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Une séance de Power Ranger le film
BIFFF

« Power Rangers », le BIFFF et Le Spectateur Nomade

Guillaume Richard
Essai de sociologie du cinéma autour de l'idée d'un spectateur nomade qui ferait varier autant que possible les conditions de réception des films : les expériences alternatives de la salle de cinéma permettent de repenser notre posture de spectateur religieux et silencieux.
Guillaume Richard

Sociologie du cinéma : Pour un spectateur nomade

C'était une séance comme il doit s'en dérouler beaucoup. Pour le kitsch et l'aspect ouvertement fun de la proposition, nous avions décidé d'aller voir au cinéma le dernier Power Rangers (Dean Israelite, 2017). Une fois les portes de la salle franchies, c'est l'horreur : elle pullule d'ados bruyants et extravertis. Du pop-corn semble graviter dans l'air par endroits, comme si l'on avait lâché des Gremlins excités qui se jettent leur friandises entre les rangs. Nous parvenons à trouver une place dans les premières rangées, juste devant une bande de potes (masculins) âgés d'une petite vingtaine d'années. La salle ressemble à une foire. Le bruit nous tape déjà sur le système et nous hésitons à partir, car combien de séances passées ne furent pas gâchées par des individus irrespectueux ? Finalement, nous restons, et première stupéfaction : le générique est à peine lancé que la salle devient silencieuse. Puis, un des personnages du film se prend une gifle dans la figure. La salle, comme aspirée par un même mouvement, s'exclame d'un cri de surprise et de stupéfaction. Les clameurs et les applaudissements les plus forts retentirent lorsque fut scandé le fameux "Go Go Power Rangers !". Et ainsi de suite, à chaque nouveau rebondissement, et seulement quand le film le permet, les spectateurs réagissent, ou plutôt interagissent avec l'action. Ils se croient peut-être chez eux, dans un parc d'attraction ou dans un défouloir, mais c'est le film lui-même qui autorise la réaction des spectateurs. Car en dehors des moments propices à l'exclamation, la salle est restée imperturbablement silencieuse.

Nos craintes de petit spectateur bourgeois aux pratiques religieuses se sont donc vite dissipées. Elles ont laissé place à une adhésion totale au mouvement de la salle et aux règles fixées, comme si un pacte avait silencieusement uni les spectateurs, des plus bruyants aux plus traditionnels, du Gremlins au moine pieux. Si nous n'avions pas vu Power Rangers dans ces conditions, nous aurions certainement manqué un des aspects du film : son côté fun célébrant à la fois un culte et une manière de l'expérimenter. Power Rangers se donne ainsi à voir en salles et dans un contexte forain. L'idée n'est pas ici de réaffirmer de manière pédante l'origine populaire et foraine du cinéma. Car qu'est-ce on veut dire par là ? Les néo-pop de la critique de cinéma aiment revenir à cette origine (avec parfois une pointe de cynisme et de désillusion) sans jamais décrire concrètement une de ces expériences. Pire encore, ils sont les premiers à condamner un cinéma – les blockbusters US, mais pas uniquement – qui justement doit être vu dans un contexte forain. Ils pleurent la supposée dégradation du cinéma hollywoodien avec des critères esthétiques classiques alors que les enjeux de ce type de production (et la manière de les regarder) sont ailleurs. Si le cinéma a été et reste une foire, c'est toujours dans une relation avec des films précis qui sont pensés à cette fin, à l'instar de Power Rangers. On pourrait aussi citer, dans un autre registre – preuve que cela ne concerne pas uniquement le cinéma commercial – Lumière ! L'aventure commence de Thierry Frémaux. Combien de films doivent se voir en salles et au milieu d'un public pour être pleinement expérimentés ? Combien de films avons-nous manqué en les regardant en DVD ou en tombant dans une salle inadéquate, c'est-à-dire composée d'un public qui n'a pas pu ou su (le silence, les règles de politesse,...) répondre aux appels lancés par les films ?

Si certains films doivent se découvrir d'abord en salles, ce n'est pas seulement pour apprécier leurs qualités esthétiques sur un grand écran. Certes, il est préférable de voir pour ces raisons The Lost City of Z ou Carol au cinéma, car il est évident que le meilleur home cinéma ne pourra pas restituer leur puissance visuelle et la texture des images, la finesse des détails ou le travail minutieux effectué sur le son. Si certains films ne sont pas vus en salles, ils demeurent incomplets. Le spectateur sera passé à côté de quelque chose. Dans le cas de Power Rangers, qu'il peut regarder chez soi comme un énième blockbuster sans grand intérêt, il aura définitivement perdu un accès à la célébration d'un culte. Il est moins fun (et difficile ?) de délirer tout seul dans son salon qu'entouré d'inconnus dans une salle réglée sur le film. Quand celui-ci s'y prête, il faudrait pouvoir systématiquement briser le silence de la salle. Il faudrait pouvoir rendre à l’expérience de la salle son côté festif. Inutile de préciser que cette forme d'interaction diffère en tout point de la grossièreté des individus qui dérangent les autres spectateurs. Parler à outrance (surtout pour commenter ou expliquer le film), s’empiffrer bruyamment de chips et d'autres friandises aux sonorités agaçantes, tapoter sans arrêt sur l'écran lumineux de son téléphone, ou encore shooter dans le siège de son voisin de devant, sont autant de comportements qui ne répondent pas à une pratique joyeuse et festive qu'aménage un cinéma pensé pour une expérience collective de la salle. Nous tairons également la polémique stérile autour de Netflix : une masse de films peuvent très bien être vus en streaming chez le géant californien sans que cela ne change quoi que ce soit à l'expérience spectatorielle, qui restera complète ou incomplète selon les cas.

Aujourd'hui, notre pratique du cinéma est régie par une certaine forme de religiosité et de sérieux canonique. Ce qui est normal, puisqu'une grande majorité des films doivent se découvrir en silence. Ils ne favorisent pas le bruit ou l'élan d'euphorie collective. Nous allons donc au cinéma pour découvrir ces films dans les meilleures conditions possibles, à savoir silencieuses et pieuses. Nous désirons voir des films pour le message qu'ils auraient à nous transmettre, pour un intérêt esthétique, pour un acteur ou une actrice, un réalisateur, ou encore simplement pour se changer les idées. Mais avant tout, nous aimons que la séance se déroule bien. C'est à ce point ancré dans notre pratique que la moindre perturbation nous dérange. Beaucoup d'entre nous ont d'ailleurs renoncé depuis longtemps à la salle pour cette raison. Ce qui est évident à partir du moment où on la considère comme un sanctuaire dont il ne faut pas transgresser les règles. Et si, justement, nous réinventions les règles ? L'avenir de la salle de cinéma ne passerait-il pas une réinvention de ses codes et une écoute plus attentive des dispositifs, à chaque fois singuliers, proposés par les films ?

Le public du BIFFF

Le BIFFF, le Festival international du film fantastique de Bruxelles, est un lieu où des règles différentes sont en place depuis longtemps. Celui qui vient au BIFFF sait qu'il doit renoncer à découvrir un film de manière pieuse (bien que ce ne soit pas systématique, certaines séances restent silencieuses). Les spectateurs interagissent librement avec les films au gré de leur inspiration, bien souvent dans le but de faire rire la salle ou pour répéter des gimmicks connus des festivaliers. Si cette tendance frôle parfois la posture et se déploie trop souvent indépendamment des films, elle a au moins le mérite de restituer une manière d'expérimenter les films en accord avec ce que ceux-ci cherchent à être : des moments d'euphorie collective, loin de l'esprit de sérieux qui anime souvent les films traditionnels et qui conditionne le mode de réception du spectateur de cinéma. La programmation va évidemment dans ce sens en choisissant des films qui favorisent le délire collectif et l'adhésion des spectateurs à un mouvement commun. Le Festival a depuis peu investi l'immense Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Avec ses galeries sinueuses et ses dédales de couloirs à s'y perdre, le lieu se prête parfaitement à l'expérience de cinéma que propose le BIFFF. Le spectateur peut avoir l'impression de pénétrer dans une grotte, ou dans une sorte de foire, qui renvoie à une pratique perdue du cinéma. La configuration de la grande salle Henry Le Bœuf, conçue à l'origine pour accueillir des concerts, rappelle ce temps où le cinéma, qui n'était pas alors cloisonné au dispositif des salles que l'on connait aujourd'hui, occupait les grands théâtres. Le BIFFF n'invite pas son public à pénétrer dans un temple, mais dans un espace forain habilement déployé dans les couloirs du palais fourmillants de spectateurs. Les salles où sont projetés les films sont comme dissimulées dans l'organisation de l'espace de telle sorte qu'elles se confondent presque avec des "attractions".

L'esprit du BIFFF, ce serait peut-être d'abord cela. Non pas un défouloir parfois gratuit pour ses plus fidèles festivaliers, transformant parfois les séances en rites pour initiés déjà convertis, mais une autre pensée de l'expérience cinéma, une autre organisation de l'espace favorisant une pratique perdue qu'il faudrait pouvoir retrouver dans les circuits officiels. Le rapport au cinéma ne doit pas être blasé ou monotone. Il faudrait sans cesse renouveler et faire varier nos conditions de réception. Lors du dernier FIFF de Namur, nous avions passé une grande partie du temps dans la salle de presse qui se trouvait dans un bâtiment estudiantin, à l'écart du centre névralgique du festival. Jour après jour, nous y avons les films dans les mêmes conditions, avec les mêmes personnes et selon un rythme effréné ne laissant que trente minutes de pause entre chaque projection. Comment peut-on saisir quelque chose de l'expérience salle (lorsqu'un film s'y prête, ou pas), voire même d'un film tout court, dans ces conditions ? Lors de ce festival, nous n'avons vu qu'un seul et unique film en séance publique, Volubilis de Faouzi Bensaïdi. Le choc s'est instantanément produit : nous nous sommes éveillés, sortis de la torpeur et du sérieux plombant de notre cagibi estudiantin. Pouvoir être entouré de nouvelles personnes, au cœur du mouvement imposé par le festival, nous aura rappelé l'importance de voir les films de cette façon. Respirer ensemble, pour une seule et unique fois, avait déjà rendu la séance particulière. Et nul doute que notre affection pour le film provient aussi de là : de cette joie de l'avoir vu en salle, partie prenante d'une adhésion collective. Cette adhésion était certes silencieuse. Nul cri ou euphorie. Seulement un pacte d'un autre ordre qui a su faire remonter en nous l'impression stimulante que provoque la joie d'expérimenter – enfin ! – singulièrement la vision d'un film.

Le spectateur devrait définitivement être nomade.