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Amal (Lubna Azabal) devant sa classe, avant le drame
Critique

« Amal » de Jawad Rhalib : La tumeur, Gargamel et le Flamand magique

Thibaut Grégoire
Brandi par les institutions et les médias comme outil de propagande idéal pour asseoir un discours manichéen sur l'éducation, Amal de Jawad Rhalib emprunte une voie ouverte par des oeuvres telles que Noces ou Animals, mais semble pousser encore plus loin sa démarche volontariste et manipulatrice. En trouvant des stratagèmes d'écriture pour se dédouaner et échapper à des accusations de poujadisme, le film entretient sa médiocrité par l'entremise de ses acteurs en roue libre, de personnages aussi involontairement comiques qu'un méchant de dessin animé grand-guignolesque ou encore un "Flamand magique". Le film parvient tout de même à se tirer une balle dans le pied en comparant l'extrémisme religieux à une tumeur, ne comprenant pas qu'il est lui-même une dégénérescence de la tumeur du cinéma belge francophone, ce cinéma à sujet édifiant.
Thibaut Grégoire

« Amal », un film de Jawad Rhalib (2023)

En ce début d’année 2024, les films de cinéastes belges se succèdent dans les salles et semblent tour à tour repousser les limites du supportable, à la fois par les thèmes abordés, mais également par leur aspect esthétique, de plus en plus proche de produits télévisuels voire publicitaires ou propagandistes. Si le manipulateur Un silence de Joachim Lafosse n’a fait que confirmer ce que l’on pensait de ce cinéaste de l’abus, son avatar « light », le fade mais néanmoins révoltant Les Poings serrés de Vivian Gofette, creusait plus profondément encore dans les méandres nauséabonds de ce qu’à pu laisser dans l’imaginaire collectif national la sinistre affaire Dutroux. De son côté, Quitter la nuit de Delphine Girard semble réinstaurer une ère du film de propagande avec pour cheval de bataille #MeToo et les violences faites aux femmes, en brandissant en ennemi inconditionnel « l’homme », cet animal tantôt prédateur tantôt pantin lamentable. Amal de Jawad Rhalib s’inscrit dans cette mouvance propagandiste en déplaçant toutefois l’affrontement qu’il met en place et monte en épingle, vers celui de l’enseignement national et/ou de la liberté d'expression et sexuelle contre la religion.

Amal est le prénom lourd de sens - Amal a mal tout le long du film, mal à la tête, mal à son enseignement, mal à sa Belgique comme Marine Le Pen aurait mal à sa France - d’une professeur de français dans un établissement scolaire bruxellois. Lorsqu’elle découvre que Monia, une élève de sa classe, est la cible de moqueries et d’un harcèlement soutenu de la part de certains de ses « camarades » de classe, en raison de l’affirmation d’une sexualité que ne tolèrent pas les élèves de profession musulmane, elle se met en tête de les « éduquer », puisque c’est son rôle, et de leur faire lire en classe les textes d’Aboû Nouwâs, un poète du 8ème siècle qui affirmait de front sa foi musulmane et sa bissexualité. Devenue la cible, au même titre que Monia, de harcèlement sur les réseaux sociaux et au quotidien, Amal n’en démord pas et reste sur sa ligne, quitte à risquer sa vie, face à cette vendetta dirigée en sous-main par un machiavélique prof de religion.

Comme le démontre cette tentative plus ou moins neutre de résumer les enjeux du film, Amal ne fait pas vraiment dans la subtilité, et n’hésite pas à grossir tous les traits, à gonfler toutes les problématiques, afin d’asséner son discours, seule raison d’être de ce tract filmé, de ce nouvel étalon du genre dans le paysage désolé du cinéma belge francophone, véritable champ de navets en pleine expansion. Le film de Jawad Rhalib voudrait être un Entre les murs coup-de-poing, mais n’est qu’un sous-Noces, un sous-Animals, bref un ersatz dégénéré de ce qui constitue déjà le pire du pire. Tout comme Animals de Nabil Ben Nadir voulait tout écraser sur son passage en montrant dans toute son horreur et presque in extenso une agression homophobe filmée à l’iPhone, Amal entend bien « défendre » la liberté d’expression et la liberté tout court en n’hésitant pas, une fois encore, à monter une communauté contre une autre, à monter les gens et les spectateurs les uns contre les autres. C’était aussi déjà le cas de Noces de Stefan Streker qui sous couvert d’humanisme - probablement sincère, et c’est là le pire - attisait la méfiance voire la haine envers une communauté qui, bien qu’intégrée dans la société belge, continuait à être régie par des traditions jugées incompatibles avec celle-ci, à savoir en l’occurrence le mariage arrangé.

À la Fédération Wallonie-Bruxelles, "Amal" devient "Anal" grâce à la magie d'un lampadaire
© Thibaut Grégoire (pour la photo) - © Scope Pictures (pour le poster du film "Amal")

Si Amal nous semble encore plus problématique que ces deux films pourtant détestés, c’est qu’il n’a ni la « radicalité » de l’un ni la « sincérité » de l’autre, il ne fait que dérouler avec roublardise et académisme un plan bien huilé qui se confond aisément avec une campagne publicitaire. La promotion de celui-ci dans les médias permet en effet de relayer le discours dominant sur l’éducation, et les valeurs prônées par les institutions, avec en tête la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a participé au financement du film et qui compte parmi ses « secteurs » celui de l’enseignement. Si l'on peut bien évidemment être en accord avec une grande partie des valeurs véhiculées par ces institutions et par le film, c'est bel et bien la démarche d'évangélisation laïque qui nous pose problème, ainsi que les moyens employés, pachydermiques et moralisateurs. Sur la façade de la FWB, on peut voir, au moment de la sortie du film en salles, et de l’écriture de ce texte, un immense poster d’Amal, affichant s’il en était encore besoin toute la dimension « propagandiste » d’un tel film - et en général de pratiquement tous les films produits aujourd’hui en Belgique francophone, adoubés comme il se doit par le Centre du Cinéma de la Fédération. Pour la petite histoire, et histoire d’en rire un peu, l’emplacement de l’affiche et celui d’un lampadaire facétieux permettent de transformer « Amal » en « Anal » et de retourner ainsi la purge (le suppositoire) à l’envoyeur. Comme le dirait un grand philosophe : « Puisqu’il est si bien huilé, ton plan, tu sais où tu peux te le carrer. »(1). Dans un récent entretien qu’il nous accordait, Bruno Dumont évoquait ces films « qui pensent que le bien et le mal existent » et qui sont des outils de communication au même titre que les publicités qui les précèdent sur l’écran de cinéma. Amal en est un des exemples les plus parlants, alors que Jawad Rhalib pense avoir sérieusement évité ce piège. En effet, le comble du ridicule est atteint lorsqu'Amal explique à sa classe qu'il n'y a pas d'un côté le mal et de l'autre le bien, avec l'esprit critique et la liberté au milieu. Le film échoue sur tous les points, aussi bien à construire un discours critique qui est sa seule raison d'exister que dans sa recherche de la moindre nuance.

Tout est mauvais dans Amal, à commencer par ses acteurs, qui ne renoncent à aucune facilité, aucun cabotinage éhonté. Dans une scène de colère hystérique et involontairement drôle(2), Lubna Azabal, l’Amal du titre, se livre à une séance de vocifération à peine croyable, repoussant toutes les limites du genre. Elle y déforme son visage de manière presque conceptuelle - mais ne nous leurrons pas, il n’y aucun concept, aucune recherche dans ce geste purement démonstratif - en éructant ses quatre vérités à la pauvre directrice de son établissement, dépassée par les événements. L’image de ce visage défiguré par la colère renvoie volontairement ou non à des dessins que l’on aura vus plus tôt dans le film, des dessins faits par Monia de visages également déformés, rappelant vaguement Le Cri de Munch. On ne sait si ces dessins sont censés représenter la peur, la colère ou autre chose, mais ils sont en tout cas aussi laids que les grimaces incontrôlées d’une actrice en roue libre et que la colère que véhicule le film, jusqu’à la provoquer de manière peut-être également incontrôlée chez l’auteur de ces lignes.

Si nous accusions plus tôt Amal de roublardise, ce n’est pas sans fondements, et l’un de ceux-ci repose d’ailleurs dans le choix d’un comédien pour l’un des rôles principaux. En effet, on ne peut nier une « trouvaille » des scénaristes, une « fulgurance » permettant dans un même élan d’affirmer une « singularité » et de se dédouaner idéologiquement : faire du prof d’Islam un converti, en la personne d’un certain Nabil dont on apprendra dans la dernière partie du film qu’il s’appelle en réalité Thibault. De ce Thibault-Nabil, le cinéphile le plus basique aura décelé dès sa première apparition l’italo-belgitude puisqu’il est interprété par nul autre que l’inénarrable Fabrizio Rongione, jadis bon comédien chez les frères Dardenne ou encore chez Eugène Green, qui fait ici une improbable composition de méchant de dessin animé, quelque part entre Gargamel et Jafar, avec force rictus crispés, regards de fourbe, et mèche bien grasse. On ne doutera pas une seconde que ce choix opportun, celui de faire jouer l’intégriste par Rongione et la prof exaltée et libertaire Amal par Lubna Azabal est une manière de se dédouaner d’entrée de toute accusation de racisme dont pourrait faire l’objet le film - même s'il en transpire de toute manière à vue d'œil avec ses raccourcis dénués de toutes nuances et de contextualisation. Amal véhicule en effet bel et bien des clichés discriminatoires à la pelle sur la communauté musulmane et en vient presque à décrire Bruxelles comme une zone de non-droit où chaque épicerie du coin, chaque cybercafé, serait le QG potentiel d’un prêcheur extrémiste de la Charia.

Le méchant imam Thibault (Fabrizio Rongione) face à la digne Amal
© Scope Pictures

Toujours concernant ce drôle de personnage d’Imam converti - et au delà du fait que la présence d’un converti au poste d’imam et de prof de religion élu par un comité de musulmans et imposé comme tel à la direction scolaire est hautement improbable voire totalement irréaliste -, il est cocasse de l’entendre traiter à tout bout de champ, en arabe, Amal et Monia de suppôts de Satan, alors que Rongione joue lui-même ce personnage comme une sorte de démon grand-guignolesque. Et si les élèves, dont une qui s’avérera la plus vindicative et la plus dangereuse (3), traitent les homosexuel(le)s et Monia en particulier de « Djinns », en employant donc le terme dans son acceptation négative, le film fait d’un autre personnage le « bon génie », tout en pérennisant une nouvelle figure emblématique du cinéma belge démonstratif et édifiant de ces dernières années, à savoir le « Flamand magique ».

Dans Amal, il s’agit du mari de celle-ci, joué par Johan Heldenberg, qui s’exclamera notamment, avec toute la sagesse moraliste représentée par son accent : « C’est pas un jeu, Amal. (…) C’est sérieux. ». Depuis quelques années, un souci d’inclusion et de représentativité pousse certains réalisateurs francophones à embaucher dans des rôles secondaires des acteurs flamands renommés afin d’assurer la promotion et la distribution de leur film dans le nord du pays. Ainsi, on a pu voir - dans le désordre et dans un recensement non-exhaustif - Tom Vermeir en père réaliste et rabat-joie dans La Ruche, Sam Louwyck en gentil beau-père dans Jumbo, ou encore Wim Willaert en père de substitution dans les Poings serrés. Souvent, l’acteur flamand respectable se voit donc attribuer l’emploi de mari qui subit, d’amoureux providentiel, de beau-père bienveillant, de père de substitution. Et immanquablement, il est gratifié à chaque fois d’une scène emblématique lors de laquelle il assènera une vérité bien sentie, un rappel à l’ordre de la morale ou du bon sens. Comme si ce type de rôles, celui du Grand Schtroumpf en quelque sorte, ne pouvait être tenu que par nos paternalistes compatriotes. C’est en tout cas la représentation que donne le cinéma francophone : le belge néerlandophone serait plus raisonnable, plus « terre-à-terre » que son voisin rêveur et idéaliste. On pourrait donc rapprocher cette figure récurrente du « Flamand magique », comme nous le qualifieront facétieusement, du « Magical Negro », ce « magicien noir du cinéma hollywoodien d'hier et d'aujourd'hui, toujours sur le pont, toujours partant à faire le coup de main pour sortir le héros blanc de l'embarras »(4). De là à y voir également un cliché raciste, il n’y a qu’un pas.

Amal est un film si « riche » dans sa bêtise et sa roublardise patentée qu’il amène à détecter de nouvelles tares et à cerner de nouveaux concepts permettant d’identifier et de circonscrire un peu plus ce courant maintenant bien ancré du film belge francophone d’état, celui qui véhicule les mêmes banalités et certitudes que le JT de la RTBF ou celui de RTL-TVI. Dans une scène bien ancrée puisqu’elle se déroule aux toilettes, Amal dit à une collègue qu’il faut agir vite car l’homophobie et l’extrémisme religieux dont font preuve certains élèves est une tumeur qu’il faut éradiquer avant qu’elle se propage. Si cet appel à la figure de la tumeur est en soi extrêmement ambigu car elle convoque tout un sous-texte de l’envahissement d’éléments indésirables au sein d’un organisme, il en devient aussi malgré lui l’allégorie de ce qui est arrivé au cinéma belge depuis l’apparition de cette engeance qu’est le film à sujet édifiant, dans lequel le « message » est plus important que l’art, et où on ne recule devant aucune facilité d’écriture ni devant aucun débordement hystérique. Il est bien trop tard pour éradiquer la tumeur développée par ce cinéma institutionnel, lequel semble définitivement et irrémédiablement gangréné. Et le Djinn, ce mauvais esprit qu'il faut exorciser dans la tête des mécréants selon Nabil ou dans celle d'une partie de la communauté musulmane selon Jawad Rhalib (puisque beaucoup d'élèves se liguent contre Amal même s'ils seraient en réalité manipulés !), se trouve aussi, et d'abord, dans les couloirs des institutions, des organismes financiers et des maisons de production qui financent de tels films.

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