
« Oui » de Nadav Lapid : Défigures du Palestinien
Oui est un drôle de film. Antipode à la politique génocidaire israélienne, son « non » dit « oui ». À perdre sa langue en cours de film, son « non » consent constamment, pour être tout entier construit sur la négation de la figure du Palestinien. Embué d'horizon rabougri, totalement resserré sur la figure de Nadav Lapid, son « non » devient alors complice. S'extrême-sionise.
« […] Des eaux troubles
Soudain troublent
Mes sens
La décadanse
M'a perdu
[…] Dieu pardonnez nos offenses
La décadanse.
À bercé
Nos corps blessés
Et nos âmes égarées
Dieu pardonnez nos offenses
La décadanse
À bercé
Nos corps blasés
Et nos âmes égarées »,
(Serge Gainsbourg, La décadanse)
« Oui », un film de Nadav Lapid (2025)
Comment être le cinéaste de l'absent que nous sommes, de l'absent dans l'absence de la figure du Palestinien aujourd'hui ? On ne déchiffre sans doute pas un abîme, mais on parvient peut-être à glisser son corps dans la nervure. Oui, de Nadav Lapid, voulait vivre à hauteur de l'événement : Gaza, en son génocide. Filmer une psychose générale après les attaques meurtrières du 7 octobre, Tel Aviv en transe, dans une fête interminable à une heure du lieu-dit, en voiture. Mais pourquoi Tel Aviv, dans le film, s'ébroue-t-elle ? Pourquoi danse-t-elle ? : pascalienne, dans ce drame somnanbulique, ne veut-elle pas voir le gouffre qu'elle porte en elle ? Se réjouit-elle de ce qu'elle voit ? Ni l'un, ni l'autre, car dans Oui, on ne voit pas bien. Dans Oui, on ne voit rien, sinon le seul visage de Nadav Lapid quand celui du Palestinien, en son essentiel, est remercié. Plus de trace de sa figure, de sa conservation en risque et en mouvement. Comment donc clouer l'ici de la Palestine, quand il s'agissait de dire Non dans Oui ? À quel mur, quand sa figure a disparu ?
Oui, de Nadav Lapid, voudrait pourtant faire de nous des avaleurs silencieux. Tout le paratexte du film plaide en ce sens, quant à sa réception critique : Nadav Lapid incarnerait la figure du Non, pour « que soit donné congé à l'affreux carnaval de l'homme » (Audiberti). Il serait celui qui, depuis, Synonymes, a quitté Israël pour la France, le cinéaste de la critique de la politique israélienne. Il déblaierait les boues du temps. Chacun s'en gargarise, le recevant, de France Inter à France Culture en passant notamment par l'émission C ce Soir du 16 septembre dernier sur France TV où, curieusement, parmi les invités, les contempteurs des mouvements de libération palestiniens ont fini par rejoindre le camp des bénis non-non, en une philosophie des remonte-pentes dont ils possèdent seuls la mécanique.
À leur décharge, Nadav Lapid leur a facilité la tâche, à répéter son opposition au régime en place dans les entretiens qu'il donne. Sa trajectoire y pourvoit autant. Après son service militaire, Nadav Lapid devient une sorte de pamphlétaire dans Haaretz, journal de gauche israélien. Puis débute des études de cinéma qui se solderont par des courts-métrages remarqués – il faudra y revenir – où la figure du Palestinien est centrale, en faisant jouer à des hommes et des femmes ce qu'il a écrit/pensé/voulu, comme étant le rêve d'un être débordé par l'impossibilité d'être en accord.
Au paratexte du film, s'ajoute son contexte de production comme de sortie en salle. Oui est borné par l'histoire récente, en deux moments charnières. D'abord, il se met en place juste après les massacres du 7 octobre. Financé initialement par le Israël Film Fund avant cette date, ces événements vont faire pivoter le film. Contextuellement, le festival du film palestinien appelle alors au boycott de Oui, en raison de son mode de financement, de sa présence aux Ophir (les César israélien) quand, dans, le même temps, le pouvoir en place rejette le film, non distribué en Israël, le film agaçant les ultra-sionistes en Israël, notamment par sa capacité de provocation. Un doute ne manque pas de venir à l'esprit cependant : à être contesté par autant de logiques antipodes, le Non de Oui n'en devient-il pas trouble ?
Au plan du contexte, au moment de sa sortie en salles, Oui est encore borné par la reconnaissance récente de l'État palestinien par de nouveaux et nombreux États. Parmi ces derniers, la France, mais aussi, effet notable, par deux autres États historiquement opposés à toute forme de reconnaissance, l'Australie et le Canada. Une reconnaissance par laquelle chacun s'efforce de tailler pour le songe palestinien un manteau à sa mesure, essayant de tenir la paume de l'horizon, et cette ivresse d'y boire un peu pour ne pas rendre gorge. Où chacun essaie de bricoler la démesure, la fabrique de l'homme, pour que se maintienne quelque chose jusque dans le délabrement. Quand le cadastre est déchiré, il faut certes essayer de le refaire : pourtant, quelle sera la nouvelle unité de mesure ? Devant l'immensité de la question, il serait vain de vouloir dresser un mur couvert de formules, ou d'enluminures quand Oui serait une sorte de mètre étalon.
De fait, ce paratexte comme ce contexte contaminent en permanence la réception critique du film comme le film lui-même. Nadav Lapid ne manque ainsi jamais de faire figurer des alter ego dans son cinéma. Leur prénom commence toujours par la lettre Y, depuis Synonymes, filme de rupture avec Israël : son personnage principal, dans Oui, se prénomme ainsi Y, autant que le prénom de sa compagne, par ricochet, en langue arabe, commence par la même lettre : Jasmine (Yasmina) comme il se prononce « Yasmine », un choix sans doute opportun pour un personnage dont la trajectoire bifurquera jusqu'à s'échapper de son prénom, s'exilant. Paratextuellement et contextuellement, Oui serait donc du côté du Non. Mais le film, de quel bois est-il fait, au regard de ce Non porté par tout un paratexte comme un contexte autant que par Nadav Lapid lui-même ? Tous ces films précédents, dit-il, étaient des « non ». Des œuvres faites de résistance. Que fait donc Oui de son Non ?
Au plan filmique, l'argument narratif de Oui intervient au tiers du film. Un couple, Y et Jasmine, sorte de bouffons du roi, vont de soirée en soirée au milieu des pontes israéliennes, société huppée et décadente. Un jour, Y voit l'opportunité d'entrer tout à fait dans ce monde quand il est contacté par un membre éloigné de Tsahal. Il est invité à composer la musique qui accompagnera un chant guerrier, vantant les mérites de l'armée sur fond génocidaire, reprise d'une vieille ritournelle des années 40, chantée en effet par une chorale d'enfant en Israël. Y est alors tenaillé entre son désir de faire partie du sérail et des questions morales. La première partie du film, centrée sur la fête, fait alors place à un film plus introspectif, jusqu'à ce que Y se retrouve face à la bande de Gaza.
La première partie de Oui est en forme de réservoir formel. Oui s'efforce de trouver des idées de mise en scène, dont le ton est donné par les premières images de fête, où l'on a rarement vu tant de faste dépensé pour autant d'absence. La caméra, électrique, traque l'énergie de ces gens qui font commerce avec nulle part. Une fête en forme d'oubli, pascalienne, les yeux bandés, soit pour masquer les agissements de l'armée, soit pour s'en féliciter, on ne sait trop. Une danse pas drôle, dans un pays sous stéroïde qui s'est fait une société à la mesure de son ennui. Une danse macabre, dans une société malade, sorte de reprise buñuelienne représentant l'élite en délitement, la bourgeoisie, l'armée, le clergé. Une danse informe à force d'agitation où n'en demeure plus qu'un brouillard de tics, qui débordent de Tel Aviv, tous ces tics montés sur pattes, cette forêt de saccades en vrac, de tressautements qui s'accablent. Toute cette hystérie navrée qui grouille et réclame en silence sa peine. Ces individus se débattent, dans un chaos d'obstacles, de pièges, de crétinerie initiale et de rêves appris par cœur. Quelque chose les a remplacés, et cette chose, les voici à son service – ils sont vécus par elle : la politique israélienne. Mais que se produit-il ainsi sous les yeux de chacun ?
Le film l'indique d'emblée, pour s'ouvrir sur une autre scène clé, par un plan sur un catalogue de caricatures d'un dessinateur allemand, George Grosz, sous Weimar. Un plan pour signifier que se rejoue peut-être en terre israélienne l'avènement d'un proto-nazisme. Un proto-nazisme qui gagnerait par effet de contagion toute la société israélienne. Ainsi, lors d'une scène de danse/transe, après avoir lancé un remix de Asereje, titre du groupe pop et coloré Las Ketchup, Y et Jasmine se mettent à danser frénétiquement. Le couple est suivi par les tremblements de la caméra, qui sort de la scène, gagne l'extérieur. Une agitation contaminant Tel Aviv. Puis, la caméra revient dans l'appartement, pour finir sur le bébé du couple, affecté autant par cette même excitation collective, la caméra finissant par se calmer. Une scène pour signifier que l'intime est gagné par effet de contagion, l'amour pour son enfant, l'amour tout court. Symboliquement, cette idée de mise en scène montre que le déchaînement des peuples gangrène la géographie comme chacun, notamment des individus comme ce bébé, non encore conscient de ce qui est en train d'advenir, tout comme la trajectoire de Y dans le film s'en trouve déviée.

Y, par ailleurs, ne porte pas n'importe quel type de prénom. Dans le film, Y se dit Yude, à la façon dont le mot Juif se prononce en langue allemande. Yude n'a donc pas qu'une seule figure. Il est le visage de tous les visages, personnage prototypique de l'israélien. Un visage à ce point couturé de tous les visages qu'il en perd son humanité. Quand Y sourit, il grimace. Y, c'est en quelque sorte le K de Kafka, l'histoire d'un personnage pris dans un monde absurde qui le dépasse. Mais ce serait manquer d'apercevoir que sa compagne porte aussi un prénom en Y. Ce choix de mise en scène induit une différence par rapport au reste de la filmographie de Nadav Lapid. Une dialectique s'installe dans le film entre deux trajectoires possibles : le Oui ou le Non à Israël. Or, en réalité, ce sera Jasmine qui suivra la trajectoire de Nadav Lapid, fera le choix de l'exil.
Ce choix dialectique entre Y et Jasmine renforce un thème essentiel du film comme de la filmographie de Nadav Lapid, celui du miroir. Y et Jasmine sont des êtres qui se regardent mais finissent par ne plus se reconnaître dans un film qui se veut miroir non-déformant pour les israéliens. L'objectif de Nadav Lapid, répété en entretien : « Poser un miroir à la taille de l'océan Pacifique face au visage des israéliens pour qu'ils se voient sous une lumière crue et cruelle, ce qu'on est en train de commettre, ce qu'on est devenu ». Mais quelle image renvoie précisément ce miroir dans le film comme dans le reste de la filmographie de Nadav Lapid ?
Il y a pire que la chute. C'est la mauvaise pente. Or, du côté du film, la trajectoire autobiographique de Nadav Lapid s'essoufflait déjà dans Le Genou d'Ahed. Oui, s'évertue pourtant à se faire encore les poumons sur ce terrain. La trajectoire semi-existentialiste d'une haine esthétique, existentielle d'Israël, cette laideur d'Israël dont parle le cinéaste, est montrée notamment dans la première partie du film. Une abjection que le cinéaste, via ses alter ego, exprime tout à fait en une haine hyperbolique jamais démentie. Pourtant, curieusement, hors toute considération contextuelle et paratextuelle rendant difficile, peut-être, un autre point de vue, Oui est un film dont le miroir consent seulement à regarder Israël. Un miroir uniquement tourné vers Israël. Nadav Lapid voulait filmer dans les trous. Dans les blancs. Dans les silences d'un départ : mais le sien. Il n'en reste plus aucun visage de Palestinien.
Dans le sens du film, cela pourrait ne pas paraître dérangeant. Toutefois, du point de vue de la filmographie de Nada Lapid, Oui pose un sérieux problème, au regard de son propos même. La figure des Palestiniens y a disparu. Dans ses courts-métrages comme dans son premier film Le Policier, se trouvaient des personnages de Palestiniens, pour opérer une dénonciation du conflit. Il n'y en a plus dans Oui. La séquence centrale du film en est paradigmatique comme elle devient problématique lorsque Y, après avoir entendu son ex-amoureuse dénombrer les crimes du 7 octobre, personnage propagandiste comme chacun l'est autour de Y, tranche son conflit moral. Il composera comme il chantera finalement cet hymne haineux à l'égard du peuple palestinien, quand, jusqu'alors, tout semblait conspirer contre cette pente.
La scène se déroule face au visage des sans-visages du film : Gaza. Juché sur une fameuse colline, « La colline de l'amour », Y s'apprête à chanter son hymne pétri de haine. Dans ce lieu, non seulement les soldats mais aussi les amoureux se rendent pour assister aux bombardements (1000 par heure, dira un carton plus tard) comme on va au feu d'artifice. Face à lui, Gaza sous les bombardements. Mais Nadav Lapid ne regarde pas alors les canonnades. Il opère un contre-champ, sous forme de panoramique, qui aboutit à Y, qui n'est plus sur la colline de l'amour mais en train d'embrasser son amour de jeunesse, sa propagandiste. Y regarde alors le monde comme si la Palestine n'en faisait pas partie. Et l'accepte comme si lui seul était le tout et la partie. L'épouse. Le prend en charge quand de la fréquentation assidue de cette lisière gazaouie dépendait sans doute l'entrée dans les métamorphoses. Par ce mouvement de caméra, au contraire, plus rien n'est possible à livrer, à décharger sur la Palestine. Y n'est plus le responsable d'un mystère. Tout est résolu. Et Nadav Lapid de déverser ainsi ses charretées de présence pour le combler quand il aurait fallu peut-être que le cinéaste se penche davantage pour filmer, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui, noter la part encore respirable des heures qu'un peuple est en train de traverser.
Cette scène est clé, tant la question du miroir est essentielle dans ce cinéma. Nadav Lapid ne cesse de dire : « rendre le miroir », « tendre le miroir », « Je regarde Gaza mais Gaza me regarde ». Mais ce miroir rendu, ce miroir tendu, se tourne finalement et seulement sur lui. C'est peut-être ce que signifie cette phrase « Je regarde Gaza mais Gaza me regarde » ; une phrase à comprendre en miroir déformant : Gaza regarde Nadav Lapid, non pas sur un plan optique, mais elle regarde Gaza en ce qu'elle le concerne, en ce que Gaza le regarde lui et seulement lui quand le large de l'intelligence aurait été dans l'incompréhension, dans le doute de sa propre nécessité, et qui, pour douter de sa nécessité, aurait exigé de se dire en une parole de failli ; un récit duquel Nadav Lapid aurait pu extraire une certaine vérité qui serait insurgée contre ses propres commandements sitôt formulés.
Ce choix de réalisation aboutit le cinéma de Nadav Lapid à sa limite structurelle, soit un cinéma autocentré autour de lui comme de son identité d'israélien. Un cinéma où Nadav Lapid comme son personnage Y s'est fait une société à la mesure de son seul visage quand celui du Palestinien en sort brisé, plus d'os ni de contours, un corps sans nerfs, une tête sans sang, un état flaque. Dans cette scène, Gaza ne se pose pas en tant qu'entité politique. Pour reprendre en le tournant ce que disait Jean-Luc Godard à ce propos dans Notre Musique, si Israël est tout du côté de la fiction dans le film, Gaza n'est plus du tout dans le documentaire. Gaza ne se pose absolument pas comme matière documentaire dans Oui, mais comme équation morale du personnage de Y. Oui n'est donc pas politique, quand bien même il y aurait une prise en considération de la parole politique de Nadav Lapid dans les médias : est politique ce(-)lui qui accepte d'être esclave attentif de ce qui le dépasse. Au contraire, d'emblée, Oui est existentialiste autant que moral. Nadav Lapid ne se concentre que sur la question de l'identité d'un colon sans contrepoint gazaoui. Oui ne pose que le problème existentiel d'être colon, d'être exilé soi-même, de ne pas appartenir à la terre où il habite, à la terre où il est né. Oui devient le symptôme majeur d'un certain nombre de films qui portent sur la Palestine, à l'instar de Voyage à Gaza de Piero Usberti, qui ne consiste qu'à rapporter des voix lointaines de ce là-bas dans son trépas, qui ne les désenclave pas.
Le miroir se brise. Sans tain, Nadav Lapid cristallise la figure du Palestinien. Avec ce gel du regard, de la distance indiscernable. Car Oui, malgré ses tours et détours de force aérien, est en réalité un cinéma du côté de la terre. Il ne parvient pas à se déterritorialiser de la présence du cinéaste. Paradoxalement, Nadav Lapid, tout en étant autoproclamé le plus anti-israélien des cinéastes israéliens, n'est jamais pour autant pro-palestinien. Dans ses yeux, la Palestine n'a pas de figure. Gaza n'est plus qu'un spectre. Une fumée noire. Faute d'avoir de quoi donner à la vie, ou lui opposer (ce qui est le propre de tout vrai créateur), en guise de visage, Nadav Lapid présente sans se lasser cette forme sans contour, substance sans matière, une fumée. Une fumée qui n'est pas celle des Larmes de Saint Pierre, de Malherbe, «...Et d'un voile tissu de vapeur et d'orages ». Dans cette fumée, plutôt, il n'y a plus de larmes ni de cadavres en elle, juste du vide – un souffle d'os gris. Les Palestiniens y sont faits de vide. Modelés d'abîme, pétris au souffle de néant. Est-ce pour cela qu'ils épousent aussi bien la rafale, pour y avoir été depuis toujours ?
Dans cette fumée, les Palestiniens disparaissent, ils accélèrent à l'abîme. De la cendre en divague qui agite les ombres : un monde sans corps, plus aucun passage ne s'ouvre où chacun y lirait sa chance, un havre où loger ce qui n'existe pas. On pourrait pourtant penser à la fumée des camps de La Zone d'Intérêt, puisque le film semble faire un lien entre ce qui se produit à Gaza et le nazisme. Le film, tout comme dans La Zone d'Intérêt, fonctionnerait alors avec un hors-champ que le spectateur connaît, rappelé par le son, la fumée... Il y a cependant, au plan historique, une grande différence entre les deux types de génocide : quand pour les nazis, il s'agit d'effacer de la surface terrestre toute forme de présence juive, ce qui connote en un certain sens la fumée des camps dans La Zone d'Intérêt, pour le gouvernement israélien, il s'agit de faire fuir les gazaouis, de leur signifier par voie de bombardements qu'ils auront la vie sauve s'ils quittent leur territoire. La fumée de Gaza n'est donc pas substituable à celle d'un camp nazi. Elle a sa logique propre que lui dénie le cinéaste en ne montrant aucun visage de gazaoui dans son film, qui est pourtant tellement présent en Israël. Il n'y a plus en elle aucune fenêtre ouverte avec brusquerie sur le paysage, en plein travail. Ce faisant, Nadav Lapid nazifie la fumée gazaouie. En ne montrant aucune figure palestinienne, aucun d'entre eux, comme les Juifs sous le nazisme, n'a dès lors la vie sauve. Le discours devient tendu dans son propos, grave dans son effort, délirant de sagesse, industriel dans sa carrure : caporal, on hésite à dire Kapo-ral, collabo malgré lui.
Certes, il serait possible de lire autrement le film. Ses défenseurs, dans leur réquisit, avancent que Nadav Lapid est allé le plus loin possible vers Gaza, soit à 600 mètres du lieu, en prenant des risques, se heurtant à Tsahal à plusieurs reprises. Mais, de fait, il a pu tourner. De l'autre côté, rien.
Sans doute encore, il est vrai, Nadav Lapid s'intéresse aussi à ceux qui ne regardent pas ce génocide gazaoui, comme le faisaient les personnages principaux du film de Jonathan Glazer dans La Zone d'Intérêt. Dans Oui, plusieurs protagonistes reçoivent des notifications sur leur téléphone du nombre de morts à Gaza, entendent les bombardements, les cris des individus, tout en le refermant. Mais Gaza n'en existe pas moins que comme bombardement jusqu'à l'encendrement.
Avi Mograbi tout comme Eyal Sivan, cinéastes israéliens, parviennent pourtant à intégrer tout à la fois la matière documentaire et identitaire. Mais Nadav Lapid n'est ni l'un, ni l'autre, ces cinéastes acharnés à grouper autour d'un drame le contenu de l'être humain, conquérant un nouveau règne, agrandissant ou approfondissant l'univers existant : aussitôt, ces cinémas peuvent devenir « toutes choses » pour d'autres consciences que la leur, pour dire ce que c'est que de porter en soi une telle armée, d'être pour soi-même une terre fourmillante et désertée. Un cinéma qui pourrait se définir à partir de ceci que tout fatalement le trahit. En fuite, même de soi, quand tout y revient chez Nadav Lapid.
Dans Oui, au contraire, pas de contrepoint, quand on sait d'autant plus que les films gazaouis sont quasi-invisibles, à de rares exceptions près, comme le documentaire de Sepideh Farsi, Put Your Soul on Your Hand and Walk, dialogue par écran interposé entre la journaliste-réalisatrice et une jeune femme palestinienne, photographe, qui finira par mourir lors d'un assassinat ciblé. Film tombeau d'une luciole, dont l’écran noir par lequel il se termine tend un miroir où se reflète l’impuissance de la réalisatrice, qui est aussi celle du cinéma et la nôtre. Mais dans Oui, quand un seul moment du film décrit les souffrances des gazaouis, ce moment demeure centré autour de la dynamique personnelle de Y. Or, le drame, c'est toujours quand on perd le contrôle de son ignorance, que ne restent, avec ce cinéma, que des images en froid de soi. Cette voracité d'instinct, ce principe d'omnitude, qui demandent tous les droits pour soi et en qui la parole déparle, montrent dans le même temps chez Nadav Lapid que la primitive force de détruire peut facilement l'emporter sur celle de créer.
Mais il faut aussi savoir se défier de ce qui est avancé ici. La portée que nous daignons parfois attribuer au talent de quiconque n'est peut-être que la mesure de nos propres désirs, et aussi, souvent, de notre propre force, lorsque ce n'est pas de notre propre faiblesse ; sans doute, même conviendrait-il d'ajouter que l'artiste qui pour nous est « toutes choses » se trouve être communément celui qui s'accorde le plus complaisamment à nous et qui veut bien accepter tout ce que nous lui apportons ; est « toutes choses » pour nous ce que nous avons au préalable gonflé de nous-mêmes quand il faudrait sans doute toujours savoir tenir une menace dans un éloge et inversement.

Aussi, au crédit du film, il faudrait peut-être indiquer encore que cette impasse est peut-être intrinsèque à la dynamique de Oui, cette contradiction entre l'envie et l'impossibilité d'appartenir à un Israël tel qu'il est aujourd'hui. La forme du film en jaillirait. Le film existerait car il ne parlerait que d'Israël. La scène de la frontière pourrait dès lors être revue à la baisse. Le film avancerait vers une confrontation avec une altérité ; le son des bombardements est bien là, des informations seront même transmises à travers un personnage dont la tête se transformera en cadre de télévision. Le film irait donc vers ce passage de frontière mais au moment où il y arriverait, il ne pourrait pas faire autrement que demi-tour. Oui n'aurait donc pas pu franchir cet écueil. Il reposerait sur un problème structurel : aller vers l'autre, tout en en posant cinématographiquement les conditions de l'impossibilité. À l'évidence, Oui se demande comment habiter Israël sans en être le complice ? Au plan formel, son geste punk, au sens littéral, substitue au No Futur une sorte de No Movie, un processus d'autodestruction du film. Oui serait dans le même temps un film en rébellion contre lui-même tout en se posant la question de lui-même, qui le confine à un problème structurel irréductible quand il aurait peut-être fallu fracturer ces images de Y, au lieu de rentrer, pour Nadav Lapid, dans son corset : trop profuses, les images qui déclinent une même idée s'annulent les unes les autres.
La trajectoire de Jasmine sauverait encore, en quelque sorte, le film. Montrée d'abord comme totalement adhérente au projet de Y, elle choisira finalement l'exil, quoi que plus pour des raisons financières que morales. Elle est peut-être le seul personnage qui incarne un possible non. Un personnage du film rappelle, à cet égard, qu'il n'y a que deux mots possibles en Israël : « oui » ou « non ». Ne pas dire « non », c'est dire « oui ». Dire que les choses sont compliquées, éviter de s'impliquer, c'est encore dire « oui ». En quittant Israël, Jasmine, autant que Nadav Lapid s'exilant, récuserait l'État d'Israël comme forme politique et géographique. Rester sur ce territoire, ce serait toujours dire « oui ». Partir, ce serait dire « non ». Pourtant, au regard du reste de la filmographie de Nadav Lapid, ce Non de Oui n'est pas audible tout à fait. Car s'il est vrai qu'il était difficile de filmer les Palestiniens de Gaza, Nadav Lapid aurait pu filmer les Palestiniens d'Israël, nombreux. Du moins dire leur précarité, leur vie sans cesse mourante. Les rendre à leur impuissance. Quelles conclusions provisoires tirer de cette disparition à l'écran ?
Dans son premier court-métrage, Proyect Gvul, Nadav Lapid filme en plan fixe, lors d'un long plan-séquence, à travers un miroir, un agent de nettoyage palestinien dans son école de cinéma. Dans le deuxième, Road, sa caméra concentre ses efforts comme ses effets sur des ouvriers palestiniens, dirigés par un patron israélien, tous otages d'un mouvement de libération. Ces deux films, dès le début de la carrière cinématographique de Nadav Lapid, posent la question de l'apartheid. Curieusement, dans Oui, son cinéma produit autant ce mouvement de resserrement. Il ségrégue. S'arc-boute sur lui.
Cette manière non pas simplement d'oubli du peuple palestinien, dans le film, mais d'éradication de sa figure dans l'œuvre cinématographique de Nadav Lapid produit curieusement l'effet inverse de celui qu'escomptait le cinéaste. Plutôt que de produire une œuvre anti-israélienne, pour ne pas dire anti-sionniste, telle que sa politique se matérialise aujourd'hui, le film, par devers-lui, dans sa négation de la figure du Palestinien, se sionise. L'extraordinaire galop de son manège lui est devenu incontrôlable, à ce point que sa parole, élyséenne, n'est plus qu'israélienne.
D'une certaine manière, Oui se fait l'écho de la manière dont les Palestiniens sont définis et perçus, depuis le XIX siècle jusqu’à nos jours, dont parle Elias Sanbar dans un beau livre, Figures du Palestinien. Le devenir du visage Palestinien y est néantisé. Il ne s'agit pas simplement, par la présence de cette seule fumée, d'un visage défiguré. Car la défiguration signifierait qu'il aurait existé, un jour, un visage ordonné, une symétrie préexistante, qu'il serait donc possible de retrouver. L'effacement de la figure du Palestinien dans le film de Nadav Lapid est tout autre. Il signifie que cette figure n'a jamais existé autrement que de façon spectrale ; que dans ce désert, il n'y a jamais rien eu de nouveau. Pire, que cette fumée sans visage n'a plus de corps. Fantomale, évidée de toute forme de présence, c'est une fumée étrange dès lors. Une fumée sans feu. Une fumée sans crime. Une fumée qui récuse son hors-champ – ce que chacun sait du génocide. Une fumée qui réhabilite. Une fumée philosémite. Une fumée qui dit qu'Israël, né dans les horreurs des camps, est et demeurera toujours un État innocent, un État immaculé, qui innocente les européens de leur antisémitisme lors de sa création, qui rend à son innocence Israël. Une fumée sans corps qui fait donc disparaître les traces, les preuves. Une fumée qui dit qu'Israël ne peut pas être un État coupable devant l'Histoire.
De ce point de vue, pour Elias Sanbar, l'identité du peuple palestinien n'a jamais été forclose. À une identité fermée, le peuple palestinien a toujours répondu par une identité plurielle, une identité jamais fixée, mais « toujours en construction », pour un peuple qui lutte pour sa reconnaissance. Une identité collective, donc non-indexée sur le paradigme de l’État-nation. Une identité détemporalisée, qui refuse de considérer les identités comme étant figées dans le temps.
Selon Elias Sanbar, les Palestiniens sont pourtant prisonniers de cette incompréhension de l’histoire, de « ce postulat d’une identité supposée éternelle et immuable ». Cette question des origines n'est pas anodine. Elle est indexée sur une ligne théologique qui a provoqué une escalade pour savoir qui a été là le premier. L'antériorité est alors devenue un droit. Pas n'importe lequel, un droit exclusif de propriété, donc d'exclusion. Les Palestiniens eux-mêmes se sont fait entraîner par leurs adversaires sur ce terrain très dangereux. Ils ont fini par se lancer dans des thèses fantastiques sur l’origine d’une culture et d’une identité nationale palestinienne ancestrale quand il faudrait se libérer du mythe de l’instant zéro des identités et de l’idée que les identités posséderaient des dates de naissance à partir desquelles débuteraient leur continuité. Tous seraient devenus prisonniers du postulat « Peuple élu = droit exclusif sur la Terre sainte » quand les gens de Palestine se considéraient seulement comme les dépositaires des lieux où les trois religions monothéistes convergent jusqu’à former une « grande famille de la Terre sainte ».
Les problèmes ont alors surgi lorsque cette terre est devenue « terre d’intérêts et de conquête ». Cette caractéristique particulière a fait de la Palestine un « espace cible ». La population qui y habite s'est considérée elle-même comme un « peuple cible », ce à quoi la réduit Nadav Lapid dans Oui, sans autre alternative que d'être visé par la figure de Y.
Cette dimension de la Palestine comme « espace – objectif » est d’abord une création culturelle propre du XIX siècle. C’est au cours de ce siècle que la Palestine est redécouverte, réinventée, réoccupée. La tradition est pratiquement retournée en son principe. La Palestine est alors investie de sentiments et de symboliques annonçant la colonisation qui allait suivre.
Oui s'inscrit dans ce droit fil du sionisme qui viendra bientôt, alimenté par le contexte des persécutions en Europe, nourri par une mythologie et un idéalisme de la terre sainte comme terre vide et sans peuple. Les Palestiniens sont alors à peine considérés comme des nomades ayant décidé de s’installer et qu’il faut tout simplement remettre en mouvement pour libérer la terre sainte de leur présence. Ce mouvement incessant de la fumée, c'est qu'il faut plus d'un pas pour les faire fuir, la poussière de cet ébranlement.
Oui se fait encore l'écho comme le porte-voix d'une autre figure du Palestinien dont parle Elias Sanbar, l'Arabe de Palestine.
Cette figure émerge entre la constitution du mandat britannique en Palestine et la naissance de l’État d’Israël. Or, Oui, participe de la même logique que le registre employé dans ces accords qui nie le nom des Palestiniens pour définir les populations autochtones : ce sont les Arabes de Palestine ou « les arabophones à l’ouest du Jourdan ». Balfour les définira encore comme des « communautés non-juives présentes en Palestine ». Cette approche, qui n'est pas sans rappeler celle du film, confirme ainsi l’argumentation sioniste qui définit les uns comme « communauté du peuple juif » et les autres comme « une mosaïque indéfinie des communautés palestiniennes ». Pour Israël donc, le Foyer national n’est pas une création, mais une reconstitution car les juifs ne vont pas en Palestine, ils y reviennent comme Y ne peut pas aller vers Gaza, détourne son visage de Gaza pour en revenir aux origines de son amour de jeunesse, qui opère comme voyage spatio-temporel de façon métonymique. Un retour en arrière comme on en reviendrait à un territoire qui avait été dépeuplé de soi.
À cette négation de la tradition comme à cette reconstruction de la figure du Palestinien succédera bientôt l’expulsion du territoire. Ainsi, en 1949, le problème de la Palestine n’existe plus. Il est remplacé par le problème des réfugiés arabes car les palestiniens n’existent guère. La figure du palestinien n'est plus. Elle devient, comme dans Oui, une figure absente. Oui oblige alors à penser que son discours filmique se déconstruit comme de lui-même puisqu’il fait apparaître ce qu’il veut faire disparaître (la politique israélienne). Il produit ainsi l’effet inverse de celui qu’il disait vouloir produire. Il veut donc ce qu’il ne veut pas. À l'instant où des États ont reconnu l'existence de l' État de Palestine, le peuple palestinien dispose pourtant aussitôt d'un droit à l'autodétermination. Cette reconnaissance n'est donc pas purement formelle. Elle reconnaît l'existence d'un peuple dont plus d'un siècle durant, il a été dit qu'il n'existe pas. Mais à l'instant où cette reconnaissance lève ce droit, Oui la destitue.
Pourtant, il existe un autre hors-champ que celui de cette fumée, qui vaut comme contre-champ du film. Par exemple, ces images de Palestiniens qui retournent sur le lieu détruit de leur maison pour y planter, avec cette volonté herculéenne, une tente, le toit de leur monde. Cette fumée en guise de seule figure dans le film voudrait pourtant les en chasser, leur ouvrir grande la porte du départ. Mais toujours, ces Palestiniens préfèrent tomber au pied de cette porte immensément ouverte, trop grande, trop ouverte, pour qu'il la franchisse, eux qui ne vivent que fou d'un trou de souris. Cette porte, béance dans le film, large comme le ciel, ils ne la reconnaissent pas. Elle n'existe pas. Ils sont le chef, le grand Indien de quelque chose d'essentiel qui les travaille. Une autorité noueuse, une force souveraine, totalement contre, sans souci de quelque contestation d'ombre chinoise à sa quête. Des êtres qui n'admettent aucune fatigue ni difficulté à respirer. Un admirable mariage entre le tout et le rien, l'impensable capté dans son vol le plus haut, le plus libéré, même si tout devait demeurer vain.
N'insistons pas davantage, car il sera toujours dramatique de parler au nom de tous quand il faudrait trouver une parole capable de rendre compte du drame sans sacrifier au discours de l'insulte. Une parole à la pointe du combat, en première ligne, d'autant plus forte qu'elle serait au bord de l'abîme, que des Palestiniens, au jour le jour, investissent Mais c'est en tout cas jurer que Nadav Lapid ne veut pas reconnaître ce qui caractérise ces Palestiniens, à savoir une résistance sauvage à tout ce qui empêche l'homme, à ce qui en tient lieu, d'être nu, dans l'éternel recommencement de l'aventure, avec cette intelligence voyageuse, qui cherche depuis trop longtemps en Palestine son lieu de dépliement. Cette figure du Palestinien ne traverse même pas la scène de profil dans le film, de dos. Cette figure est emmurée dans l'espace personnel du cinéaste, au folklore de son imagination, qui n'ouvre plus, toute lézarde reconnue, sur l'ailleurs. Cette figure absente n'en continue pas moins de se tenir au garde-à-vous face à l'inconnu des jours qui viennent. Elle n'a pas encore perdu la hauteur d'attaque de sa diction, quand Nadav Lapid se laisse prendre aux harmoniques de son chant. Une figure fièrement jalouse de sa situation extrêmement privilégiée dans le jeu même qu'elle risque. Peut-être parce qu'il y a dans cette présence que lui dénie le film comme un cliquetis d'armes, une présence chargée qui fera peut-être un jour, soudain, craquer la terre entière, comme le dégel d'un étang.
Dans Oui, Nadav Lapid ne s'est jamais finalement exilé. Il ne fait que constamment revenir chez lui. Sa figure colonise tout l'espace mental du film. Nadav Lapid y rédige les prolégomènes de sa propre insurrection. Séditieux, il travaille à sa propre subversion. Oui devient alors le complice de ce qu'il entendait dénoncer, la logique sionniste. Il montre ainsi, par-devers lui, que son discours est repris dans ce qu’il prétend subvertir, comme si la systématicité de ce sionisme était plus puissante que ce qui prétend la détruire ou lui échapper : toute résistance à sa force motrice, dans Oui, est alors complice de ce à quoi elle résiste, au moment même où elle résiste, même dans ses gestes les plus subversifs. Une fois prononcé, consumé le film, reste alors, cendreux, poussiéreux, décalcifiés, désossifiés : des êtres, qui, chaque seconde quand des milliers de bombes tombent par heure demandent encore l'accession à l'êtreté, espérant avoir, un jour, le « regard d'or du début » (Georg Trakl).
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Nadav Lapid
- Des Nouvelles du Front, « Synonymes de Nadav Lapid : Des pays dépaysés », Le Rayon Vert, 29 mars 2019.
- Des Nouvelles du Front, « Le Genou d'Ahed : Les Chevilles de Nadav Lapid », Le Rayon Vert, 30 septembre 2021.