« The Visit » de M. Night Shyamalan : Politique du found footage
The Visit a souvent été perçu comme une petite renaissance de M. Night Shyamalan qui s’était égaré dans des productions fumeuses à gros budget. Force est de constater que l’économie de moyens propre au found footage le stimule. Mais loin de se plier aux règles tacites de ce sous-genre horrifique, il les renouvelle avec brio. Cette fois, les esprits maléfiques sont renvoyés au fond du grenier et les corps restent. La caméra n’est pas abandonnée au sol par des disparus, elle s’accroche aux mains des vivants. Le temps d’un improbable séjour chez des grands-parents perdus, les postures et impostures des personnages s’évanouissent et des transformations s’opèrent.
« The Visit », un film de M. Night Shyamalan (2015)
Pour comprendre une œuvre, parfois est-il opportun de la prendre par son dernier bout : son épilogue. Celui de The Visit est à la fois amusant et un peu gênant. Il suscite chez le spectateur la réaction typique des familles quand les enfants sont en représentation. Face caméra, Tyler, treize ans, résume son séjour éprouvant chez ses prétendus grands-parents, réels tortionnaires, en commettant un rap a capella. Les punch-lines ne volent pas bien haut – on s’en doute – mais il faut reconnaître un flow déjà très assuré. À l’arrière-plan, Becca, la grande sœur du performeur, se brosse les cheveux, sourit au débit de parole de son cadet, se met du fond de teint sur les joues. Elle jouit sereinement de son reflet dans un miroir, chose qui lui était inenvisageable au début du film. L’on se surprend toutefois, dans cette chambre d’ado où règne la quiétude, à regarder brièvement à côté du petit Eminem. On guette en vain l’apparition d’un signe, derrière la fenêtre, qui viendrait nous informer que ce n’est pas fini, que les ennuis ne font que commencer. L’attente est d’autant plus irrationnelle qu’un panneau sans équivoque précède la séquence : « Mon frère a insisté pour que je garde ce qui suit ». Ainsi, seul le spectacle triomphant de ces deux mômes, l’un déclamatoire, l’autre discrète, demande à être vu. Or, que les protagonistes prennent avec une telle désinvolture l’ascendant sur les événements traumatisants qu’ils ont vécus, cela n’est pas si fréquent dans le cinéma d’épouvante à visée non-comique, et en particulier dans le found footage.
Du fait de ses images prises de façon amatrice par les personnages eux-mêmes, The Visit s’inscrit dans le sillon de ce sous-genre fantastique qui a connu son heure de gloire dans les années 2000. Mais il s’en éloigne dès lors que l’on envisage stricto sensu l’expression « enregistrement trouvé ». Du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999) à Cloverfield (Matt Reeves, 2008) en passant par Paranormal Activity (Oren Peli, 2007), Rec (Paco Plaza et Jaume Balagueró, 2007) et Noroi : The Curse (Kôji Shiraishi, 2005), le found footage est en effet le genre de la caméra tombée par terre. Des événements violents et surnaturels se sont produits, les filmeurs ont disparu et les démons comme les sorcières sont encore là. Il n’est pas anodin que dans ces fictions qui s’appuient sur un effet de réel pour produire une terreur efficiente, les images soient souvent récupérées par les gardiens de l’ordre public (la police de San Diego dans Paranormal Activity, le département de la défense dans Cloverfield). Les captations vidéo nous apparaissent alors comme les preuves irréfutables de cet axiome moral que l’on retrouve dans la plupart des productions horrifiques : la persistance du mal absolu face à laquelle nous, êtres craintifs et limités, ne pesons pas lourd. Or, dans l’épilogue de The Visit, plus aucune trace du mal. Restent des corps juvéniles qui continuent à se filmer, pleins de vitalité. Dans son essai Notre joie, François Bégaudeau écrit : « … la pensée politique doit oublier le Mal. Elle y pense puis oublie. Elle advient par l’opération de cet oubli. »(1)
Comment s’opère donc cet oubli manifeste dans The Visit et sur quelle pensée politique débouche-t-elle ? Comme souvent dans les œuvres de M. Night Shyamalan, la réflexion résulte d’un retournement de situation qui arrive ici aux deux tiers du film, inaugurant une dernière partie sous tension. Les hôtes ne sont pas ceux que l’on imaginait, les grands-parents à qui les petits enfants pensaient rendre visite ont été remplacés par des échappés de l’asile psychiatrique. Au vu des comportements plus qu’étranges de ces individus, cette révélation, somme toute logique, ne devrait pas nous étonner. Il y a pourtant une stupéfaction lorsque la mère, derrière son écran et en pleine conversation Skype avec ses enfants, ne reconnaît pas ses parents au seuil de la maison. Nous nous apercevons que nous n’étions pas en connivence avec le film, que celui-ci n’a cessé de nous mener en bateau en convoquant des codes éprouvés du fantastique et en nous faisant croire, de fait, à une intrigue surnaturelle. D’abord, le conte tient une place de choix. Les règles énoncées dès l’arrivée des petits-enfants sont tout droit sorties de cet imaginaire. L’accès au sous-sol formellement interdit nous amène du côté de Barbe bleue, la découverte des cadavres par Becca ne faisant d’ailleurs que confirmer cette référence. Autre loi à respecter : ne pas sortir après vingt-et-une heures trente de la chambre sous peine de voir sa mamie métamorphosée de façon inquiétante. Il n’en faut guère plus pour penser à Cendrillon et à sa fin du bal annoncée. Sans compter cette séquence répétée dans la cuisine. À plusieurs reprises, la grand-mère présumée demande à Becca de nettoyer le fond du four, insiste pour qu’elle rentre entièrement à l’intérieur et plus que jamais, c’est la sorcière d’Hansel et Gretel que l’on voit à l’écran. Mais le four reste éteint et la promesse de monstres dévoreurs n’est jamais tenue.
Ensuite, l’autre fausse piste vers laquelle M. Night Shyamalan nous entraîne est celle du film d’exorcisme. Au fil du reportage caméra au poing mené par les deux adolescents, tout porte à croire que les vieillards séniles sont possédés. La cahute en bois dans laquelle s’infiltre Tyler est remplie de couches imbibées d’excréments autour desquelles voltigent des mouches bruyantes. De cet entassement de souillures plongées dans l’obscurité émane une odeur de soufre. La cabane au fond du jardin ressemble à un autel satanique dissimulé par le papi. De manière plus spectaculaire encore, les errements de la mamie, la nuit tombée, montrent bien qu’elle a le diable au corps. Courant nue sans aucune raison, vomissant au sol, grattant au mur comme une forcenée, elle adopte aussi bien le comportement de l’ensorcelée que de la simple démente. Entre les deux, la frontière est mince et M. Night Shyamalan joue avec habileté de cette indistinction(2). En faisant de ses possédés maléfiques des incontinents qui ne sont plus en possession de leurs moyens, le réalisateur change les irrésistibles forces du mal en tragique banalité des maux. Et cela n’assèche pas pour autant le potentiel horrifique de son récit. Rien n’est plus effrayant et instable que des personnes en détresse.
La souffrance réelle de ces fous à lier est d’abord entendue par Becca, sermonnant son frère lorsqu’il commence à s’indigner des agissements extrêmes du couple de septuagénaires. Tout leur est excusé, compte tenu de leur âge. Il faut savoir être indulgent. Ce discours modéré de la jeune fille de dix-sept ans rend compte de sa position de départ que l’on pourrait qualifier de centriste. C’est en tout cas dans cette perspective que Becca veut tourner un documentaire sur ses grands-parents rencontrés pour la première fois. Sa mère s’est déchirée avec eux durant son adolescence et ne les a plus jamais revus depuis. L’événement reste particulièrement flou mais les plaies sont toujours à vif. À la fille désormais de les panser (pense-t-elle). Animée par un esprit de concorde, la généreuse adolescente se veut entremetteuse, cherche à renouer les liens entre les deux partis que sont sa mère et ses grands-parents. Ainsi, c’est en revenant systématiquement sur les origines de la dissension que Becca s’imagine pouvoir arranger les choses. Il est touchant de voir sa pugnacité, la manière qu’elle a de toujours revenir sur l’objet caché de la discorde. En se mettant dans la peau de l’intervieweuse qui veut faire cracher le morceau à sa grand-mère déboussolée, elle espère ardemment que celle-ci fasse le premier pas vers les retrouvailles. Elle croit enfin obtenir gain de cause lorsque la vieille femme finit par lâcher, des trémolos dans la voix : « Je te pardonne, petite fille ». Ironie du sort, cette séquence-émotion est précisément celle qui précède le moment où l’on apprend que la mamie est en fait un imposteur. L’instant de vérité tant attendu se change en monnaie de singe. Par ailleurs, on sait dès le début de The Visit qu’une rupture en cache une autre : celle du père qui a quitté le nid familial. « Depuis que mon père est parti, mon frère est obsédé par les microbes. D’après le psychologue qu’on a vu, c’est sa façon de garder le contrôle. » explique Becca à la caméra pendant le trajet aller en train. L’évangile selon Saint-Matthieu nous avertissait déjà : on est toujours plus attentif à la paille dans l’œil de son frère qu’à la poutre dans le sien. Aussi apprend-t-on, tout au long du film, que Becca n’est pas en reste en ce qui concerne les mécanismes de défense. Son vœu pieux d’une œuvre cinématographique qui règle les problèmes des autres en est un exemple probant. Après tout, le found footage nous raconte toujours l’histoire d’une entreprise filmique qui tombe à l’eau. Le Projet Blair Witch reste justement à l’état de projet, n’aboutissant qu’à une pièce à conviction, un témoignage d’outre-tombe. Cependant, toute la beauté de The Visit tient au fait que l’échec de Becca n’est qu’apparent.
En effet, la réalisatrice en herbe fait autre chose que ce qu’elle imaginait faire. Le récit bien huilé de la réconciliation est un prétexte, Becca ne sera pas la jeune fille sage qui rétablit l’ordre ou achète la paix sociale dans la famille. C’est, de façon inconsciente, son propre regard de cinéaste qu’elle entend conquérir et affirmer. Et son petit frère, plus boute-en-train qu’angoissé, l’aide grandement dans cette tâche en y injectant du jeu. Cela se voit notamment dans la scène de cache-cache diurne qui est sans doute la plus saisissante de The Visit. Chacun a sa caméra et Tyler propose de jouer sous la terrasse surélevée, lieu de cachettes autrefois prisé par la mère. Le montage alterne entre les deux points de vues : celui de la chercheuse qui compte et celui du cherché qui s’empresse de se cacher dans ce labyrinthe de fondations. Sauf que la grand-mère folle, cheveux dans les yeux, surgit sur ses quatre pattes du fond de ce dédale et renvoie les deux adolescents au rôle de souris poursuivies. Face à cette présence sinistre et incongrue, les deux caméras fusionnent. La réalité de la situation apparaît ici avec bien plus de force et de nervosité que dans les échanges posés et lunaires, en champ-contrechamp, avec les grands-parents. Becca et Tyler sentent désormais qu’ils sont en danger en compagnie de ces aïeux dégénérés. Ainsi, les liens qui doivent être soudés en urgence sont ceux entre frère et sœur, pas ceux entre grands-parents et petits-enfants qui se méconnaissent. Du reste, la ligne de partage entre les personnages n’est pas celle de deux générations qui s’ignorent. Elle est celle qui s’établit entre ceux qui ont quelque chose à faire dans la maison et ceux qui n’ont rien à y faire.
Si Tyler et Becca sont si puissants, c’est parce qu’ils investissent l’espace et occupent leurs journées par leur travail constant. Outre les nombreux passages où l’on voit Becca en train de monter sur son ordinateur les images prises la veille, il est frappant de constater que rien n’est jamais filmé par hasard. La mise en scène est discutée et les deux acolytes savent bien ce qu’ils veulent regarder et où ils veulent poser leur caméra. Cette précocité apparaît avec d’autant plus de netteté qu’elle contraste avec le couple d’internés qui semblent complètement perdus dans le lieu qu’ils ont usurpé (une sorte de parodie des jeunes retraités qui redécouvrent leur foyer). Ce cruel fossé entre les deux partis se fait notamment remarquer lorsque Tyler prend véritablement la main sur la réalisation. Becca, très soucieuse de l’éthique formelle, n’est pas du tout partante pour filmer sa grand-mère à son insu mais finit par se résigner à la demande de son frère, de plus en plus inquiet par ses activités nocturnes. La caméra est cachée sur une étagère et surveille le salon. La nuit tombée, elle est repérée par la vieille femme qui, visiblement mécontente, grogne telle une bête sauvage. Elle s’en empare et prend ensuite un couteau sur la table de la cuisine. Laissant la caméra encombrante au sol (geste habituellement produit par les victimes dans le found footage), elle se contente de donner un piteux coup de couteau dans la porte fermée à clef de la chambre des invités… et la séquence s’achève. Le constat d’impuissance est accablant et le mal vire décidément à l’imposture.
À la fin de The Visit, la mère soulagée qui a retrouvé ses enfants se confie de façon étonnante à sa fille. Elle ne dévoile rien de plus sur les raisons de sa mésentente entre elle et ses parents mais lui révèle deux erreurs fondamentales, celle de Becca et la sienne. Il était inutile d’exiger le pardon des grands-parents. Ceux-ci s’y étaient déjà employés en essayant de rentrer en contact avec leur fille qui a préféré ignorer les appels. La rancœur l’a emporté. La mère n’a pas accepté que le mal ait été fait et n’a donc cessé de le ruminer. La persistance du mal apparaît alors comme un ressassement qui n’a rien de politique car elle conduit inévitablement à une prostration subie. A contrario, The Visit nous rappelle avec justesse que la politique est l’affirmation d’une position et que l’art est le déplacement d’un regard.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de M. Night Shyamalan
- Guillaume Richard, « « Advenir » ou les secrets enfouis du cinéma de M. Night Shyamalan », Le Rayon Vert, 24 février 2016.
- Thibaut Grégoire, « Split : Le pacte de croyance de M. Night Shyamalan », Le Rayon Vert, 6 mai 2017.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Glass de M. Night Shyamalan : La Pharmacie du Super-héros », Le Rayon Vert, 22 janvier 2019.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Trap de M. Night Shyamalan : Misères de la mise en boîte », Le Rayon Vert, 9 août 2024.
Notes