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La cheffe Lydia Tár (Cate Blanchett) dirige son orchestre dans Tár
Critique

« Tár » de Todd Field : Magistère amer

Des Nouvelles du Front cinématographique
Magistral. Le qualificatif s'impose facilement sous la plume des critiques et, pour une fois, son usage serait justifié si on voulait enfin se poser la question de savoir ce qu'il est censé signifier. Magistral, Tár l'est en effet et ce n'est pas forcément une qualité, on voudrait en discuter. Le magistère y est amer et l'amertume est un goudron qui, non seulement attire les plumes d'une critique dithyrambique, mais s'accorde également avec le nom de son héroïne, Tár, avant d'enliser un film dans l'aggloméré de ses intentions dont la distillation est auto-destructive.

Tarmacadam à une voie

Si Tár est un film magistral, c'est qu'il a en effet pour problème celui du magistère et l'enfer qui en pave le tarmac, pour les autres quand il s'accomplit dans la dureté de ses manières, amer quant à soi-même. D'un côté, le magistère d'une cheffe d'orchestre au sommet de sa carrière avant la dégringolade fatale rejoint celui de son interprète, Cate Blanchett, dont la performance, incontestable, réitère qu'elle est une actrice majeure de son temps. De l'autre, le magistère qualifie l'exercice d'un film qui fait l'examen critique de son personnage, mais sans jamais apercevoir que ses manières chirurgicales pourraient également valoir contre lui-même. L'hyper-réalisme visé, avec le travail colossal abattu par Cate Blanchett et la documentation érudite d'un scénario écrit durant une période couvrant quinze années, est une machine de conviction motorisée, aussi rutilante et vrombissante que la Porsche 911 gris métallisé qu'elle conduit dans le centre-ville de Berlin.

Une fois l'acclamation donnée au travail accompli, on devra bien reconnaître que l'on se retrouve en terrain connu et balisé : avec la musique (de Mahler) ramenée à son usage strictement illustratif ; avec un récit du type « rise and fall » qui est d'un moralisme consensuel (plus haute sera l'ascension, plus fracassante sera la chute) ; avec un jeu sur le genre (le biopic imaginaire est progressivement contaminé par une paranoïa à la manière polanskienne), gâché par une durée mal négociée. D'un côté, la cheffe d'orchestre aurait pu l'être de n'importe quelle autre discipline comme la cuisine, cela aurait été idem, ce qui compte étant que le film ait la valeur d'une page Wikipédia exhaustive. De l'autre, la femme de pouvoir est une statue inquiétante qui n'intéresse l'homme qui la filme qu'en étant déboulonnée. Le scénario est d'un classicisme hollywoodien déjà largement éprouvé dans un film de l'époque Pré-Code de Michael Curtiz, Female (1933) de Michael Curtiz et William Dieterle

Revenons à la question de la durée et du temps, explorée par Lydia Tár, cheffe d'orchestre multi-talents interviewée par le critique d'art Adam Gopnik (dans son propre rôle), en distinguant la main gauche qui sculpte la musique de la main droite en maîtresse du temps. Le temps que Tár maîtrise avec un sens métronomique durant la première partie du film, avant d'en perdre en toute logique le contrôle dans la seconde, est le problème d'un horloger qui avance trop lentement pour décrire la mécanique du pouvoir, avant de se précipiter en allant trop vite quand il s'agit de la détraquer. La distension s'oppose au crescendo attendu. La distillation destructive exigée par le coaltar se retourne alors en purée de poix auto-destructive. Le goudronnage conduit à un macadam à une seule voie(1).

En scellant pour la circonstance une alliance de fer entre La Pianiste de Michael Haneke et l'auteur du Pianiste, les noces prêtent à l'enflure de la cérémonie. Le jabot de la conviction n'ayant pas d'autre appétit que pour la victoire consistant à avaler goulûment les réticences du spectateur.

Le surmoi et ses anamorphoses

Frôlant les 160 minutes, le geste de Tár tient de l'anamorphose, étirant le trait à coup de longues séquences quand elles ne sont pas filmées en plan-séquence, afin d'épaissir les intervalles qui s'y cachent. Moyennant quoi, la distillation est dévoyée en délayage et le grotesque arrive, soit trop gros (Tár joue de l'accordéon pour emmerder ses voisins), soit trop tard (monstre de maîtrise, Tár finit par lâcher prise et fait n'importe quoi – et comment ne pas voir arriver ce qui aura toujours été déjà programmé ?). Le trouble ne viendra assurément pas de ce côté-là. Il se manifesterait davantage sur le versant des disciplines qui donnent des résultats en obligeant à questionner la nécessité de leur brutalité. À cet égard, Tár est assez proche de Whiplash (2014) de Damien Chazelle, mais en envisageant son sujet par l'autre bout de la baguette. Le maître de musique n'est plus celui dont l'autoritarisme fasciste fait advenir le génie de l'élève, mais la maîtresse dont le pouvoir finit par lui être retiré alors qu'il témoigne, malgré ses abus, d'un génie musical authentique.

Comme beaucoup de films d'auteur contemporains, ceux de Michael Haneke et Bruno Dumont en éclaireurs acclamés, Ruben Östlund et Michel Franco en suiveurs confirmés, le film de Todd Field a pour objet le magistère dont la vérité revient au surmoi dont l'injonction est un devoir, celui de jouir. Le maîtrise a le devoir des jouissances sadiques, mais le pouvoir qu'il requiert fait entendre aussi la petite voix des culpabilités masochistes. Le surmoi que l'on confond trop souvent avec la loi symbolique inverse ainsi la maxime kantienne (« Tu peux, parce que tu dois ! ») en en tirant sa maxime à elle, dégagée par Lacan et Zizek (« Tu dois, parce que tu peux ! »)(2). L'hyperacousie affectant la cheffe d'orchestre n'aura pas d'autre fonction. Mais son intolérance aux bruits qui parasitent son attention contamine un film pourtant sourd à la petite voix du démon qui lui souffle à l'oreille que l'on ne critique jamais le magistère de l'autre sans faire la critique du sien propre.

De ce point de vue-là, Tár qui est un meilleur film que The Square (2017) de Ruben Östlund (encore lui) le rejoint cependant en partageant avec lui quelques fondamentaux. Le monde de la culture savante ou de l'art contemporain ont leurs atrocités affinitaires mais, que voulez-vous, les autoritarismes accompagnent structuralement des autorités qui n'en demeurent pas moins légitimes.

La cheffe Lydia Tár (Cate Blanchett) joue au piano avec la jeune musicienne qu'elle convoite dans Tár
© Universal Pictures France

Dédier un film au surmoi postmoderne, qui est en effet aux commandes de la subjectivation actuelle, de Lydia Tár à Dominique Strauss-Kahn, ne peut être conduit par le surmoi, sinon c'est un mensonge, et d'un genre très pervers. Entre nous soit dit, se poser a minima la question de savoir si l'on devrait culpabiliser de trouver pareil film digne d'intérêt mais sans plus alors qu'on nous enjoint de rejoindre le jabot gonflé de l'acclamation, c'est comprendre comment travaille sur soi le surmoi dont l'impératif de jouir en culpabilisant est l'aiguillon d'une époque sans orientation. C'était aussi le sujet de l'horrible Shame (2011) de Steve McQueen, le devoir de jouir et son dolorisme. Dans le film de Todd Field, le surmoi s'affiche d'emblée, et avec la plus totale absence de vergogne, en réduisant le chant d'une chamane amazonienne au statut jivaro de musique d'attente sur fond noir illustrant le générique-début qui est en fait déjà celui de la fin. Voilà où se joue la légitimité de la caution de l'ethnomusicologie dont Tár est frottée en ayant pour résultat final son pastiche ironique, avec la cheffe d'orchestre déchue qui dirige une formation lors d'un ciné-concert pour convention de fans philippins de fantasy et de jeux vidéo. Le vert paradis amazonien est un fruit véreux pourri.

Entre l'Amazonie et les Philippines, la jungle est farcie de crocodiles et si Lydia Tár en est un dévoré par ses pairs, le film a l'appétit féroce pour ceux qui, loin de New York ou de Berlin, n'ont pour seule mission que d'avérer que le monde est un fruit gâté, un purgatoire, avec un vestibule pour le paradis chamanique et un autre pour l'enfer de l'ironie. Les métamorphoses du surmoi sont les anamorphoses d'un impératif (jouis même si cela doit te faire mal) dont les injonctions, douloureuses mais nécessaires, sont un démon de l'enfer comme un ver dans l'oreille des génies.

Les monstres de maîtrise (les crocodiles),
ceux du ressentiment (les serpents)

Cela dit n'empêche pas d'admettre que Tár a l'intelligence stratégique réelle de jeter un regard oblique sur l'enfer pavé de bonnes intentions de l'actuel. C'est après tout ainsi que le surmoi assure son salut à l'âge postmoderne, en montrant qu'il sait très bien ce qu'il fait, l'autocritique et la réflexivité neutralisant la critique elle-même. Par exemple le plan-séquence, magistral forcément, à l'occasion d'une masterclass donnée par la reine Lydia Tár à la prestigieuse Julliard School de New York. Son clou se plante dans la chair d'un étudiant coincé dans la peau d'un identitarisme culturel forcené (le dit « pangenre » clame son mépris des compositeurs « cisgenres » tel Bach). Tár a beau être sujette à une double « tare », femme et lesbienne, qui a rendu difficile son ascension professionnelle dans un milieu masculin et hétéro, elle ridiculise aisément l'étudiant en lui rappelant que la grandeur de la musique ne se mesure pas à la situation historique de ses compositeurs.

Les réactionnaires applaudiront évidemment à l'étrillage d'un parangon de « wokisme » figurant l'étroitesse victimaire d'une gauche culturaliste qui, comme y insiste Slavoj Žižek, fait de la différence et sa reconnaissance ou de la diversité et sa tolérance des fétiches qui l'autorisent à laisser dormir le capital tranquille, le capital s'accommodant, par ailleurs, tout à fait de ce différentialisme(3).

La question que l'on devra se poser est alors la suivante : si le génie de Bach ne saurait être relativisé ou amoindri par la personne historique qu'il aura été et les circonstances qui l'ont faite, cette opération est-elle valable aussi pour Tár ? Todd Field est malin en ayant choisi pour monstre de maîtrise qu'il soit une femme lesbienne. Ainsi, la question n'est pas celle du pouvoir des hommes mais du pouvoir tout court, qui s'exerce dans un mélange de féodalisme et de courtoisie dans le milieu chic de la grande musique, et dont les abus ne sont pas des exceptions mais, indifférents à l'appartenance de genre, les symptômes de son exercice courant. L'autre question est de savoir si la maîtrise et le génie ont la possibilité de ne pas être abusifs. Il suffit alors de repenser à la conversation qu'a Lydia Tár avec un ancien maître au sujet du chef d'orchestre allemand Wilhelm Furtwängler, dont les dernières performances ont eu lieu dans un petit cimetière communal qui vaut bien une convention pour fans philippins de jeux vidéo. Il suffit encore de la voir pleurer devant une VHS du temps de sa jeunesse quand elle admirait alors de loin son maître, Leonard Bernstein, pour être rassuré sur le fait que son venin caustique n'engage aucun cynisme à l'égard de la musique.

Ce sont là quelques éléments de réponse, mais la meilleure d'entre toutes aura été donnée par le grand tour scénaristique accompli par le film de Todd Field, qui vaut comme une piqûre de rappel gracieusement offerte à tous les maîtres oublieux que leur point faible se cache dans leurs esclaves.

Tár commence ainsi, après le chant rituel et chamanique amazonien : l'assistante de Tár la filme ensommeillée dans un avion, l'absence de réciprocité dans le regard autorisant le textotage de tous les sarcasmes. Tár qui porte un bandeau noir sur les yeux ne voit pas que le surmoi n'est pas sa seule propriété, en s'exerçant aussi dans la conscience de sa subordonnée (jouée par Noémie Merlant). Le ressentiment des petits fera alors le reste en faisant un sort à la morgue des forts qui, aussi puissants soient-ils, ne sauraient se soustraire au tribunal de l'opinion et aux lynchages médiatiques facilités par la viralité des réseaux sociaux. On notera en passant que l'assistante se venge de sa cheffe, moins parce qu'elle a poussé au suicide l'une de ses étudiantes que parce qu'elle en a tant avalé qu'elle croyait en tirer une récompense méritée. Les petits sont ainsi. Eux aussi sont des monstres de ressentiment et ils se vengent des monstres de maîtrise qui les dominent en les méprisant. Drôle de hasard : la compositrice de Tár, Hildur Guðnadóttir, est celle du Joker (2019) de Todd Phillips.

Le monde se divise en deux catégories : les monstres de maîtrise qui sont des crocodiles et ceux du ressentiment qui sont des serpents. La rutilance vrombissante de la Porsche abrite un épais marigot.

Tár-atata
(deux asphaltes jungles sinon rien)

Le macadam du surmoi a donc le bitume univoque même s'il se partage à deux voix, dominante et dominée. L'asphalte jungle de la grande musique dont la tradition remonte à Lully a donc pour pendant contemporain une autre asphalte jungle, celle des lynchages sur les réseaux sociaux. C'est l'ultime question du film (de quel côté, vraiment, se joue le génie ?) mais on aura bien compris qu'elle est de pure rhétorique. Tár y aura de fait toujours déjà répondu et si Noémie Merlant se débrouille assez bien, la Porsche Cate Blanchett renverse tout sur son passage. Et puis, au fond, la chute de Tár hérite fidèlement de la tradition de Lully, mort après s'être blessé l'orteil avec le bâton de direction qui lui permettait alors de battre la mesure, emporté par la colère envers ses musiciens.

Le magistère est amer non parce qu'il est autoritaire, mais parce qu'il n'y aurait pas d'alternative.

Tár-atata aurait-on alors envie de dire. Comme Slavoj Žižek face à Matrix : « I want a third pill »(4). Autrement dit, entre deux asphaltes jungles sinon rien, on prend la clé des champs, par exemple en revoyant Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Notes[+]