophréniquement sur les distinctions raciales comme sur les frontières symboliques séparant la scène de la salle. De la scène à la salle et retour en feed-back. La salle peut alors se révéler comme une autre scène, un espace virtuel qui forme avec son double actuel un cristal tendant au liquide, à l'image de ce lustre arrosé de sang dont une goutte tombe en macabre supplément sur le maquillage raffiné de Vera, la jeune maîtresse du parrain Dutch Schultz.

Noirs mineurs, blancheur majeure

Le bocal agite du Cotton Club est un conteneur idéal. La boîte de jazz est l'incubateur parfait pour y faire mousser toute l'écume de tant d'histoires, dépression et prohibition, gangstérisme ethnique juif-irlandais-noir-italo-américain et puis Hollywood passant du muet au parlant, guerres de gangs et passions amoureuses, archaïsmes raciaux et modernité industrielle, concurrences professionnelles et rivalités fraternelles et mimétiques, appropriation culturelle et inventions artistiques. Un rival en cinéma le précéderait de trois courtes années seulement, Ragtime (1981) de Miloš Forman. C'est sûrement à cela que devait penser Robert Evans, l'un des producteurs les plus influents du « Nouvel Hollywood », dont le tableau de chasse comprend alors Le Parrain (1972) de Francis Ford Coppola, Serpico (1973) de Sidney Lumet, Gatsby le magnifique (1974) de Jack Clayton, Chinatown (1974) de Roman Polanski, Marathon Man (1976) de John Schlesinger et Popeye (1980) de Robert Altman. L'échec commercial de ce dernier film aura conduit Robert Evans à se refaire la main tout en tenant à réussir à décrocher un hit dans le genre du musical. En même temps, l'idée de produire un film dédié au Cotton Club lui trottait dans la tête depuis au moins trois ans lorsqu'il a fait l'acquisition en 1977 des droits du livre illustré de James Haskins portant sur ce symbole de Harlem.

Mais, justement après le Ragtime de Miloš Forman produit par Dino de Laurentiis et au résultat plus que mitigé au box-office, une comédie musicale « noire » intéresse peu les financiers et la reconstitution rêvée du Cotton Club coûte cher. Robert Evans décide alors de sacrifier son portefeuille d'actions de la Paramount (imagine-t-on cela aujourd'hui ?) Il va même jusqu'à se compromettre avec une certaine Elaine Jacobs, une trafiquante de cocaïne liée à Milan Bellechasses, l'un des gros bonnets colombiens de Medellín. La poudreuse commence alors à tomber à gros flocons sur le tournage, tandis que le scénario dépasse la trentaine de versions. L'aide successive de l'écrivain William J. Kennedy, puis de Mario Puzzo, l'auteur du Parrain, enfin de Francis Ford Coppola qui en avait adapté le roman-phare est requise. Ce dernier accepte d'autant plus que le sujet lui plaît. Une aubaine qui arrive fort heureusement après le four cuisant de One from the HeartCoup de cœur (1982) qui l'a ruiné et du diptyque de la jeunesse rebelle, Outsiders et Rumble FishRusty James (1983), qui est un demi-succès, autrement dit la moitié d'un échec.

Le projet de Cotton Club enfle démesurément, avec la multiplication par quatre de ses coûts initiaux, ses milliers de figurants inutiles et l'impression pléthorique de 120.000 mètres de pellicule. C'est un vaisseau à la dérive, l'accouplement monstrueux du Pequod d'Achab et de Moby Dick, le second léviathan que doit affronter le capitaine Francis Ford Coppola après le tournage de Apocalypse Now (1979). D'un côté, le cinéaste est avec sa société Zoetrope Studios coproducteur d'une affaire commerciale incertaine qui est pourtant censée lui permettre de se désendetter, mais qui en fait a si mal tourné qu'elle ira même jusqu'à l'opposer à Robert Evans devant les tribunaux. De l'autre, le cartel colombien n'est pas en reste sur ses profits escomptés, et menace via son contrôleur Joey « Mamma Mia » Cusumano d'intervenir brutalement sur la personne du cinéaste, tandis que Robert Evans se retrouve impliqué dans le meurtre d'un financier véreux, Roy Radin, avant d'être innocenté du faux témoignage lancé par ses deux assassins, Bill Mentzer et Alex Marti.

Trois musiciens boivent une bière dans Cotton Club
© Zoetrope Studios - PSO International - Totally Independent

Finalement, Cotton Club sort aux États-Unis à la mi-décembre 1984, amputé de la plupart de ses séquences chantées et dansées. Le film, témoignage tardif des festivités du « Nouvel Hollywood », n'a rapporté que la moitié de son budget de soixante millions de dollars, soit une quinzaine de plus que La Porte du Paradis (1980) de Michael Cimino qui en son temps a fait couler la United Artists.

Si Robert Evans ne s'en remettra jamais, Francis Ford Coppola se voit pour sa part contraint, plus endetté que jamais, d'accepter d'autres commandes qu'il tente, non sans difficulté, de transformer en films d'auteur, avec Peggy Sue s'est marié (1986), Jardins de pierre (1987) et Tucker (1988), un autre film maudit pourtant produit par l'ami à qui tout a réussi, George Lucas, avant de renouer sous pression de la Paramount avec la saga du Parrain en réalisant un troisième et dernier volet en 1990.

Cotton Club est un film qui peut convaincre mais à moitié seulement, moins convaincant d'ailleurs dans le noir que dans le blanc. D'un côté, le film fait preuve d'une incontestable virtuosité formelle, avec son récit en montage parallèle et noir et blanc (avec le destin croisé du cornettiste blanc Dixie Dwyer joué par Richard Gere et du danseur de claquette noir Sandman Williams incarné par Gregory Hines), avec ses effets graphiques ultra-stylés (surimpressions et banc-titre comme à l'époque du début du parlant), avec l'écume sonore des dialogues qui, à la façon d'un Robert Altman, se chevauchent et font des bulles comme la mousse d'un champagne (le département son comprend une bonne vingtaine de techniciens), et puis son finale en feu d'artifice (le montage parallèle culmine dans la grande séquence des rafales des claquettes et des mitraillettes, en écho assumé au montage parallèle des massacres durant le baptême lors de la fin du premier Parrain).

À revoir le film de Francis Ford Coppola aujourd'hui, Cotton Club est d'un formalisme endiablé, qui recycle aussi de larges pans de la cinéphilie hollywoodiennes en banque de références et de données prêtes à l'emploi dans laquelle piochera Babylon de Damien Chazelle en y confondant acmé et acné. C'est pourquoi il ressemble trop souvent à un rutilant et dépensier cabinet de préciosités vernissées, avec effet catalogue qui voudrait claquer et pétarader aussi afin de dynamiser le gel culturel du musée. Le défilé des vedettes dans la fiction s'y double en effet du défile des personnalités réelles, le créateur du Living Theatre Julian Beck dans le rôle de l'éminence grise de Dutch Schultz, la muse d'Andy Warhol Joe Dallesandro dans celui de Lucky Luciano, la veuve de Bob Fosse Gwen Verdon dans le rôle de Tish Dwyer, sans omettre les apparitions fictionnelles de Duke Ellington, Dorothy Dandridge et Cab Calloway, également de Gloria Swanson, James Cagney et Charlie Chaplin.

Même si, sur le plan narratif, la ligne blanche est relativement mieux avantagée que la ligne noire (l'amour entre Dixie et Vera intéresse davantage le cinéaste que celui de l'afro-américain Sandman et la métisse Lila Rose) en mordant sur la ligne jaune de l'appropriation culturelle (la question du racisme pèse moins que le jazz comme musique emblématique de la fièvre des roaring twenties), noires et blanches y sont des croches qui se font plus souvent qu'à leur tour des croche-pattes. Les accords majeurs y sont tous de blancheur, et les noirs d'être cantonnés encore au statut de mineur(3).

Spectacle partout, le fratricide aussi

Le spectacle est partout, dans cette propension ou voracité quasi-fellinienne (Serge Daney avait déjà fait remarquer qu'elle était à l'œuvre dans Apocalypse Now)(4) à inclure toutes les scènes comme des reflets à tour de rôles virtuels et actuels. Toutes les scènes forment ainsi les facettes d'une boule miroitante autour du pivot d'une scène princeps qui n'est autre que le film lui-même dès lors qu'il se considère lui-même comme un cristal tournoyant comme une centrifugeuse. Sauf que la réflexivité y instruit moins un regard critique qu'il sert d'intensificateur à l'extension du champ spectaculaire.

Significativement, la grande scène (de ménage homo-érotique) entre Owney (Bob Hoskins) et son acolyte Frenchie (Fred Gwynne, l'avatar de Frankenstein dans la sitcom parodique The Munsters entre 1964 et 1966), qui montre le second briser de colère la montre du premier pour la remplacer ensuite après une histoire de kidnapping et de rançon plus ou ou moins bien négociée, se présente avec son filmage en plan-séquence comme un numéro de duettistes comiques sur les tréteaux d'un music-hall ou d'un cabaret. Il n'est pas moins vrai qu'Owney aura profité de la chair des danseuses et strip-teaseuses que son club lui envoyait alors qu'il était incarcéré dans la prison de Sing Sing.

Cotton Club est un éléphant blanc aux balancements boiteux(5), élégant et brillant formellement (le brillant bénéficie en outre de la musique de John Barry), faible concernant le racisme quand on fait la comparaison avec Ragtime, tendancieux sur la question de l'appropriation culturelle puisque les blancs conservent sur le plan du récit l'avantage face aux noirs, concluant artificiellement sur une mise en abyme redondante afin d'avérer le règne hégémonique et a-critique du spectacle. Même si le film de Francis Ford Coppola possède dans la poche quelques idées qui s'inscrivent dans le sillon de ses obsessions personnelles. Déjà avec Julian Beck en cocher cendreux du parrain Dutch Schultz, variante mafieuse du vampire (et James Remar ressemble en effet à Klaus Kinski dans le remake de Nosferatu par Werner Herzog en 1979). Et puis toute cette nourriture, toute cette chair dont l'étalage carnassier porte toujours la menace de la boucherie la plus crue et du sang abondamment versé.

On évoquera encore les fratries maladives (la rivalité professionnelle des frères Williams, Vincent le cadet de Dixie joué par le jeune Nicolas Cage, victime de sa juvénilité qui l'a poussé à croire qu'il pouvait succéder au parrain de la Yiddish Connection), ainsi que les concurrences mimétiques (Lucky Luciano efface Dutch Schultz) qui rappelleront la mort de Sonny Corleone dans le premier Parrain et le meurtre de Fredo commandité par son frère Michael dans le deuxième épisode de la saga. Le frère qui menace son frère est une histoire aussi vieille que le récit vétérotestamentaire d'Abel et Caïn et c'est une tragédie familiale qui appartient aux Coppola (le nom résonne d'ailleurs ici avec une consonance mafieuse), notamment dans la rivalité des musiciens et compositeurs Carmine et Anton (le thème avec toute sa dimension autobiographique domine Tetro en 2009).

L'endettement aura été ainsi le destin du cinéaste qui se sait obligé et doit répondre à toute une série d'obligations, contractuelles et commerciales comme familiales et archaïques. C'est à leur jointure que se jouerait toute économie dont le spectacle a la mafia pour fond obscène, ce en quoi le cinéma de Francis Ford Coppola rejoint celui de son pair parmi les « movie brats »(6), Martin Scorsese.

Cotton Club est surtout ce film qui, avec d'autres, donnerait à nouveau raison à Jacques Rivette quand il affirmait qu'un film était toujours, peu ou prou, un documentaire sur son tournage. L'artiste vampirisé par une autorité tutélaire mafieuse (Dixie et Dutch), le frère menacé dans son art par son autre frère (les frères Michael s'inspirent ici des frères Nicholas, rois des claquettes dans le classique Stormy Weather d'Andrew L. Stone en 1943 mais ces derniers n'ont semble-t-il jamais cédé à la passion rivalitaire), l'original menacé par son double mimétique qui est son simulacre spectaculaire (Dixie inspiré par l'acteur George Raft devient la star du fictif The Mob Boss) : voilà des configurations dont l'entrelacs réticule une toile incluant à la fin aussi bien Francis Ford Coppola que son double, Robert Evans, l'un étant pour l'autre le génie ambivalent et démonique, le complément mimétique se révélant un double encombrant, le frère qui est un faux ami – un traître.

Cotton Club est un ventre à deux poches et, au lieu d'établir une forme de cordialité comme les pré-estomacs des ruminants, l'une a voulu envahir et assimiler l'autre jusqu'à la plus complète digestion.

Danse de la jeunesse, danse de la vieillesse
(noces de coton, noces d'albâtre)

Cotton Club danse avec virtuosité mais ses danses sont boiteuses, et elles le sont même doublement. D'une part, parce que la critique de l'appropriation culturelle se voit aussi vite annulée par sa réapparition scénaristique, le noir relativement minoré par la dominante dans la fiction du blanc. De l'autre, parce que le génie de Robert Evans, ravagé par le démon de la cocaïne, et celui du démiurge contrarié Francis Ford Coppola se sont faits mutuellement des croche-pieds en rivalisant d'autorité.

Quand Sandman Williams se réconcilie sur scène avec son frère, quand Owney et Frenchie s'engueulent pour aussi vite se rabibocher, quand Dixie dit adieu à Vincent, ce sont là les images quasi-utopiques d'une réconciliation dyadique qui en réalité n'est jamais arrivée. Pourtant, Francis Ford Coppola avait alors encore envie de s'alléger en dansant avec ses amis, par exemple Michael Jackson et George Lucas à l'occasion du court-métrage de commande Captain Eo (1986). Mais le relief stéréoscopique 3D est un mirage électronique captif de l'industrie des parcs d'attraction Disney, ces Cotton Clubs postmodernes où le vieux gangstérisme à la Dutch Schultz accède à une nouvelle forme de puérilité. On ne s'étonnera donc pas qu'elle recoupe l'addiction de sa vedette et grand danseur à une jeunesse mythique, celle de Peter Pan. Jusqu'à précipiter une vieillesse précoce et mortifère, avant que la progéria ne devienne en elle-même tout un sujet avec Jack (1996).

La jeunesse dopée à la drogue de l'infantilisme est un gâtisme ignoré. L'adolescence prolongée par adjuvants de synthèse, une sénescence avancée. Blanc sur blanc : les noces de coton sont d'albâtre.

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