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Empédocle dans La Mort d'Empédocle de Jean-Marie Straub
Rayon vert

« La Mort d'Empédocle » de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : "Vous avez soif depuis très longtemps d’inhabituel"

Des Nouvelles du Front cinématographique
L’inachèvement est douleur quand il laisse en souffrance des potentialités non réalisées. Il est autant bonheur en promettant qu’elles seront un jour réalisées. Avenir du communisme, déclosion de la révolution, malgré toutes les trahisons, en dépit de tous les procès. Empédocle a le génie colérique de l’interruption et c’est ainsi qu’il est filmé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet dans La Mort d’Empédocle, dans la clairière aux trois lumières, Grèce antique, Révolution française, invention des frères Lumière. Empédocle est un volcan qui a de l’avenir en revenant du futur.


« La remémoration peut transformer
ce qui est inachevé (le bonheur)
en quelque chose d’achevé
et ce qui est achevé (la souffrance)
en quelque chose d’inachevé
»
(Walter Benjamin, Le Livre des passages, éd. Cerf, 1997, p. 489)


L’inachèvement et son insistance

Peut-être, pour commencer, l’inachèvement en son insistance. Après Leçons d’histoire (1972) adapté du roman inachevé et posthume de Bertolt Brecht intitulé Les Affaires de Monsieur Jules César (1957), après Moïse et Aaron (1974) adapté de l’opéra inachevé d’Arnold Schoenberg composé en 1932, après Amerika / Rapports de classes (1983) adapté du roman posthume et inachevé de Franz Kafka intitulé L’Amérique (1927), c’est pour Danièle Huillet et Jean-Marie Straub La Mort d’Empédocle adapté en 1986 du poème tragique de Friedrich Hölderlin qui y travailla entre 1798 et 1799 en rédigeant trois versions d’inégale longueur, et jamais terminées.

De quoi l’inachèvement serait-il donc le signe insistant, sinon celui de l’interruption en ce qu’elle indexe la possibilité de l’œuvre d’art sur sa propre impossibilité ? Le réel de l’œuvre d’art inachevée, plus encore peut-être que l’œuvre finie, reposerait sur la frange en limite du possible (c’est toute sa puissance de suspension depuis une finition faisant défaut) et de l’impossible (c’est l’acte qui en tant que tel ne peut pas ne pas faire que l’œuvre soit finie de cette façon-là). L’inachèvement comme interruption : au sens d’une puissance jamais absolument épuisée, ni avec la création de l’œuvre, ni avec son incomplétude ; au sens où la puissance de faire manifeste dans l’œuvre se comprend aussi comme puissance de ne pas faire(1) ; au sens où l’œuvre ne peut pas ne pas être matériellement placée sous la condition dialectique des forces objectives qui font pression en travaillant à en faciliter l’avènement ou à le contrarier. Forces extérieures au travail de la création de l’œuvre (un contexte difficile allant jusqu’à inclure le décès de l’auteur) ; forces intrinsèques à lui (l’auteur ne peut de lui-même parvenir à clore ce qu’il a ouvert) : un jeu de forces peut-être indifférentes à ce type de distinction en rendant indiscernables les rapports du dedans et du dehors (de l’œuvre, dans l’œuvre). L’inachèvement qui est douleur, l'inachèvement qui est bonheur.

L’inachèvement de l’œuvre exposerait ainsi une ouverture qui, plus fondamentalement et même plus radicalement encore que l’hypothèse de l’« œuvre ouverte » invitant à la pluralité des interprétations chère à Umberto Ecco, témoignerait de l’ouvert de l’œuvre elle-même. C’est la disposition pour Danièle Huillet et Jean-Marie Straub à faire de l’interruption accidentelle un fait essentiel – un destin éthique (pour ce qui les concerne eux, comme exception dans l’industrie cinématographique) et politique (pour ce qui nous concerne tous, sans exception). Partir de l’œuvre interrompue équivaudrait à repartir de l’endroit où les choses se sont ou ont été arrêtées, à déclore l’ouverture achevée quand l’interruption impose fermeture et clôture. Comme un appel vivifiant propre à l’œuvre inachevée pour sa propre relance, qui serait aussi la poursuite de l’interruption comme réouverture. Un appel à la reprise de ce qui ne saurait jamais totalement s’épuiser dans son caractère inachevé, avec l’interruption qui est promesse de poursuivre dans et contre la suite du monde, le monde tel qu’il va en n’allant pas. L’interruption ressaisie dans toute sa dimension d’insurrection. L’inachèvement n’est plus seulement alors la marque de l’impossible contre le possible, il enveloppe désormais un désir qui consiste, dialectiquement, en l’achèvement de l’inachevé, non pour pas pour en finir mais pour faire revenir des potentialités oubliées, coincées dans les plis de l’interruption.

L’inachèvement requiert ainsi une reprise, la relance de l’inachèvement lui-même, la relève non plus accidentelle mais dorénavant destinale ou essentielle de l’interruption. Inachèvement, interruption, insurrection : rien n’est clos, ni fini ni figé. L’inachevé suscite l’achèvement d’une suite : un bonheur. L’ouverture est (promesse de) réouverture : déclosion(2). Par exemple la persévérance d’une pratique de cinéma en exception, résistante à toute compromission avec les industries culturelles, indifférente aux sirènes sonnantes et trébuchantes du spectaculaire. Par exemple la déclosion de l’hypothèse communiste, en dépit de toutes les trahisons et les renégations.

La clairière aux trois lumières,
Grèce antique, Révolution française, cinématographe

L’ouverture est (promesse de) réouverture. Elle est exemplaire d’un désir de composer, en artisans à l’écart des normes industrielles, des films quelquefois en reprise d’œuvres inachevées afin de relancer une idée plusieurs fois interrompue en pratique mais en hypothèse jamais achevée. Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en ont pour leur part trouvé la formulation la plus cristalline à l’occasion de la première version de La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin. Nous sommes en 1798. L’écrivain allemand est alors habité par l’énigme insoluble du personnage quasi-mythique d’Empédocle (le philosophe pré-socratique a été juriste, médecin et poète) et le rêve qui lui est associé de la Grèce et sa lumière comme terre native et berceau culturel. Hölderlin est alors autant passionné par la vie et l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau que par la Révolution française. Un grand passage de La Mort d’Empédocle a valeur de convergence tectonique : « Quand l’esprit s’ouvrira à la lumière du ciel / un doux souffle de vie abreuvera le sein / comme pour la première fois. / Et les forêts emplies de fruits d’or frémiront / tout comme les sources dans les roches quand la vie du monde vous saisira / et son esprit de paix, comme une berceuse sacrée tranquillisera votre âme. / Alors comme du délice de la beauté d’une aube / le vert de la terre brillera à nouveau pour vous ».

Cela est proféré par Empédocle depuis l’extérieur du cadre, dans un plan de l’Etna en été. Une vue digne des frères Lumière. Le cinématographe continuerait ainsi l’histoire de la lumière grecque et des Lumières révolutionnaires. Le cinéma des Straub-Huillet ? Une clairière aux trois lumières.

Comme si Empédocle habitait la montagne. Comme s’il parlait la montagne ou bien comme si la montagne parlait à travers lui. Comme s’il était déjà passé de l’autre côté en parlant de l’intérieur du volcan où, dit-on, il se serait suicidé en s’y jetant(3). Cela qui vaudrait effectivement comme la marque incendiaire d’Empédocle, mais à ceci près qu’il s’agit là d’un feu nourrissant le rêve utopique et originaire de l’interruption communiste, on l’a entendu quatre fois dans l’œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Parce qu’ils ont réalisé, sous le titre générique de La Mort d’Empédocle ; ou : Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous, quatre versions de la première version du texte de Friedrich Hölderlin. Toutes comptent 147 plans répartis en sept bobines mais les quatre versions incluent des prises (de vue et son insécables) à chaque fois différentes. Quatre fois c’est le même film du point de son idée, et autant de fois l’épreuve recommencée vérifiant, avec l’immobilité éternelle de l’idée, le réel qu’elle n’abolit jamais. On parle ainsi d’une version dite « berlinoise » quand on y aperçoit un lézard au moment où Empédocle fait ses adieux à ses trois esclaves en leur donnant l’émancipation. Une autre est appelée encore « hambourgeoise » où l’on entend au loin un coq chanter au moment où Empédocle évoque par métaphore la figure de Tantale. On devra citer aussi les quatre versions adaptées de la troisième version de La Mort d’Empédocle qui ont donné la constellation jumelle intitulée Noir péché (1988).

Des acteurs dans la forêt dans La Mort d'Empédocle.
La Mort d'Empédocle - © Les Films du Losange

Soit – pour reprendre l’inusable métaphore de Walter Benjamin – une magnifique « constellation » de huit longs-métrages qui, déjà précédés par les quatre versions linguistiques de Trop tôt, trop tard (1982), seront suivis par les deux versions linguistiques de Cézanne : Conversation avec Joachim Gasquet (1989) et de Lothringen ! (1994) d’après Colette Baudoche (1909) de Maurice Barrès. Ce sont encore les deux montages différents de Antigone (1991) d’après Sophocle, Friedrich Hölderlin et Bertolt Brecht. Ce sont également les trois versions de Sicilia ! (1999) d’après Conversation en Sicile (1939) d’Elio Vittorini ou encore les deux versions du Genou d’Artémide (2007) d’après Dialogues avec Leuco (1947) de Cesare Pavese. Une pratique particulièrement rare dans le monde du cinéma, si l’on met de côté les versions de longueur différente de certains films de Jacques Rivette et les quelques cas d’auto-remake de Yasujirô Ozu et Alfred Hitchcock en passant par Howard Hawks, Raoul Walsh et John Ford. Sa portée a été décrite par Jean-Marie Straub, Walter Benjamin à l’appui, qui consiste à « avoir commis un attentat contre la reproductibilité de l’œuvre d’art à l’époque de la technique, mais – aussi – un attentat contre l’unicité de l’œuvre d’art »(4).

On verra alors comment, dans le cinéma pratiqué par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, entrent en rapport dialectique, d’un côté l’inachèvement caractérisant certaines œuvres adaptées, de l’autre la multiplication des montages cinématographiques ou des versions linguistiques (mais c’est déjà autrement le cas de l’entreprise de Friedrich Hölderlin). Il s’agit à chaque fois de court-circuiter par tous les bouts ce noyau contradictoire de l’idéologie bourgeoise qui croit en effet pouvoir toujours sauver l’unicité (de l’œuvre d’art) en l’ajointant pourtant avec la reproductibilité (de ses copies).

L’unique qui serait l’événement d’une interruption rompant avec l’ordre de la reproductibilité revient à une pratique singulière de cinéma se confrontant exemplairement avec la figure éthique d’Empédocle selon Hölderlin. La décision est donc celle d’une interruption, d’une rupture dont la relance consisterait à pouvoir sauver alors ce qui le serait encore aujourd’hui d’une idée communiste consacrant l’arrêt de l’illimitation de l’exploitation capitaliste de ressources naturelles matériellement finies. Le tournant esthétique et politique d’un communisme en condition d’un écologisme radical aura probablement été amorcé pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec De la nuée à la résistance tourné (1979) d’après deux textes de Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco en 1947 pour la première partie du film et La Lune et les feux en 1949 pour sa seconde partie.

Rompre pour interrompre
(tous les coups de feu)

Que l’interruption triomphe non plus comme blessure mais comme destin, en relève de l’inachèvement accidentel, en relance de l’idée (communiste) qui interrompt le cours de l’existant (capitaliste). Que l’appel soit la reprise d’une ouverture au-delà toute clôture. Que l’adresse soit d’une promesse vieille comme le monde décrit par Empédocle-Hölderlin. Que l’interruption soit tectonique (une surrection) et politique (une insurrection). Avec la relance comprise comme une relève, se poursuit une pratique du cinéma (artisanale – en soi un micro-communisme pratique) qui brise les contradictions bourgeoises de l’unicité et de la reproductibilité en vertu d’une décision qui est une stratégie, une préférence accordée à deux idées de la multiplicité. Il y a en effet des multiplicités qui engagent des différences antagoniques et il y en a d’autres qui se manifestent sous les espèces de la variété, sous la condition empirique de la diversité. Les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub se joueraient donc dans l’intervalle propre à ces deux régimes de la différence, contradiction et pluralité. Avec le même élan des coups de dés qui jamais n’abolissent le hasard, ils jouent avec l’antagonisme (une pratique artisanale de cinéma contre la domination d’une industrie vendue à l’extension spectaculaire du capitalisme) et la diversité (des lieux, des langues, des corps, des textes et des temps qui s’y déposent comme diverses strates ou couches géologiques).

D’une part, l’interruption est un préalable qui peut déterminer une pluralité (à l’instar des trois versions inachevées de La Mort d’Empédocle). D’autre part, l’interruption est la condition technique des prises de son et de vue. Le respect absolu de cette condition contrevient ainsi au gommage et lissage caractéristiques des continuités fallacieuses prescrites par l’industrie cinématographique. Enfin, l’interruption est le spectre qui hante chaque plan dès lors que s’y joue la puissante confrontation, matérialiste, entre des régimes de matière hétérogènes toujours sur le point de se contrarier ou se contredire : le texte original avec sa transposition orale et la diction précise qu’elle requiert ; la langue originale du texte joué (par exemple en allemand) avec sa traduction en sous-titres (par exemple français) ; la profération d’un texte vieux de presque deux cents ans par des corps d’aujourd’hui (précisément de 1986, bientôt quarante ans) disposés au milieu d’une nature immémoriale et indifférente. Pourtant, ça tient et même ça passe. L’hétérogénéité est expérimentée en preuve renouvelée d’une résistance généralisée des matériaux entrant ensemble en composition.

L’éternité du sens passe pour autant qu’un texte s’incarne depuis la discordance des temps. Les corps s’y tiennent au présent du double effort de la profération d’une langue disparue et de la nature environnante qui, littéralement, s’y entend pour n’y entendre rien. C’est un feu qui ne s’éteint pas en crépitant des brasiers de la dialectique de la raison et de la modernité, qui est enfer et utopie. Après les premiers coups de feu de Non réconciliés (1965) d’après Heinrich Böll et Le Fiancé, la comédienne et le maquereau (1968) d’après Ferdinand Bruckner et Saint-Jean de la Croix, d’autres leur ont succédé : la colère de l’étudiant à la fin de Leçons d’histoire ; le feu de Cesare Pavese dans De la nuée à la résistance ; le feu de l’Etna dans La Mort d’Empédocle et Noir péché ; le feu de la Sainte-Victoire dans Cézanne ; le feu de la dynamite évoquée dans le finale de Sicilia ! ; le feu de la lumière du paradis de O Somma Luce (2009) d’après Dante Alighieri. Tous sont des feux qui entretiennent le foyer des insistances et des persistances, des persévérances et des résistances. Des feux dans la nuit comme autant d’avertisseurs d’incendie. Qui rappellent également ceux qui sont déjà survenus (que l’on pense, avec le ciné-tract Europa 2005 – 27 octobre, à la centrale électrique où sont morts Zyed Benna et Bouna Traoré qui fuyaient la police à Clichy-sous-Bois à l’automne 2005). Qui préviennent aussi de plus mauvais incendies qui pourraient toujours encore advenir.

C’est pourquoi, tel Empédocle, il faut pour interrompre savoir rompre. C’est pourquoi il faut, comme l’enseigne en dernière instance ce dernier à son fidèle disciple Pausanias, maintenir le cap de la décision qui est rupture, sans retour ni connaissance des effets qu’elle peut exercer à l’avenir. L’enseignement rappelle aussi que la rupture ouvre ou rouvre, contre toute fermeture ou repli, l’avenir de l’interruption nécessaire à passer enfin, comme le dirait Alain Badiou, « de l’impuissance à l’impossible »(5). L’enseignement de l’impossible est la relève de l’impuissance face à l’irréparable causé par l’extermination en cours du monde fini. Il est le dire du seul illimité qui vaille contre l’illimitation du capital : le dire du désir sans fin d’en finir avec ce qui concourt à achever le monde pour le détruire. Ce désir d’impossible appelle donc à la relance des interruptions de l’idée communiste, qui aurait précisément la force d’interruption de la catastrophe en cours.

Interrompre c’est réparer aussi. Mais attention cependant, la réparation n’est rien si la restauration n’est pas aussi celle de la révolution communiste, sinon c’est le consensus qui aime à substituer la résilience à la résistance. L’interruption se donne par exemple ici deux réparations. La Mort d’Empédocle a fixé sur pellicule le rêve hölderlinien d’un théâtre de plein air pour l’Allemagne nouvelle dont le vieux fond conservateur aurait dû être revigoré par l’interruption révolutionnaire française. Aussi, le parc du château des barons Arezzo à Donnafugata en Sicile, là où a été tourné une partie de La Mort d’Empédocle, avait été refusé à Luchino Visconti à l’époque où il voulait réaliser Le Guépard d’après le roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa pour la raison que le réalisateur était justement un communiste. Insistance en ses manifestations intempestives ; persévérance d’une idée pratiquement interrompue, et donc toujours revenante : un « spectre » comme l’écrivirent si bien ces lecteurs de Friedrich Hölderlin qu’auront été Karl Marx et Friedrich Engels, en fameuse ouverture au Manifeste du parti communiste (1848).

La soif d’inhabituel et son procès

« Vous avez soif depuis très longtemps d’inhabituel, et comme d’un corps malade l’esprit d’Agrigente se languit hors de la vieille ornière. Ainsi risque-le ! Ce que vous avez hérité, ce que vous avez acquis, ce que la bouche de vos pères vous a raconté, enseigné, lois et usages, noms des anciens dieux, oubliez-les audacieusement » dit Empédocle sur une vue en plan large de l’Etna. Cette vue a été précédée par une première ouvrant sur une clairière derrière laquelle on devine endormi le volcan sicilien. Elle est suivie d’une autre avec laquelle se clôt abruptement le film. La montagne est encore plus dégagée après que les nuages se sont écartés pour enfin pouvoir tutoyer le ciel et faire entendre, dans cette limite où rêve de s’abolir le personnage, une indescriptible « joie » – la sienne, la nôtre non moins. Empédocle est exemplairement une figure straub-huilletienne. Contre les prescriptions de personnes qu’il respecte ou méprise, il refuse de mollir en relâchant un devoir de rectitude. Empédocle refuse de céder sur son désir sous prétexte qu’il déroge à celui des autres, proches (son disciple Pausanias ou sa dévouée Panthéa qu’il a soignée d’une méchante maladie) et adversaires (le père de Panthéa et l’archonte Critias qui règne sur Agrigente en emmenant avec lui le prêtre vindicatif Hermocrate pour prononcer son bannissement). Comme Johanna Fähmel dans Non réconciliés et le peintre face à Joachim Gasquet dans Cézanne. Comme l’héroïne de Sophocle dans Antigone, la jeune Lorraine de Lothringen ! et la mère de Sicilia !

On ne s’étonnera guère alors de fréquemment retrouver dans l’œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, frontalement ou plus indirectement, le dispositif du procès. Dans Amerika – Rapports de classes, Antigone, Sicilia !, Ouvriers, paysans (2001) d’après Les Femmes de Messine d’Elio Vittorini en 1947, Shakale und Araber (2011) d’après un histoire d’animaux de Franz Kafka datant de 1917, le premier segment de Kommunisten (2014) d’après Le Temps du mépris d’André Malraux en 1935. Le tribunal représente le lieu privilégié de vérification d’une disjonction entre le droit que les vainqueurs imposent à l’ensemble de la société pour légitimer leur domination et la justice qui, hétérogène à cette dernière en représentant une demande infinie, revient aux minoritaires désirant interrompre justement la fausse équivalence entre le droit et la justice, qui est pure idéologie(6).

Sommé de se justifier d’une identification aux dieux jugée scandaleuse, Empédocle ne démord pas d’une position soucieuse non pas de diviniser l’humain mais d’attester que la vie partagée par tout être vivant est sacrée. Il ne sort pas de la ligne qu’il s’est fixée en reliant son destin à celui d’une nature, cet « éther » au sein duquel il cherche à se fondre après avoir refusé tous les honneurs. Honneur de la royauté offerte par les citoyens d’Agrigente (et la poignée de mains glissée dans un raccord entre Empédocle et, revenu des arguments de Hermocrate, Critias joué par Howard Vernon est bouleversante). Honneur de l’amour de Panthéa (un rien midinette et l’ironie du passage soulignée par son amie athénienne Délia est à la fois très drôle et très belle) quand Empédocle sait aussi que toutes les jeunes femmes de son âge rêvent d’être le modèle pour la nouvelle Antigone de Sophocle (et c’est une annonce originale, car goguenarde, du long-métrage tourné cinq ans plus tard). Honneur des esclaves désirant demeurer auprès de leur maître (et leur disparition dans le plan des marches vides est émouvant en indiquant le dehors ou l’ailleurs où se sont évanouis les sujets de l’émancipation). Honneur, enfin, de la fidélité de Pausanias, son meilleur disciple, qui est le seul à partager à plusieurs reprises le cadre avec son maître (interprété par Vladimir Baratta, le jeune homme a gardé ses deux boucles d’oreille pour l’occasion, preuve d’une jeunesse intemporelle qui resterait toujours inspirée par la sagesse des maîtres refusant de tirer des traites de leur maîtrise).

Le volcan du futur

Telles des vagues, la plus lointaine étant formée de Panthéa et Délia, la plus proche de Pausanias et la vague intermédiaire qui est composée des trois citoyens encadrés d’un côté par Hermocrate et de l’autre par Critias, chacune s’abat en se brisant à chaque fois sur ce rocher d’Empédocle. L’homme de la décision, celui du geste éthique de se suicider en ultime gage d’une liberté préférée aux servitudes mondaines, la puissance mieux que tout pouvoir, est une montagne semblable à l’Etna. C’est que cet « ennemi mortel à toute existence bornée » pour qui le « temps des rois » est fini est un volcan qui veut s’endormir pour, à dessein, se réveiller plus tard peut-être, dans un fracas aussi natif qu’intempestif : tel un nouveau-né. D’ailleurs, quand l’acteur Andreas von Rauch qui interprète Empédocle apparaît pour la première fois, sa chevelure blanche est un flamboiement de lumière. Et puis, la partition pour violon de Jean-Sébastien Bach probablement jouée par cet acteur lors du générique-début laisse place aux grondements d’un orage sicilien avec le générique-fin.

Il a beau disparaître, s’endormir ou avoir été éclipsé ou tant de fois interrompu, le génie colérique de l’interruption est là, semblable à la cantate de Jean-Sébastien Bach BVW 205 dite « Déchiquetez, faites éclater, mettez en pièce la grotte d’Éole apaisé » que l’on entend dans Chronique d’Anna-Magdalena Bach (1967), reprise dans À propos de Venise (2013) d’après La Mort de Venise (1903) de Maurice Barrès. Le génie colérique de l’interruption persiste en ses relances et ses retours, ses reprises qui sont les relèves d’une idée insurrectionnelle, aussi vieille que le monde en lui garantissant un avenir. Empédocle est un volcan du passé qui revient aussi du futur.

Le génie colérique de l’interruption est un tonnerre qui se dit encore ainsi, dans les mots étonnants du cinéaste proférés à Turin dans le film intitulé Jean-Marie Straub, la Résistance du cinéma (1991) d’Armando Ceste : « Empédocle est à notre avis un film sur le futur des hommes. Je veux dire, ni un film sur le présent, ni un film sur le passé. En partant d’un événement datant de 200 ans de la prise de conscience d’un type qui avait un peu plus de nez que les autres un peu plus de conscience politique et qui en tant que poète réagissait ainsi. En reprenant cette réflexion 200 ans après au moment où tout ce que lui pressentait est hélas arrivé l’on propose quelque chose qui concerne davantage que le présent parce qu’il concerne le futur des hommes. Je ne peux te dire plus »(7).

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