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Nicolas Cage dans Anticipation
Interview

Écriture et Appauvrissement : Le projet Rayon Vert, le cinéma belge et les vlogs

Rédaction
Pris au jeu de l’interview, le noyau dur du Rayon Vert s'attable au bar digital pour discuter des films belges, de l'écriture sur le cinéma, des vlogs et de l’appauvrissement entraîné par la communication 2.0.
Rédaction

Le Rayon Vert au bar digital

Occasion nous fut donnée cet été de répondre aux questions de Chloe Saeys, une étudiante en communication, dans le cadre d'un projet de mémoire. Pris au jeu de l'interview, nous avons fait circuler les questions au sein du noyau dur de l'équipe. Le propos a rapidement enflé jusqu'à devenir un pot-pourri de sobriété factuelle, d'emportements, d'excès, de romantisme, de matérialisme, et de jugements de goûts. Somme toute, une multitude de bizarreries très humaines que le travail patient de l'écriture tend d'ordinaire à gommer des publications du Rayon Vert. Avec tout le panache et le ridicule, l'audace et l'impertinence, d'une bande d'amis par intermittence qui se retrouvent au bar digital, nous vous livrons donc les élucubrations des partenaires d'un projet qui fêtera ses trois ans au mois de janvier 2019. En espérant, cher lecteur, que tu n'en retiendras que les moments de vérité.

  1. Le projet : revue de cinéma en ligne et aventures cinématographiques
  2. Le lectorat : du grand public qui manque et de la niche qui enfle
  3. Les rédacteurs : papiers d'identité de quelques membres
  4. Le cinéma belge : "no comment" ?
  5. Le vlog (les youtubeurs cinéma) et la communication 2.0 : critique d'un appauvrissement de la langue

Pourquoi avoir opté pour le format revue de cinéma en ligne ? Comment et de qui est venue l'idée ?

Sébastien Barbion et Guillaume Richard : Nous avions depuis longtemps l'idée d'écrire sur le cinéma. Nous nous sommes rencontrés il y a plus de 10 ans lors de notre baccalauréat en philosophie à Namur. Nos discussions étaient déjà animées et se sont prolongées des années durant avant que nous en arrivions à nous poser la question d'un projet d’écriture. Nous avions de surcroît des amis susceptibles de rejoindre le projet dès son lancement, comme Thibaut Grégoire. Nous avions au départ pensé à un numéro papier autour de grandes thématiques ou de réalisateurs. Mais très vite, des limites logistiques et budgétaires se sont présentées et nous avons opté pour un site web qui présente certains avantages évidents (coûts, diffusion). Nous n’abandonnons toutefois pas la perspective d’une publication papier qui reprendrait nos textes sous la forme de numéros thématiques. Ceux-ci présenteraient à notre lectorat un corpus cohérent, traversé par certaines questions animant notre travail depuis près de trois ans, qu’une lecture aléatoire du format digital du Rayon Vert ne permet pas nécessairement de voir.

Sébastien Barbion : Si ce n’est la nécessité d’utiliser les mots pour tenter d’accompagner ce que le cinéma nous invite à voir et sentir et penser (du percept et de l'affect et du concept; articulez tout cela comme vous voulez, mais articulez !), nous avons créé Le Rayon Vert car nous pensons qu'il n'existe pas, ou peu, de sites web belges francophones se situant au carrefour de la critique, de l'expérimentation et de la recherche. En ce sens, nous pensons occuper une "niche" laissée vacante chez nous, ou du moins en Belgique francophone (en Belgique néerlandophone, certaines revues telles que Sabzian offrent des articles qui nous semblent correspondre au type de travail que nous menons avec le cinéma. Que tous ceux que nous oublions dans notre grande ignorance, au nord comme au sud du pays, se manifestent à nous !). Si compagnonnage il devait y avoir, nous pourrions nous rêver aux côtés de revues web et papiers telles que L'art du cinéma, Débordements, Mondes du cinéma, Trafic, feu les Spectres du cinéma et, tant que nous dressons des listes, nos homologues suisses de Film Exposure ou encore Des nouvelles du front... Ces différents projets ont en commun de parler le cinéma autrement qu’avec les mots bornés – au sens du cloisonnement – de ce que seraient les tendances pures du journaliste, du critique ou de l’historien du cinéma. Tendances pures qui se définiraient à tour de rôle par un voir, un sentir ou un penser majeur qui abolit la possibilité même de relater une aventure cinématographique : quand le percept devient écriture de ce qu'il y a de plus factuel dans le visible, quand l'affect devient écriture de sentiments et de (dé)goûts à adjectiver, quand le concept devient écriture thétique se servant d'images à la recherche d'un concret définitivement perdu. Quand Le Rayon Vert luit, nous dirions "se fait le récit de ce qui, aussi bien, se perçoit autant qu'il se sent et qu'il se pense", et cela n'arrive probablement pas tous les jours dans cette revue, nous croyons avoir réussi à raconter une aventure cinématographique(1). Après, on pourra bien dire qu'il faut en savoir assez et trop peu à la fois que pour croire avoir réussi à accompagner le voir, le sentir et le penser d'une aventure cinématographique : cela appartient au lecteur. Toujours est-il qu'une revue en ligne permet de diffuser rapidement le récit de ces tentatives.

Guillaume Richard : Pourquoi avons-nous créé un nouveau site plutôt que d'essayer d'écrire pour ces projets que nous aimons ? Je crois, ou du moins je l'espère, que nous essayons de développer une écriture sur le cinéma propre au Rayon Vert. Le récit d'aventures cinématographiques est en effet ce que nous cherchons à publier en premier lieu et ce n'est pas le genre de textes que l'on trouve forcément ailleurs. Celui qui écrit sur le cinéma cherche bien souvent à conserver une certaine "objectivité", ou plutôt une certaine forme de distance avec ce qu'il écrit. Nous encourageons le contraire : il faut toujours écrire de quelque part, au départ de ce qui nous a affecté, là où des idées sont venues nous visiter (pour reprendre schématiquement la formule d'Alain Badiou). C'est ce quelque part qui importe, cette fidélité de l'expérience spectatorielle qu'il faut sauver et explorer. Il ne faudrait cependant pas confondre ce choix d'écriture avec de l'impressionnisme ou du sentimentalisme, deux postures courantes de la critique sur lesquelles il y aurait beaucoup à redire. Écrire de quelque part, lorsque le passage d'un rayon vert est perçu par son spectateur, ne consiste pas à déballer une série d'impressions mièvres maquillées sous des formules creuses qui se font passer pour de la pensée. Il y a un fossé entre une écriture qui travaille au départ des affects et ce qu'on pourrait regrouper sous le nom de "subjectivisme impressionniste". Bref, écrire en tant que corps pensant plutôt qu'en expert ou en impressionniste. Sans ce lien affectif, l'écriture sur le cinéma n'a pour moi aucun sens, d'où le fait que je ne cherche pas spécialement à devenir critique de cinéma ni à jouer l'arriviste, même si j'y réfléchirais quand même à deux fois si un poste m'était proposé ! En bon rancièrien, je suis totalement opposé à cette conception du critique de cinéma comme œil savant apte à éduquer la masse, posture que de nombreux critiques revendiquent encore aujourd'hui. Bien au contraire, la première chose que j'essaye de faire est de me mettre à genoux devant les films, de m'abaisser devant eux. Combien de films n'ai-je pas manqué ou snobé par paresse, habitus et erreur d'appréciation ? Il y aura toujours quelqu'un pour expérimenter quelque chose dans un film. Grâce à internet, nous pouvons aller à la rencontre de textes qui nous font voir des choses que nous n'avions pas vues. Sur ce point, écrire au départ de ses affects correspond aussi à une forme d’honnêteté. Quand je sens que je suis passé à côté d'un film, je préfère ne rien écrire et me nourrir de ceux qui ont expérimenté quelque chose. Alors qu'un critique de cinéma doit donner son avis sur tout ce qu'il voit. Ce sont deux postures différentes.

En encourageant une écriture au plus près de l'expérience du spectateur, nous cherchons ainsi à élargir un maximum le champ des possibles et à favoriser l'originalité de nos publications. Nous aimons écrire sur la réception spectatorielle, les acteurs, les installations et toute chose qui gravite autour du cinéma. Nous sommes intéressés par la manière dont il se dissémine dans nos vies, l'influence et occupe l'espace. Je me permets de citer trois textes sauvés de ma main en guise d'exemple : Emma Watson, l'installation Fever Room d'Apichatpong Weerasethakul et le petit plaidoyer autour du public du BIFFF de Bruxelles. Il existe tant de choses dont il faudrait encore parler ! J'espère que nous pourrons développer plus intensément encore ces différentes pistes dans le futur. Pour aller dans le sens de Deleuze, nous sommes favorables au délire, sous une connotation positive bien sûr : un texte doit venir de loin et peut s'aventurer tout aussi loin. C'est là que quelque chose se produit et devient vivant. Parler d'un film est déjà difficile en soi. Certains le font à merveille et après chaque lecture d'un bon texte, les choses s'éclairent et se mettent en place dans ma tête. Mais malgré cela, ce qui m'intéresse le plus aujourd'hui, c'est d'aller le plus loin possible dans l'exploration de mon expérimentation des films, de forcer les délires, d'explorer les parts d'ombre et les inconnues. Écrire sur des rencontres improbables. Le Rayon Vert, pour moi, est un lieu où cette écriture est possible. Nous avons encore du pain sur la planche et nous devons trouver des plumes qui soient sensibles à cette porosité, cette transversalité du cinéma.

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Quel est votre public ?

Sébastien Barbion et Guillaume Richard : Quand bien même nous espérons toucher le lectorat le plus large possible, loin de tout sectarisme ou d’élitisme, il est parfois reproché au Rayon Vert de ne pas s'adresser au "grand public". Si nous ne savons pas trop ce que peut bien signifier cette étiquette de "grand public", outre une importante collection statistique d'individus qui se retrouveraient devant des films similaires, nous avons pu rencontrer de nombreux hommes et femmes qui semblent vouloir s'y reconnaître. Ceux-ci nous ont laissé entendre entendre que, précisément, Le Rayon Vert n'était pas grand public. Cette rencontre manquée témoigne d'un certain loupé dans notre écriture.

Nous avons également compris que le "grand public" que nous rencontrions tête par tête, individuellement, avait besoin de lire avant de voir le film afin de choisir quelle expérience sera la plus drôle, ou la plus émouvante, ou la plus triste. Ceux-là cherchent des prescripteurs d’expériences, des médecins qui leur livreraient la panacée adaptée à l’humeur du moment, ou le remède qui pourra la chasser. Au contraire, le lecteur du Rayon Vert serait plutôt proche de l'expérimentateur enivré, désarçonné, bousculé, parfois malmené, qui essaye de comprendre ce qui a bien pu lui arriver lorsqu’il portait le manteau du rire, de la tristesse ou de l’émotion. À essayer de trouver un terme mieux partagé que "récit d'aventures cinématographiques", nous pourrions appeler cette entreprise “analyse de film”, si l’on veut bien ne pas l’entendre exclusivement au sens étroit de l’application aussi vaine qu’inintéressante de grilles de lectures a priori qui permettraient de “décoder” un plan de cinéma.

En somme, le spectateur parcourt notre revue après avoir vu un film pour y confronter son expérience et prolonger ses propres réflexions. Le cinéphile avide d’interprétation, l’étudiant et le chercheur documentant leur propre travail, autant que – nous l’espérons – tout homme qui croit que le cinéma est un vecteur d’expérience à partager, expliquer, transmettre, utiliser, trouvera matière à travailler sur Le Rayon Vert. Ces expérimentateurs et aventuriers, nous le découvrons à mesure que notre audience s’accroît, sont nombreux : la niche enfle !

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Le Rayon Vert est-il votre activité principale ? Pouvez-vous me décrire votre parcours en quelques mots ?

Guillaume Richard : Le Rayon Vert est une seconde activité, certes bénévole, mais que je considère comme un travail à part entière autant qu'une passion qui répond à un "besoin vital" d'écrire et de partager mes expérimentations cinématographiques. J'ai sinon travaillé pendant 8 ans chez UniversCiné Belgique dans le secteur de la VOD (où j'ai eu la joie d'y rencontrer Thibaut), après avoir étudié la philosophie à Namur pendant 3 ans avant de suivre le master en analyse et écriture de scénario à l'ULB. J'ai également en tête depuis un moment le projet d'un livre mais on verra bien si je serai capable ou non de l'écrire et si le postulat sera suffisamment solide ! Cela reste un rêve d'être publié. Un rêve vaniteux sans doute, mais au vu de la faible qualité des ouvrages de cinéma qui sortent en ce moment, je me dis que si je parviens à mettre sur papier ce que j'ai en tête, j'ai peut-être une chance d'être publié (vanité, bis !).

Sébastien Barbion : Entre la création et la maintenance du site web, le travail de promotion du projet et d’édition numérique, ou, la chose arrive, le travail d’écriture, Le Rayon Vert est une activité qui, comme toute activité bénévole, réclame beaucoup de soin, de temps et d’énergie. Surtout, comme c’est le cas pour nombre d’entre nous, il s’agit d’une activité qu’une convention tacite nous contraint à tenir pour “secondaire” – comme s’il ne s’agissait que d’un amusement, un passe-temps auquel nous nous adonnerions pour occuper le temps libre. Les nécessités de la survie matérielle nous la font tenir pour une activité dérisoire et totalement superflue, tandis que notre cœur d’homme la tient pour essentielle – du moins, aussi essentielle que la vaine nécessité d'un monde qui se regarde à travers le nombril d'un homme. Pour le reste, mon parcours est fait d’autodidactisme, de hasards plus ou moins (mal)heureux, d’emportements et de grands renoncements, de quelques grands oui pour beaucoup de petits non, d’hésitations nombreuses qui ont fini par me conduire à la philosophie avant de travailler ailleurs, là où la philosophie n'a que peu de place (autant dire n'importe où, puisqu'elle n'a par définition place nulle part).

Thibaut Grégoire : Après un Master en Arts du spectacle obtenu à l’Ulg, et après avoir travaillé (un peu moins de) trois ans chez Universciné Belgique, je me suis orienté vers la rédaction et la critique. Je contribue depuis près de quatre ans au Suricate Magazine, pour lequel je fais principalement de la critique cinéma ancrée dans l’actualité des sorties, et depuis plus de deux ans au Rayon Vert. Bien que ces deux activités ne puissent pas officiellement être qualifiées de « principales », elles n’en sont pas moins très importantes.

Jérémy Quicke : Je suis romaniste de formation et mon activité « principale » est actuellement l’enseignement. Le cinéma est une passion, et je prends du plaisir à écrire autour des films depuis longtemps. Internet m’a permis de partager ces modestes tentatives de traduire en mots l’expérience cinéma. J’ai écrit sur différents sites généralistes, forums et blogs, avant de trouver avec Le Rayon Vert une opportunité de proposer quelques textes plus élaborés, et de goûter occasionnellement des morceaux de vie du journaliste cinéma « professionnel » : vision presse, festival, interview,...

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Quel regard portez-vous sur l'état du cinéma belge en 2018?

Guillaume Richard : Mon avis, sur ce point, est strictement personnel et n'engage nullement Le Rayon Vert dans son ensemble puisque, répétons-le, nous refusons de juger les films, de dresser des bilans et d'établir des hiérarchies fondées sur le goût. Le cinéma belge depuis vingt ans et le "tournant Rosetta" me paraît globalement faible, qu'il soit francophone ou néerlandophone. Très peu de films ont attiré mon attention. Je ne partage absolument pas un sentiment de fierté nationale ni l'envie de "défendre" ces films simplement parce qu'ils sont belges. Pour moi, ce sont de mauvais films où je n'expérimente rien, où je ne trouve rien à sauver. Beaucoup d'entre eux se ressemblent. Ils donnent souvent l'impression d'être des courts métrages étirés en longs. Il me semble que le cinéma belge, malgré sa diversité, traverse paradoxalement une période d'académisme forte. Je vois au moins deux sources possibles à cet académisme : un mode de production (et de distribution) sclérosé et l'influence déterminante des écoles de cinéma dans la formation des artistes et des techniciens (pour avoir visionné de nombreux courts métrages belges, il est permis de s’interroger sur ce point tout en sachant qu'il est épineux). Il est sidérant de voir à quel point beaucoup de films belges donnent l'impression de remplir un cahier de charge prédéfini reposant principalement sur une écriture psychologique et une mise en scène veillant à renforcer la "subtilité" de cette écriture.

J'y vois là le véritable héritage des frères Dardenne, un héritage pesant, loin du cliché habituel du cinéma social qui leur colle à la peau. Les Dardenne ont inventé, selon moi, une nouvelle forme de "réalisme psychologique" construit sur la subtilité de la mise en scène des rapports humains. Chaque mot, chaque silence et chaque geste sont calculés avec une grande minutie. Leur écriture est très précise, peut-être trop : leurs films, avec le temps, se sont transformés en démonstrations de subtilité psychologique. Voilà mon constat actuel qui appelle bien sûr à être contredit. Et donc depuis le début des années 2000, j'ai l'impression qu'un grand nombre de films ne dépasse pas le cadre du récit psychologique fonctionnant avec une large gamme de gimmicks qu'il faudrait un jour étudier. Citons par exemple l'accent porté sur la respiration (pour signifier que le personnage est étouffé socialement ou psychologiquement) ou le recours de plus en plus fréquent à une scène de danse ou de chanson sur une musique intradiégétique (2). Tout cela devient vraiment comique et académique. Regardez ce qu'a fait Lee Chang-Dong avec Burning. Il s'agit là aussi d'un film psychologique, mais il va tellement plus loin en intégrant plusieurs niveaux de sens et en se tournant vers des questionnements métaphysiques. Je n'ai pas le souvenir d'un film belge récent m'ayant emmené au-delà de sa petite tranche de vie sans intérêt. Idem pour les cinéastes qui optent pour ce qu'on a appelé le "réalisme magique" : je n'y ai trouvé qu'un formalisme creux.

Les politiques cultuelles de promotion du cinéma belge francophone veulent nous convaincre qu'il faut aimer et défendre ce cinéma. Or, on voit bien ce que cela donne : on ne compte plus les échecs cuisants rencontrés par les "petits" et "gros" films belges, malgré quelques exceptions. Est-ce la faute au public ? Oui, si on en croit le discours dominant. Cette idée me révulse : pourquoi le public belge serait responsable du fait que les films belges ne sont vus par personne ? N'est-ce pas plutôt les films qui sont mauvais ? On n’est pas forcément un mauvais spectateur si on a détesté tel film belge pour lui préférer un blockbuster US où quelque chose a pu être expérimenté. N'est-ce pas la faute aux institutions et au petit monde du cinéma belge qui ne se remettent pas en question ? Ces différents points sensibles sont trop rarement évoqués publiquement. À la place, on préfère nous faire avaler des couleuvres : la merveilleuse histoire de nos magnifiques petits films belges. Cette remise en question est pour moi fondamentale et j'imagine bien qu'elle est en train de se produire dans les hautes instances. Quand verrons-nous ses effets ? Difficile à dire. La structure est lourde et le système d'aide à la production savamment orchestré depuis des lustres. Va-t-on, du jour au lendemain, annoncer à un tel ou un tel qu'il ne fera pas son troisième, quatrième ou cinquième film ? Cela semble tout à fait improbable. Certes, Mon Ket a dépassé les 100.000 entrées et Noces en a réalisé plus de 30.000 (ce qui est un bon résultat pour un film comme celui-là). Est-ce le signe d'un premier changement ? Si oui, à mes yeux, il s'opère alors par un nivellement vers le bas et un retour regrettable à une forme de populisme. Il va sans dire que j'ai détesté ces deux films même si ce "retour aux sources" plutôt osé de François Damiens, à rebours de l'image de l'homme sensible qu'il se construit en parallèle, mérite un certain respect.

Jérémy Quicke : Je regarde assez peu de films belges et ne prétends absolument pas avoir un regard sur l’état de notre cinéma. Il me semble que sa dénomination même pose problème : « cinéma belge » ? Faut-il y distinguer le cinéma francophone et flamand, comme cela me parait être le cas au niveau institutionnel (cérémonies des Magritte et Ensor distinctes, productions et diffusions différentes selon les régions) ? Faut-il y inclure les coproductions belgo-françaises ?

Thibaut Grégoire : Si je souscris en tout point à l’avis global exprimé par Guillaume, je pourrais y ajouter quelques notes détaillées. Plus que la pauvreté esthétique et thématique d’un cinéma qui fonctionne en circuit fermé et ne se remet jamais en question, c’est la manière dont il est promotionné, dont il se donne lui-même de l’importance, qui est insupportable. L’apogée de cette autocélébration absurde fut atteinte avec la création presque simultanée des Magritte du cinéma et de l’inénarrable outil de propagande qu’est Cinévox, qui matraque depuis plus de six ans ses spots populistes et abrutissants dans toutes les salles de cinéma du pays. Ces capsules vidéo sont un objet d’étude en soi puisqu’elles établissent une sorte de réalité parallèle dans laquelle des acteurs comme Erika Sainte, Yoann Blanc ou encore Charlie Dupont sont des superstars et dans laquelle les spectateurs attendent avec impatience des nouvelles de prochains chefs d’œuvre nationaux à se mettre sous la dent. Même si je doute que le spectateur lambda sache identifier ce qu’est Cinévox et quelle est son utilité, il est indéniable que cette petite institution a réussi l’exploit d’être plus vu que n’importe film dont il fait la publicité.

Il n’est pas question ici de qualifier le cinéma belge dans sa totalité de « nul » ou de « sans intérêt ». Le cinéma des frères Dardenne n’est évidemment pas à rejeter en bloc, l’univers d’Abel et Gordon est bel et bien singulier, et il existe quelques auteurs qui développent un cinéma personnel, à des échelles très différentes, mais qui existent indépendamment d’une « appellation d’origine contrôlée » qui serait « le cinéma belge » (Fabrice du Welz, Hélène Cattet et Bruno Forzani, Rachel Lang,...). Mais force est tout de même de constater que l’extrême majorité de ce qui est produit ne parvient pas à se défaire de carcans encombrants : soit celui d’un classicisme institutionnel qui prend des sujets à bras le corps pour y greffer une esthétique neutre et un point de vue des plus conventionnels (Keeper, Bitter Flowers, Melody), soit celui d’un « auteurisme » fantasmé qui ne fait que reprendre des codes et des thématiques (le couple, la famille... la vie, quoi !) d’un cinéma hexagonal pourtant tant décrié de par chez nous (Drôle de père, Even Lovers Get the Blues, Un homme à la mer), soit encore celui d’un surréalisme « bien de chez nous » qui brandit son décalage en fer de lance (J’ai tué ma mère, Le Tout Nouveau Testament, Parasol). Et je ne parle même pas des pseudo-films coup-de-poing à haute teneur socio-politique qui se croient pétris d’humanisme mais ne font que véhiculer les clichés les plus dangereux sur les milieux et les minorités qu’ils décrivent (Noces, Zagros, Black).

Guillaume Richard : Je partage ton avis et les nuances que tu apportes. N'oublions pas non plus Chantal Akerman, mais pour son côté hors système (bien qu'elle en ait évidemment bénéficié) et la particularité de son œuvre, je la tiens à part. Car en effet, le cinéma belge est un business au fonctionnement bien huilé. Si beaucoup de films me laissent pantois, c'est la création de cette réalité parallèle que je trouve à la fois hilarante et pathétique. Le dernier spot de Cinévox s'intéressait justement à la façon dont Charlie Dupont avait conçu la voix d'un personnage animé pour une affreuse publicité du principal sponsor de la capsule. C'est dingue ! Est-ce à ça que doit servir Cinévox ? Bien sûr, on imagine que ce n'est pas leur choix pour des raisons évidentes. A côté, il y a encore Cinergie, qui fait du bon travail et où on peut lire de bonnes choses. Mais fondamentalement, pour moi, le problème reste le même : pourquoi créer cette réalité parallèle où il faut à tout prix défendre et promouvoir de mauvais films et célébrer des acteurs et réalisateurs de piètre qualité ? Cela peut encore durer 20 ans. Par ailleurs, on évoque souvent le succès que rencontrent nos films à l'étranger. Rafles de prix, sélections dans les festivals, succès au box-office dans tel pays... C'est très bien, mais si on s'intéresse un tant soit peu à la presse et aux communautés cinéphiles sur Facebook ou Twitter, qu'on passe à la loupe les différentes sélections de ces vingt dernières années dans les grands festivals, il faut avouer que les films belges ne déchaînent pas les passions. La cinéphilie de tradition française (qui est aussi celle qui prédomine encore au Rayon Vert) s'y intéresse par exemple très peu.

Jérémy Quicke : Je parlerais plutôt de mes quelques expériences de cinéma belge. Globalement, il ne s’agit pas du cinéma qui me parle le plus, étant un peu trop cantonné, pour caricaturer, dans un certain réalisme social. Je suis plus réceptif aux films qui dépassent le réel et en font autre chose. Dans cette perspective, j’apprécie par exemple quelques films de Jaco Van Dormael, Felix Van Groeningen, Michael R Roskam ou encore Bouli Lanners.

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Que pensez-vous de l'idée de créer un vlog (blog vidéo) sur le cinéma belge destiné à un public défini (18-25 ans) ?

Anton Garreau : Je ne me réjouis guère de la cannibalisation de la culture par l’alliance du marketing, de la technologie et du jeu. Sous le diktat de quelques vagues principes de marketing dupliqués à longueur de blogs et PowerPoint, les mots ne sont plus que le simple habillage d’images promotionnelles. Particulièrement sur le net, où les mots – dans les limites d’un usage raisonnable, “pour le SEO”, annone-t-on – deviennent des ennemis : les longues phrases, les longs textes, comme chacun sait, “c’est chiant”, “personne ne les lit”, “c’est pas fait pour internet”... D’où, au départ, mon rêve d'écrire pour un site web qui raconterait des images sans en montrer aucune, des mots sans aucun enfumage visuel qui viendrait anesthésier l’internaute avec une "belle bleue" ou une "belle rouge" : le rêve de longues pages faites de traits noirs sur un fond blanc.

Tout à l'inverse, suivant la tendance générale, nous découvrons que les revues papiers deviennent, elles aussi, les produits de ces formes contemporaines du marketing éditorial : entre les publicités, le packaging visuel purement décoratif, on cherche quelques mots à lire. Si au moins il ne s’agissait pas que d’emballage visuel, mais d’une manière de construire un propos autrement que par les mots. Mais il n’en est rien : il s’agit d’habillage, et seulement d’habillage. Tout cela sonne certainement réactionnaire, mais je continue à attendre d’un article qu’il me donne quelque chose à lire, aussi fou cela puisse paraître aujourd’hui.

Ce qui me permet d’en venir aux “vlogs”, qui participent souvent de cette économie que l’on pourrait qualifier d’anti-littéraire. Ils sont trop souvent solidaires de cet appauvrissement de l’écriture, qui se traduit ici par un évidement de la parole, au profit d’effets qui tiennent au mieux du parc d’attraction : du jump-cut pour maintenir notre attention sur un néant de propos, quand celle-là n’est plus mue par les affects ou les concepts mais par des sensations et des effets de surprise permettant incessamment de différer le moment où l’on comprend enfin combien l’on s’ennuie. Plus que tout, là où l’on semble exiger de toute chose de ce monde qu’elle soit “ludique”, “cool”, “fun”, “amusante”, j’ai envie de rappeler que le cinéma, comme la philosophie, comme l’écriture, comme la lecture, n’a souvent rien de “ludique”, “cool”, “fun” ou “amusant”. J’aurais donc tendance à vouloir attrister, là où l’euphorie semble de mise...

Guillaume Richard : Cette euphorie (car c'est en effet bien de cela qu'il s'agit), ou cette mode du moment, permet aujourd'hui de mesurer l'influence des réseaux sociaux dans nos vies. Plus précisément, je dirais qu'ils ont considérablement appauvri l'idée qu'on peut se faire d'une transmission. Pour parler des œuvres, et en particulier à la télévision et sur les vlogs, on en vient à s'exprimer en gif, en smiley ou en like. Tellement Ciné, l'émission de Cathy Immelen sur la RTBF, fonctionne déjà de cette manière et c'est effrayant. Idem pour d'autres émissions de la chaîne publique, comme le 20h02. La RTBF semble ainsi trouver dans cet appauvrissement une voie pour moderniser leurs programmes et rajeunir leur public. À cette allure, dans quelques années, ce seront peut-être des émojis qui présenteront leurs émissions culturelles ! BX1, la chaîne d'info régionale de Bruxelles, utilise d'ailleurs déjà d'horribles personnages animés, au croisement des Sims et des Playmobil, pour leur météo. La transmission par l'image semble donc aujourd'hui condamnée à utiliser cette langue des réseaux sociaux tout en brassant du néant à travers elle. Est-il possible de penser quelque chose avec cette langue ? C'est un défi à relever mais qui semble intéresser au fond peu de monde, et certainement pas, à priori, les institutions culturelles et les principaux vlogs, puisque même des musées de grande qualité surfent sur cette triste tendance. On ne voit pas aujourd'hui comment la culture pourrait échapper à la cannibalisation actuelle des réseaux sociaux. Il faudra attendre que tout cela s'effondre et qu'on passe à autre chose, à une autre langue. Comme Anton, j'opterais pour l'exact opposé, mais imaginerait-on un critique de cinéma assis seul devant la caméra en train de développer son analyse pendant trente minutes ? Il faudrait alors en rester au podcast, dont le format me paraît plus adéquat et fonctionne parfaitement, car il peut être viable sans rien devoir à la langue des réseaux sociaux.

En ce qui concerne la création d'un vlog centré sur le cinéma belge à destination d'un public adolescent, je n'y vois aucun intérêt si c'est pour reproduire ce schéma. Tant au niveau de la forme donc, que du fond. On rejoint ce que nous disions plus haut avec Thibaut. Le paradoxe serait encore plus drôle puisque le langage ludique de ce type de vlog qu'on imagine hyper cool servirait à promouvoir des films qui ne le seront globalement pas. Et si son but serait, justement, de rendre ludique le cinéma belge à coup de gifs en vue d'attirer le public dans les salles, ce serait non seulement très drôle à regarder, mais aussi purement et simplement de l'escroquerie. Mais bon, nous vivons déjà dans une société peuplée d'escrocs, il n'y aurait là rien de nouveau ! Jusqu'à présent, il me semble que cette communication 2.0 n'a pas encore prouvée qu'elle était un bon moyen de toucher le public. Je pense surtout qu'elle s'éloigne du public principal des films belges (qui, selon moi, se situe justement dans les plus de 25 ans) qui ne peut qu'être irrité par cette déferlante de gifs ! De plus, il ne faut pas croire que tous les jeunes, et surtout les plus cinéphiles, sont assouvis au langage 2.0 des réseaux sociaux. Ce n'est pas la seule manière, ni la plus adéquate me semble-t-il, pour s'adresser à la tranche des 18/25 ans intéressés par l'art et le cinéma. En gros, et pour le dire simplement : il faut arrêter de les prendre pour des débiles. Ou du moins, il ne faut certainement pas s'adresser au jeune public cinéphile belge avec une communication pauvre qu'ils seraient certainement les premiers à critiquer.

Enfin, j'aimerais encore citer l'exemple de l'émission Jour de relâche, diffusée elle aussi sur la RTBF et consacrée essentiellement au théâtre belge et à des débats de société. Il s'agit d'un "mag" (un magazine, mais bon il faut mieux dire un "mag" pour que ça sonne plus cool). Jour de relâche : le mag donc. Si elle réussit clairement son pari qui est de faire découvrir la scène belge, on constate un phénomène d'appauvrissement similaire à celui que nous décrivons ci-dessus, mais d'un autre genre : les formules creuses et les beaux adjectifs remplacent les gifs et le montage frénétique. D'une pièce, nous pourrons par exemple entendre que "dense et cruelle, elle pose la question de la présence de la femme dans la société contemporaine". Le commentaire audio veut faire passer pour de la pensée ce qui relève d'un discours généraliste pompeux d'une grande pauvreté. C'est ce sur quoi d'ailleurs repose aujourd'hui la critique de cinéma avec ses grossiers mots prêts à être plaqués sur les affiches publicitaires. Créer un vlog à partir de ce choix en apparence moins vulgaire me paraît à nouveau inintéressant si les mots ne veulent rien dire et brassent du vide. Créer un vlog qui pourrait répondre à mes attentes me paraît donc être une entreprise très compliquée. L'écriture reste encore à ce jour pour moi le moyen par lequel je suis touché et qu'une pensée m'est transmise.

Jérémy Quicke : Je regarde beaucoup de vidéos consacrées à la critique ou l’analyse du cinéma. J’y trouve beaucoup d’inspirations, et un regard qui me parle tout autant, voire plus, que la critique presse traditionnelle. Le « vlog » n’est pas mon format de prédilection, je lui trouve souvent un manque de recul, d’analyse, une forme assez pauvre et trop de postures. Je préfère des formats plus originaux, qui analysent un film, une personnalité, une thématique, un aspect … et qui ne se situent pas forcément dans l’actualité. Pour donner des exemples, j’admire beaucoup les webzines Blow-Up et BiTS, Crossed et Chroma, Le Fossoyeur de Films, Le Ciné-club de Monsieur Bobine ou encore feu Every Frame A Painting. Les quelques « vlogs » qui m’intéressent sont dans cette perspective de dépasser la critique à chaud en y ajoutant de l’analyse (comme les « Après-séance » du Fossoyeur) ou en proposant un concept original au niveau formel (les « Review break » du Nexus 6 par exemple).

Alors, pourquoi pas une émission de ce genre consacrée au cinéma belge ? Ce sujet peu abordé pourrait être intéressant, mais il me semble cependant très limité. La force des émissions précitées tient aussi, pour la plupart, de leur vision large du cinéma, sans contrainte de date, genre ou nationalité. Réussir un projet avec cette limitation apparaît bien difficile, mais sans doute pas impossible. Bref, je pense que l’idée a du potentiel, mais je la reformulerais quelque peu en proposant de dépasser le « vlog » basique et la limitation à un public défini.

Thibaut Grégoire : Mon avis sur Cinévox donne une petite idée de ce que je pourrais penser d’un vlog destiné à prmouvoir le cinéma belge. Un tel projet n’aurait apparemment que des velléités publicitaires, prosélytes. Je ne suis a priori pas contre l’idée d’un vlog de cinéma orienté vers un jeune public, mais le simple fait de l’ancrer uniquement dans le cinéma belge donne déjà une image biaisée de la cinéphilie. Dans une telle configuration, c’est bien entendu les producteurs, les institutions, qui sont mises en avant. On essaie de vendre un produit à un public jeune, ça n’a rien avoir avec un quelconque amour du cinéma et ça ne pose en aucun cas les bases d’un rapport sein entre le spectateur et l’œuvre en tant que telle.

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