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Le professeur (François Civil) dans la cour de l'école dans Pas de vagues
Critique

« Pas de vagues » de Teddy-Lussi Modeste : L'école en débat

David Fonseca
L'école est un lieu d'expérimentation in vivo pour nombre de réalisateurs. Elle opère comme une micro-société au cinéma, un lieu test pour questionner le genre, le racisme, le rapport à l'autorité, à la discipline, l'information... en témoignent de nombreuses œuvres cinématographiques. Le récent film de Teddy Lussi-Modeste, Pas de vagues, sur la question du harcèlement scolaire, était l'occasion de faire le point à partir d'un long-métrage qui, croyant disculper son enseignant, l'accuse définitivement.
David Fonseca

« Pas de vagues », un film de Teddy-Lussi Modeste (2023)

Le cinéma n'est pas un lieu de divertissement, mais un laboratoire où s'expérimente, en grand, nos expériences de vie. L'école y est un véritable objet de dissection. Au tableau noir, elle se conjugue à tous les temps et tous les modes. À l'intérieur même de cette catégorie, les documents d'abord, à l'instar de l'inénarrable Être et avoir de Nicolas Philibert, en 2002. Puis, les fictions sur les enseignants, souvent des comédies populaires, depuis Le Maître d'école en 1981, de Claude Berri, avec Coluche à contre-emploi, en passant par P.R.O.F.S sorti en 1985 avec Patrick Bruel, parce-que-chanteur-en-vogue-en-professeur-de-lettres et Fabrice Luchini, parce-que-nécessairement-artiste-en -professeur-de-dessin. Les Profs, franchise potache récente peuplée d’humoristes populaires ou encore les Segpa au Ski, continueront à se payer l'école. Autant d'épigones, pour ces derniers, au très racialiste Le plus beau métier du monde, de Serge Lauzier, avec Gérard Depardieu, professeur kärcherien avant l'heure venu nettoyer les banlieues de ses cancres, comme, par exemple, L'école pour tous, d'Eric Rochant, qui voulait au contraire tous les inclure dans la grande matrice à rigolbocher, avec Arié Elmaleh, parce-que-frère-du-gentil-comique. Pris dans d'autres clichés, ceux de la vanne comme de la gaudriole façon Audiard, La vie scolaire de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, apportera autant sa contribution à la grande régalade. Autre registre fictionnel privilégié du film d'école, la comédie sociale, à l'instar du récent Un métier sérieux de Thomas Lilti, précédé par Entre les murs de Laurent Cantet, autant que, en dehors des frontières, pour les plus récents, L'affaire Abel Trem, film hongrois de Gábor Reisz, La Salle des profs, d'Ilker Çatak, film allemand en compétition aux oscars, Les Herbes sèches, film turc de Nuri Bilge Ceylan. Toutefois, malgré tout ce qui les distingue, ces films partagent un présupposé commun plus ou moins bien dissimulé : ils s'efforcent de penser les rapports de domination en milieu scolaire quand on pensait le pouvoir mis au pilori depuis Zéro de conduite de Jean Vigo, en 1933. Pas de vagues, de Teddy Lussi-Modeste, en est l'une des versions les plus récentes, sur la question qui agite le milieu scolaire depuis quelques années, celui du harcèlement.

Mais pour en prendre la mesure, un pas de côté est nécessaire. Il faut aborder Pas de vagues depuis son négatif pour en prendre la pleine mesure, en disant quelques mots du spécialiste du cinéma de service public, Thomas Lilti qui, après le secteur hospitalier (Hippocrate), a fait du film d'école un anti-Marvel avec son film de collège, Un métier sérieux. Son modèle professoral n'y est pas une version laïcisée du Dr Strange, le sauveur d'Esprits rebelles pas plus qu'un Keating qui poétiserait les démons des lieux en gestation. Thomas Lilti a plutôt réalisé un film au ras de l'institution, dans un collège parmi d’autres, dans un lieu innommé, retranché des difficultés des quartiers populaires comme de la truculence d’élèves insoumis mais hilarants, ôté le panache comme le sacrifice de professeurs prêts à tout pour sauver leurs élèves comme la république des impies. Il a travaillé sa matière en observateur d’une réalité moyenne, non nécessairement représentative : le normal érigé en principe esthétique et narratif, jusqu'à parasiter en cours de film son approche par les problèmes personnels de son corps enseignant.

Un métier sérieux demeure toutefois intéressant pour reprendre un thème déjà envisagé par le film d'Abdellatif Kechiche, L'Esquive, autant que par Entre les murs de Laurent Cantet, soit la façon dont le langage du corps professoral, au lieu de les émanciper, devient un puissant instrument de domination comme d'exclusion de certains élèves. La Salle des profs, d'Ilker Çatak, en a fait également, mais par devers-lui, son argument comme les frais. Pour dénoncer les pratiques d'un système scolaire intimidant les élèves, il fallait bien le corps et l'esprit d'une professeure de mathématiques comme de sport, qui finit cependant par utiliser elle-même des moyens de contrôle et de coercition pour le mettre en accusation. Par effet de contagion, cette micro-société est gagnée peu à peu par une forme de fascisation, le film reposant sur une mécanique qu'il souhaitait pourtant dénoncer.

Dans Un métier sérieux, pour en revenir à cet exemple, un conflit oppose également, un temps, Benjamin (Vincent Lacoste), le nouveau professeur, à l'un de ses élèves de quatrième. La fiction décortique soigneusement ce mécanisme, sans hauts cris, en n'évitant jamais de questionner le rapport à l'autorité : comment l'enseignant, emporté par la puissance de son verbe, lyricise son autorité au point de la commuter en violence en prenant un peu trop de plaisir à humilier un élève ; comment, encore, cet élève réagit avec véhémence ; comment le professeur, dépassé par la puissance de son pouvoir, laisse échapper une situation qu'il ne contrôle plus ; comment, finalement, l'institution scolaire, via son VRP le plus évident, son proviseur, échoue sans doute à leur être d'une aide secourable. Le conseil de discipline – le seul d'Un métier sérieux – filmé quasi en plans-séquences, montre alors combien le système est conçu pour transférer la responsabilité de l’institution défaillante sur les individus, comme à l'hôpital. Thomas Lilti déplie donc motivations et réflexes pour dessiner l’enseignant moins comme une vocation que comme un travail, une condition, une classe et montre ainsi un métier difficile en régime normal de fonctionnement.

L’école est donc un lieu de cinéma, pour le meilleur et pour le pire. Version drama, outre-Rhin, La Vague relatait déjà l’histoire d’un professeur qui organisait un jeu de rôle grandeur nature pour prouver à ses élèves qu’un régime fasciste pouvait réadvenir. La Salle des profs d'Ilker Çatak transmue les lieux dans le registre du thriller. Il utilise l’école comme un huis-clos, une communauté, la concentration d’une société toute entière où tester la fable politique. L'affaire Abel Trem, de Gábor Reisz, pour sa part, entend faire le récit de la fracture qui divise la société hongroise clivée par le nationalisme, à partir d'un mensonge fait par un élève recalé à son oral du bac en histoire. Mais, le film, paradoxalement, en se gardant de trancher, ferme toute possibilité d'interprétations, donnant raison à chacun, tort à personne.

Finalement, ce qui intéresse ce cinéma sur l'école, en général, est ce que le film concentre d’enjeux politiques dans une société reproduite en miniature. Le film fonctionne sur le mode du panel pour comprendre toutes les failles, les peurs, les obsessions d’une société, dans un cinéma qui se meut le plus souvent en fable morale. Le cinéma n'y est alors plus qu'un prétexte : les réalisateurs aménagent un lieu test pour examiner comment évoluent les phénomènes sociaux - le rapport au genre, au racisme, à l’autorité, à la discipline, à l’information. Le film d’école devient alors trop souvent une catégorie qui excède le genre. Un film à sujet, sans forme cinématographique spécifique, réduit au seul discours, voire, pire, au sentiment du réalisateur.

Pas de vagues en est la pire expression. Ce n'est pas un film, mais un procès dépaysé au cinéma, le J'accuse d'un ex-forçat de l'éducation nationale, Teddy Lussi-Modeste, son réalisateur. Le défendeur, un ancien professeur de collège accusé (à tort, selon lui) de harcèlement scolaire, a voulu en répondre. Il présente dans son film sa défense. L'acte d'accusation : dans Pas de vagues, Julien, interprété par François Civil, professeur de français, est accusé d'avoir abusé de sa position d'autorité auprès d'une élève.

Le professeur (François Civil) face à ses élèves dans Pas de vagues
© Kazak Productions - Frakas Productions - France 3 Cinéma (visuel fourni par Cinéart).

L’occasion est donc sans doute favorable pour soumettre au jugement les pièces du procès, puisqu’il s’agit bien de juger dans Pas de vagues le comportement d'un enseignant, en vue du verdict. Mais, in dubio pro reo : dans ce cas de figure, le doute aurait dû profiter à l’accusé. S’il avait fallu intervenir dans les débats, c'eut été d’abord en qualité de défenseur, pour tâcher de voir jusqu’où aurait pu être poussé le plaidoyer. Mais c’est précisément cette volonté scrupuleuse d’apologie qui est empêchée par le film lui-même. Chaque argument qu'il avance ne tarde pas à amener au jour des traits dont on ne peut nier le caractère de témoignages à charge produit, paradoxalement, par la défense elle-même. En effet, les tentatives appuyées du cinéaste de se défendre sont toujours reprises par ce à quoi elles tentaient d’échapper, à l’instant où elles voulaient y échapper, Pas de vagues procédant par exclusion, exerçant souverainement sa loi comme sa contrainte sur son sujet, le violentant autant que le professeur ses élèves. Il faut alors tirer toutes les conséquences d’un discours filmique qui est à lui-même sa propre objection.

Pas de vagues se déroule dans un collège de quartier populaire. Julien, jeune professeur de français, est accusé de harcèlement sur Leslie, jeune fille de 13 ans, après qu'il l'ait pris comme exemple pour tenter d'expliquer une métaphore relevant de la séduction. Or, paradoxalement, le film ne se construit pas sur la façon dont ce harcèlement est vécu du point de vue de Leslie, mais sous l'exclusif horizon du professeur, seule véritable victime selon Teddy Lussi-Modeste, transmuant Pas de vagues en une version aplatie de Calimero, car vraiment, vraiment, « C'est trop injuste ». Julien voudrait en effet émouvoir comme il pleure dans les bras de son amant quand il n'est pas un supplicié, simplement un sot refusant de questionner son autorité, sa position sociale d'adulte bourgeois blanc face à ses élèves. Pour l'enseignant/réalisateur, aucun doute possible pourtant, rien n'a été commis de répréhensible. Le vrai problème viendrait de sa hiérarchie qui, lorsqu'il aurait fait remonter l'affaire, n'aurait pas voulu faire de vagues. Force de loi, par le seul effet de sa parole, qui a une force créatrice pour qui se souvient de la leçon de Bourdieu, le professeur devient force de justice pour tous les sacrifiés de la république professorale. Le titre du film est en effet un écho au hashtag qui était apparu sur les réseaux sociaux suite à l'assassinat de Samuel Paty où des professeurs soulignaient l'abandon constant des enseignants face aux pressions qu'ils subissaient ; un écho également à l'histoire qu'a vécu le réalisateur, victime d'un harcèlement comme de menaces de mort de la part de la pseudo-victime.

La cause étant évidente, le film ne s'embarrasse pas de prolégomènes. Mater dolorosa de Teddy Lussi-Modeste, sa douleur était trop grande pour ne pas suppurer à l'écran. D'emblée, le film nous fait passer nulle part, puisque d'entrée cesse toute direction. Presto, Pas de vagues débute par le crime de lèse-majesté, la scène où tout bascule, la dignité du professeur attaquée. Dans un quartier « difficile », Pas de vagues s'ouvre sur une salle de classe dont le montage tend à montrer l'ambiance façon carte postale de cité pour l'encarter dans un cliché. Heurt et chahut en guise de bienvenue. Et puis, superbe, les Lumières incarnées sur sa seule tête, parce qu'il faut bien se sortir de la fange des inquisiteurs qui l'ont assigné à résidence dans ce lieu de proscrits, apparaît plein écran le professeur, François Civil, la civilité toute républicaine incarnée, surmontée d'une paire de lunettes pour y voir clair, la vue parfaite de près comme de loin pour les spectateurs-taupes qui n'auraient pas saisi combien son excellence est pourvue d'une intelligence clairvoyante. Sans ambages, Pas de vagues ne ménage aucun espace pour le mystère par le choix de ce visage qui n'en contient pas, ce parti pris pour l'acteur, en un plan d'ensemble, aussi beau que rond, dont la rotondité ne donne pourtant pas envie d'en faire le tour, une beauté lisse, irréprochable pour dédouaner l'ange Teddy Lussi-Modeste parmi les bêtes, qui, empêché, entend faire cours dans le calme et la sérénité. Mais voici que pris par son flot, en une tirade non cyranesque pour n'en avoir ni le pif comme la cape, au détour d'un cours, le beau, le bon François Civil entend faire comprendre ce qu'est l'astéisme à ses élèves – une figure de style consistant à louer une personne, un objet ou un discours en se donnant les apparences du blâme. Et, sans flair, parce qu'on ne s'improvise pas « nez », rapace, il désigne sa proie, Leslie, élève isolée, pauvre petite bête qui semble déjà chavirée par sa seule existence, aller de travers dans la vie comme vont les crabes avant même que son enseignant lui fasse une remarque.

Sentencieux, Julien, sûr des conditions de félicité de sa parole, prononce alors cette phrase : « On a parlé de séduction, qui passe par la flatterie, par exemple, ''Avec cette nouvelle coiffure, Leslie est particulièrement en beauté aujourd'hui'' ». Mais sur le marché linguistique bourdieusien, ce qu'avait anticipé François Civil, permettant de penser et de vivre son énoncé comme raisonnable ou réaliste, sa parole est contrariée. La salle de classe, par sa réaction, lui fait ravaler sa langue, plaçant chacun des protagonistes dans une grande gêne. Julien, langue fourchue, ne le prend pas en considération. Sûr de son bon droit, il réarme son savoir, crible Leslie d'un nouvel exemple, qui amuse davantage la classe. Julien mortifie Leslie, à l'endroit où le cinéaste l'avait déjà réduit, dans un débarras, dans son réduit, son embarras. Le « mamouth » se met alors en place. Julien est convoqué par le CPE. Lit une lettre écrite de la main de Leslie confessant son sentiment de harcèlement. Soutenu par d'autres élèves, Julien désescalade de sa chaire. Comment sa parole autorisée pourrait-elle être remise en question ? La question n'est même pas à résoudre, mais à dissoudre. Car Julien ne se la pose pas. Jamais son comportement ne sera remis en question comme si le film aspirait à aller de plus en plus vite, que son plaisir était dans la hâte, mais que peu lui importait où il court. Un discours hâtif, précipité, mais nullement inquiet, jamais fiévreux ; toujours trop clair et trop vif pour que rien ne l’assombrisse parce que victimairo-nombriliste. Pas de vagues est bien ce qu'il paraissait dès l'abord, un cinéma du quant-à-soi, cet épieu dans le cœur. Tout le film est construit à partir de la seule focale, courte, du professeur, quand avoir ciblé une jeune femme, isolée, de surcroît fragile, est une faute même s'il s'agissait d'une maladresse non malveillante, les élèves basculant leur rire sur Leslie.

Ce rire apparaît d'autant plus gras et malaisant, que, par métonymie, il semble commuter celui du professeur pour cet élève. Car Leslie n'est pas n'importe quel type de jeune femme. Elle est de cette Mauvaise graine, issue d'une famille pauvre, père mort, mère quasi-absente, un frère caricatural s'il était possible, violent, l'homme de main de la famille qui entend résoudre ses problèmes. Une famille comme une classe dont se moque éperdument l'avatar de Teddy Lussi-Modeste, Julien.

Ce rire, celui de l'ironiste, abîme malgré lui le si doux François Civil, par où apparaît une incohérence scénaristique : pourquoi ce professeur, si bon, ne s'intéresse-t-il jamais au fait que Leslie se soit sentie si mal ? Jamais Pas de vagues ne remettra en question le fait que l'enseignant puisse s'être mal comporté. Rien d'anormal puisque depuis le début du film, le réalisateur considère le comportement de Julien comme approprié, par le choix du cadrage, les élèves, dans leur singularité, étant débarrassés des lieux (un enseignant omniprésent, avec pour contrechamp une bande d'élèves chahuteurs). Il faut alors prêter l'oreille aux entretiens du réalisateur, considérant que cette affaire porte gros dans son ventre deux victimes, le professeur et l'élève. Teddy Lussi-Modeste les place sur un même pied d'égalité pour dénoncer le laxisme d'une hiérarchie quand leurs relations sont, au vrai, dissymétriques pour s'arc-bouter, in fine, sur un rapport de domination. Voici l'impensé du film : aussi bienveillant soit un enseignant, sa posture induit nécessairement un rapport d'autorité qui commandera leur relation en instruisant l'élève, en le notant, en établissant une ligne de partage des eaux entre ce qui est bien/mal, vrai/faux, pour l'acter comme vérité. Cette posture est par ailleurs celle que choisit le réalisateur, sans jamais s'en apercevoir : il procède par assomption. Sans aucune nuance dans le propos, marteau de justice à la main qui frappe à Thor et à travers, il ébranle un monde. Or, c'est le propre de la domination de ne jamais remettre en question le caractère d'un comportement outrancier dans sa manifestation toute souveraine, en se défaussant sur la victime du comportement qui se serait trompée, une dysfonctionnelle. Le système scolaire, aussi libéral soit-il, montessorien au possible, induit une pression constante plus ou moins forte de laquelle le réalisateur voudrait excepter Leslie en réglant son pas sur celui de son enseignant.

Le tribunal de la déraison

Cette situation aurait pu demeurer anodine si Pas de vagues ne nous avait pas appris autre chose sur son contexte, par le procédé du flashback, qui maximise d'autant plus le harcèlement. Si tout avait été filmé chronologiquement, la situation de Leslie aurait été mieux comprise. Plus tard, dans le film, on apprend que Julien, macroniste en marche, avait invité quelques élèves pour les récompenser de leurs bonnes notes, les autres en étant exclus, le si bon François Civil s'adaptant aux rejetons de la République, les conviant dans un kebab. Première pseudo bonne intention, cet acte participe d'un élitisme, révélateur, au fond, de la matrice comme du fond du système scolaire républicain, qui n'accentue pas tant les inégalités sociales qu'il les muscle comme il repose sur une logique libérale de concurrence prétendument pure et parfaite entre des élèves dont les conditions sociales auraient été effacées à ce point qu'Adam Smith y aurait perdu sa main. Bien que ce soit la seule erreur que Julien admettra, entre deux portes (« J'ai merdé »), il n'en place pas moins, déjà, Leslie, dans une position intimidante. Pendant ce déjeuner, plein d'aplomb, il se place face à elle, non pas en bout de table comme l'exigerait la bienséance républicaine, incivilement donc, obligeant la désobligée à un face-à-face malséant, exerçant une forme de pression sur une jeune fille timide qui semble aller si mal. Sans-gêne, il la regarde plusieurs fois, et, kebab oblige, comme s'il étanchait sa soif, lui qui n'en peut plus, finit par dire le mot « fraîche », en parlant de l'eau trouble qu'il boit, dans laquelle il se noie croyant sauver l'infortunée de sa misère, la regardant fixement. On apprendra autant que ce Monsieur Jourdain qui fait de l'exclusion sans le savoir, déboutonné dans sa pratique, remet parfois sa ceinture en cours, regardant Leslie. Autant de métaphores dont le caractère sexuel est problématique. Quand bien même Julien n'aurait pas l'intention de courtiser cette jeune fille, chacun de ses gestes peut se transformer potentiellement en situation de harcèlement dans l'esprit de la jeune femme. Le comportement inapproprié de Julien est pourtant effacé car Julien est le cinéaste du genre autolâtre. Il ne fait pas un film. Il se fait des films.

D'autres long-métrages, plus ou moins récents, traitent de ce problème. Ils incluent cependant tous les individus dans un système qui les contraint. Entre les murs de Laurent Cantet évoque ainsi le quotidien d'un professeur de français face à une classe peu évidente. L'enseignant, renfrogné, dérape. Il reproche à une élève, hors contexte, « une attitude de pétasse ». Mais le film, tout en montrant combien l'institution scolaire conduit des enseignants à s'isoler dans des postures rigides au risque de la fracture langagière comme exercice de violence symbolique, n'entend épargner personne, quand par exemple sera encore évoqué le cas d'un élève difficile pour lequel sera privilégiée l'exclusion, soutenue par ce professeur de français, malgré les supplications de la mère lors d'un conseil de discipline. Pour autant, Entre les murs ne place pas l'enseignant en position de victime, qui assume sa part de responsabilité quand il n'étherise pas les élèves, placés eux-mêmes dans des situations problématiques (familles violentes, absentes) les conduisant à refuser toute forme d'autorité extérieure. Pas de vagues ne se préoccupe jamais de ce contexte familial, sauf à virer à la caricature. Il ne se tourmente pas du sort des élèves, pire, délaisse Leslie, qu'il exclut de son propos, occultée après les dix premières minutes du film. Il témoigne de toute sa désobligeance à son endroit comme il relève d'un mépris de classe, si bien qu'à l'instant de vouloir sauver son soldat, Teddy Lussi-Modeste l'égare, tant il le place dans un brouillard d'inconscience permanent jusqu'à rendre le proviseur sympathique, un comble.

L'immonde

Pas de vagues est un film immonde, immergé dans sa caque, non pas simplement un déchet, mais un film émondé, sans autre monde que celui de la voix du maître. Le beau, le bon François Civil, lors d'une séquence, humilie ainsi une élève en raison de son insolence, non pas en la reprenant, mais en lui expliquant combien sa copie est indigne, l'élève ramenée au feulement de la bête. Il humilie encore une déléguée quand il pense qu'elle est en train de regarder une vidéo à caractère pornographique. Ce qu'il fait consciemment, dans une scène qui s'étire, bandée jusqu'à lui procurer du plaisir, quand le beau, le bon François civil aurait dû se taire, faire sans doute de la prévention, agir autrement. Le montage de cette scène est, par ailleurs, intéressant pour se concentrer uniquement sur le regard de l'enseignant, une insistance qui mortifie délibérément l'élève. Pas de vagues veut faire la leçon. Par représailles, le réalisateur veut obtenir son dû, se faire vengeance, punir les élèves après-coup du sort qui lui a été fait. Mais, paradoxalement, le rapport d'autorité qu'il entend réinstaller afin de réassurer la potestas de Julien, sa pleine et entière souveraineté sur la classe, produit dans le même temps un affaissement de la fonction d'autorité, un nivellement par le bas : Julien devient aussi médiocre que les élèves qu'il conspue à mesure qu'il croit s'élever en se lavant de toute forme d'indignité.

Pas de vagues fonctionne ainsi sur un double mouvement contraire : quand il ignore le rapport d'autorité, c'est-à-dire le comportement de Julien, il l'installe autrement et plus durablement en effaçant les élèves de l'écran. Par surimpression, ce qu'il voudrait effacer acquiert d'autant plus de présence basaltique. A contrario, quand l'enseignant veut faire un coup de force, marteler sa présence, réintroduire sa puissance, il s'abroge jusqu'à s'éclipser de l'écran.

Évidemment, un enseignant peut toujours fléchir, s'effondrer sur lui-même, craquer l'allumette, en témoigne cette autre scène dans Entre les murs, quand, entrant en salle des professeurs, un enseignant compare les élèves à des animaux en rut, des sauvages qu'il n'ira pas sauver de leur zoo. Mais ces moments sont très courts dans le film. Ils échappent à toute forme de rationalité quand, au contraire, le comportement humiliant de Julien semble systémique et systématique. Pas de vagues, à force d'insister, le standardise. Ce n'est plus un épuisement, mais une norme de comportement. Pour exemple, la scène avec le CPE, lorsque Julien découvre la lettre de Leslie. Après-coup, la jeune fille est convoquée afin de parler de cette mise en accusation, qui met en lumière la violence du système scolaire (via la convocation) comme son incapacité à traiter décemment le cas de Leslie. Car Julien se trouve dans la salle, Leslie, en présence de son présumé harceleur. Il la regarde quand elle a tant de mal à s'exprimer. Le bon, le beau Julien, dans un moment de lucidité, lui demande si elle souhaite qu'il parte. Intuition géniale non suivie d'effet puisque, gardant le silence, Julien restera en place. Un bovidé dans un courant d'air, incapable de déplacement, dépourvu de discernement, dépourvu de cornes, un être étêté.

Une élève dans Pas de vagues
© Kazak Productions - Frakas Productions - France 3 Cinéma (visuel fourni par Cinéart).

Plus tard, le frère cliché, violent, menace, insulte Julien, qui répond n'avoir rien à se reprocher quand il aurait fallu faire mine basse. Mais François Civil pourrait-il être une brute, un truand ? Il ne cessera pas d'être violemment condescendant, dédaigneux, autant, à l'égard de ses collègues le désavouant comme il ira jusqu'à intimider les deux délégués de sa classe afin qu'ils puissent dire ce qu'il veut entendre : rien ne s'est passé ; et le monde se porterait tellement mieux si Leslie et sa cohorte débarrassaient les lieux. La violence symbolique et réelle de Pas de vagues emporte tout, la mer et le bruit de tous les océans.

Pourtant, on pourrait bien aimer suivre un anti-héros à l'éthique douteuse, comme ce professeur dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan. Lui-même enseigne dans un collège, accusé de harcèlement sur une élève qui aurait, selon lui, cherché à le séduire. Mais le film inclut tous les individus dans un contexte social pour en souligner davantage ses fractures. Au travers d'une commune rurale et dans une volonté de s'en émanciper, se dévoile comment l'enseignant va développer un mauvais fond à l'égard de ses élèves, développer un discours autoritaire, devenir un opportuniste crasseux aux comportements condamnables. Or, le film ne le pose jamais en victime ni ne repose sur une quelconque posture morale. Il dresse des constats sociaux à partir de ses personnages. Il met en évidence le fait que ce type de profils a une consistance et tend à le disséquer pour mieux comprendre son comportement au travers d'autres personnages, moins douteux, afin d'apporter la nuance nécessaire au mystère de chacun. Le personnage central est antipathique-pathétique, une forme de misanthropie assez réactionnaire, sans doute, mais qui se transforme en une réflexion sur un homme, situé dans le temps et l'espace par ses conditions de vie.

Pas de vagues, à rebours de toute marée montante, s'inscrit dans une veine moralisatrice, une posture bourgeoise, autocentrée, abstraction faite et totale des classes sociales des élèves, une représentation de la précarité vulgaire versus le quotidien de Julien dans un grand appartement parisien. Un egotrip autour de sa seule situation qui n'inclut aucune autre réflexion que celle imposée. Un reliquat de tout ce qui est parfois reproché (injustement) au bougeoisisme pantouflard du cinéma « français ».

Immonde est encore le parallèle établi avec Samuel Paty, pour un professeur qui n'avait rien à se reprocher, non sorti du cadre scolaire, montrant cette caricature du prophète Mahomet à ses élèves. Dans le film de Teddy Lussi-Modeste, au contraire, l'enseignant prend la vague, est la cause de ce qui lui arrive. Il menace et humilie ses élèves pour éviter de se faire renvoyer. Faudrait-il ajouter sur le bulletin ces scènes ridicules où des feux de poubelle singent la barbarie en acte, le frère agressif lors de scènes lunaires avec la police qu'un loup digne de ce nom répudierait ? Tout est fantasmé, dans un climat de haine. Pas de vagues est donc bel et bien un film de vengeance, mais qui ne s'assume pas comme tel, Julien/Teddy Lussi-Modeste, patte blanche, voulant attester en permanence de sa probité en une version avariée du Justicier dans la ville, un justicier débile.

Quant aux conséquences sur la vie privée de l'enseignant, elles sont confondantes de banalité, reposent sur des dialogues éculés, un schématisme et un mécanisme qui ne rend aucune situation fluide car la caméra est un prétexte dans Pas de vagues. Elle ne filme pas. Elle fait la dictée sous la voix malhabile de son réalisateur, fautes trop nombreuses à l'appui, syntaxe douteuse, grammaire avariée. Ce systématisme se résout dans la scène finale lorsque, compatissante, Leslie explique à Julien combien son comportement n'était, au fond, qu'une réaction faite à celle de son frère violent. Pas de vagues, décidément, jusqu'au dernier moment, reflue le mystère. La véritable victime, finalement, ni Julien, ni Leslie : le cinéma assassiné en nous. Comme pour convaincre le spectateur que le professeur était un pauvre innocent crucifié par un système injuste et implacable, Leslie se répudie, avoue seule sa forfaiture comme elle exprime enfin son mal-être. Situation grotesque surdimensionnée par la réponse de Julien, enflée au risque du goitre jusqu'à l'étouffement de son spectateur : « Et tu ne crois pas que j'ai souffert moi aussi ! ».

Au fond, la phrase terminale de Julien n'est pas anodine. Elle résume assez bien finalement la position de l'éducation nationale sur ses questions qui, pendant longtemps, s'est résolue à envoyer des lettres types aux plaintes de parents pour faits de harcèlement en les menaçant de poursuite pour faux témoignage. Ce film cristallise leur réponse. Pas de vagues n'est donc pas un bug du système. Il est le révélateur de la position de l'éducation nationale sur cette problématique autant qu'il révèle par contraste que l'école repose sur un fond de violence inéliminable, une force qui en conditionne l'existence, un jeu qui joue toujours en faveur des professionnels de la parole, la parole autorisée de l'enseignant. Quand bien même encore aujourd’hui, le statut et la mission de l'école sont sujets à débats chez les historiens de la pédagogie et de la culture, tantôt perçue comme un « instrument des Lumières » au cœur du projet républicain, ou au contraire comme le site privilégié de la reproduction sociale, la parole de l'enseignant n'en reste pas moins un acte social qui légitime l'aptitude de ceux qui sont autorisés à parler comme elle délégitime ceux qui en sont privés. Ces travaux, quoi qu'ils se distinguent, reposent sur un impensé commun : le langage ne procède pas de l’entente, mais du différend. L'école républicaine repose, in fine, sur une logique conflictuelle que révèle par-devers lui Pas de vagues. Ce rapport est toujours antagonique pour reposer sur une dissymétrie. Il implique qu’un différend ne peut jamais être tranché équitablement. Le différend, selon Jean-François Lyotard, signifie que deux idiomes ne peuvent pas s’entendre, celui du professeur, celui de l'élève. Or, il n’existe pas de tribunal de la raison qui pourrait  trancher équitablement entre leurs deux prétentions. La seule possibilité pour une société de fonctionner serait de faire droit aux nouveaux torts de s’exprimer, c’est-à-dire de donner droit de cité à des discours hétérogènes et inconciliables, à l'instar de ce que fait au cinéma Entre les murs ou bien encore Les Herbes sèches. Il peut bien y avoir, par exemple, discussion avec l'élève sur sa notation comme ses incompréhensions, mais jamais la logique scolaire de type républicain ne pourra revenir sur ce qui est son fondement, à savoir l’installation d'un rapport paternaliste afin de gagner l'élève à ses convictions. De ce tort, il ne pourra jamais y avoir négociation : c’est la part non-négociable de toute discussion.

Pas de vagues, donc, film à charge contre l'institution scolaire autant que contre certains élèves, devrait revoir sa copie pour avoir commis une faute de langage outrancière, qu'il répète en permanence, soit, pour un professeur qui ne cesse de se penser par le haut, de s'humilier en disant une chose et son contraire, ce que les philosophes du langage appellent une contradiction performative : un propos qui se dissout à l'instant de se formuler. Car plus Julien veut se défendre, plus il s'accuse ; plus il veut se dédouaner, plus sa défense l'accable ; plus il parle, plus il déparle, jusqu'à se renier pour faire de lui un homme contre-dit qui, croyant dénoncer un système, en est l'incarnation. Du cinéma, dès lors, rien ne demeure, sauf un monde en perdition dans cet enfer ordinaire dont pas un esprit ne pourrait espérer revenir. Où Teddy Lussi-Modeste est venu coucher sa pensée, gagnée lentement par le froid, la léthargie, quand il aurait fallu qu'il conserve sa diatribe pour son journal intime. Pas une vraie pensée dans Pas de vagues, rien que des humeurs, des apparences de fulgurances, des fragments qui ne seront même pas sauvés d’une débâcle ou l’aggravant : aucun progrès, finalement, pas le plus petit pas en avant pour le cinéma, plutôt quelques reculs, et rien que des redites. Un monde chu en tombe.

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