
« Six jours ce printemps-là » de Joachim Lafosse : À perdre la maison
Film de la déflation après l'implosion, Six jours ce printemps-là joue la carte de la discrétion, mais si l'auteur fait le mort, c'est en marchant à pas de loup pour différer sa résurrection.
« Tout salaud qu'on soit, on n'est pas moins naïf et susceptible de déceptions »
(Pierre Desproges, Fonds de tiroir, éd. Seuil, 1990)
Pas un film, une note d'intention
Six jours ce printemps-là est sorti en catimini, la critique s'est gentiment fendue d'un accusé de réception, le public ne s'est pas manifesté, il se serait dérangé pour rien ou presque. Le presque intrigue pourtant, on s'y consacrera ici. Il faut dire qu'à l'occasion de son onzième long, Joachim Lafosse a sérieusement revu à la baisse ses présomptions. Les rodomontades sur nos turpitudes contemporaines ont laissé place désormais à une fiction famélique, expurgée d'enjeux dramatiques forts comme à l'accoutumée, l'encéphalogramme quasiment plat, sinon à marquer le coup en marquant le pas.
Continuer comme y invitait un titre précédent : oui, évidemment, mais comment et à quel prix ?
Joachim Lafosse revient à la maison, celle de tant de films (Nue propriété, À perdre la raison, L'Économie du couple) depuis le premier long (Folie privée), la maison des sévices et des étrangers où se bousculent deux morales à couteaux tirés, celle des propriétaires et l'autre des locataires.
Prétexter un souvenir d'enfance (la maison des grands-parents et le déclassement maternel) conditionne une volonté sans la réaliser ; y suffira la note d'intention. Une jeune mère flanquée de ses deux garçons et de son nouveau compagnon, clone du réalisateur (même Yaourt, le chat de Dossier 137 de Dominik Moll, a plus de personnalité que lui), passe une semaine de vacances en squattant la maison de ses anciens beaux-parents à Saint-Tropez et rien n'advient. Aucun désir côté fiction et incarnation, même en caméra portée sur l'épaule, aucun désir, donc, sinon du film à refourguer pour seulement intenter que, même à plat, son auteur a comme son héroïne la volonté de persévérer, locatrice clandestine d'une résidence dont elle n'était au fond que l'indésirable parasite.
La maison en question est donc moins peuplée de corps ou de fantômes que de phasmes et d'ectoplasmes, moins remplie que La Maison vide de Laurent Mauvignier, ce traité goncourisé de généalogie mobilière et notabiliaire. Une pure enveloppe au service d'un courrier de circonstance, un abri provisoire le temps de se refaire à l'idée que les locataires, abonnés au passage, seront à nouveau en passe de triompher du méchant déclassement avant, enfin, de redevenir propriétaires.
Six jours ce printemps-là ? Heureusement que les vacances n'ont pas duré un mois, sinon quoi ?
La déflation après l'implosion
Nul sur le plan littéral, abscons dans le coup tiré pour rien, Six jours ce printemps-là ne tient qu'allégoriquement. L'auteur en vacance de lui-même revient au cinéma par la petite porte, plus d'un an après plusieurs témoignages de collaborateurs, très souvent des femmes, victimes de ses manières brutales(1).

Ses trois derniers films dessinent sans forcer une trilogie narcissique, les masques tombés : Les Intranquilles imposait l'ego de l'artiste bipolaire et intempestif dont les excès étaient rédimés par la maladie de son génie ; Un silence introduisait le ver dans le fruit, le gardien du temple qui a croqué dans la pomme et qui finit sanctionné par l'institution qu'il avait jusqu'à présent dignement servie. Le temps est désormais au purgatoire. On rase les murs sans faire de bruit, on se cache derrière une femme noire pour faire plus inclusif (Eye Haïdara, c'était l'opératrice télé du segment intermédiaire de Film socialisme de Jean-Luc Godard), on veut retourner dans la riche bâtisse azuréenne en rêvant au retour gagnant cannois, on est victime des petites crasses des jaloux et délateurs, ironiquement interprétés ici par les vedettes de ses films précédents, Damien Bonnard et Emmanuelle Devos, on garde la tête haute en sachant qu'on y reviendra dans cette maison-là, d'une façon ou d'une autre.
Film de la déflation après l'implosion, Six jours ce printemps-là joue la carte de la discrétion mais si l'auteur fait si bien le mort, c'est en marchant à pas de loup pour mieux différer sa résurrection.
Tropes à Saint-Tropez
Même sous le soleil de Saint-Tropez, Joachim Lafosse ne lâche pas ses tropes (la chanson entonnée dans la voiture, cet éden éphémère en effet compulsif de signature). Il marche sur des œufs en se gardant bien de faire des vagues, mais n'en pense pas moins, il ronge son frein en prévoyant de ressortir ses dents de loup quand le temps sera propice. Que les chevaliers blancs, les dénonciateurs et les calomniateurs, prennent garde, ils auront droit au retour de la vengeance de qui n'a pas son pareil pour les connaître par cœur puisqu'il en est. La location n'est que provisoire, vous verrez.
À perdre la maison mais c'est pour mieux y retourner et, alors, le ménage sera fait. À salaud, salaud et demi. Même recalé pour ses excès égotiques, l'élève libre est passé maître en mesquinerie.
Comme Christine Angot, Joachim Lafosse est prisonnier du trou où ses abuseurs l'ont mis et il voudrait y confiner le monde entier et le cinéma avec lui. Gardienner la maison l'est d'une prison.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Joachim Lafosse
- Guillaume Richard, « Continuer de Joachim Lafosse : C'était un beau Cheval Blanc... », Le Rayon Vert, 25 janvier 2019.
- Thibaut Grégoire, « Les Intranquilles de Joachim Lafosse : L'art de ne pas avoir honte », Le Rayon Vert, 30 septembre 2021.
- Des Nouvelles du Front, « Un Silence de Joachim Lafosse : La mort du loup », Le Rayon Vert, 11 janvier 2024.
- Lire notre collection de textes intitulée Le cinéma belge en question.
Notes
