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Y (Avshalom Pollak) dans le désert dans Le Genou d'Ahed
Critique

« Le Genou d'Ahed » de Nadav Lapid : Les Chevilles de Nadav Lapid

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'enfer existe sur Terre, c'est Israël et la seule chose à lui opposer consiste pour l'un de ses citoyens à tenter d'être moins mauvais qu'un pays qui, littéralement, lui sort par les trous de nez. Si Le Genou d'Ahed de Nadav Lapid est d'une certaine manière une parabole, c'est en la prenant au pied de la lettre parce que la parabole se tient à côté de la parole en faisant entendre le mystère même du fait de parler. Au pied de la lettre, la véhémente parabole d'un pays infernal qui fait la misère à ses habitants est un cri de colère qui, malgré une hystérie défensive, parvient à faire entendre entre deux coups de semonce la semence d'un silence plus profond appartenant à ceux qui souffrent d'aimer malgré tout la chose qu'ils haïssent à la folie.

Le silence profond au bout du fil de la parabole

Slavoj Žižek rapporte la blague israélienne suivante : lors d'une visite de Bill Clinton à Benyamin Netanyahou, le président des États-Unis remarque dans le bureau du Premier ministre israélien un mystérieux téléphone bleu qui, selon ce dernier, proposerait une ligne directe avec Dieu ; de retour à Washington, Clinton demande évidemment à ce qu'on lui installe un téléphone semblable mais, après quelques coups de fil, la facture s'avère astronomique. La réponse de Netanyahou ne se fait dès lors pas attendre : « Vous savez, pour nous, juifs, il s'agit d'un appel local ! ». Le philosophe slovène rappelle qu'il a existé une version soviétique de la même blague. Dans celle-là, Richard Nixon et Leonid Brejnev se substituent à Clinton et Netanyahou et Dieu a été remplacé par l'enfer. Si les histoires drôles sont les paraboles de notre temps, la blague du téléphone instruit selon Žižek de l'un des malaises affligeant le contemporain : « Dans notre âge post-idéologique complètement résigné, ne laissant aucune ouverture à quelque absolu positif que ce soit, le paradoxe vient de ce que les seuls candidats légitimes au titre d'absolu sont des actes radicalement mauvais »(1).

Le Genou d'Ahed proposerait comme une synthèse des deux versions de la même blague à l'époque où Benyamin Netanyahou, qui est à nouveau Premier ministre vingt ans après l'avoir déjà été, dispose désormais d'une ligne directe avec l'enfer. L'enfer existe absolument sur Terre, c'est Israël et la seule chose à lui opposer consiste pour l'un de ses citoyens à tenter d'être moins mauvais qu'un pays qui, littéralement, lui sort par les trous de nez. Si le film de Nadav Lapid est d'une certaine manière lui-même une parabole, c'est en prenant la parabole au pied de la lettre : « la parabole se tient à côté de la parole, en faisant entendre le mystère même du fait de parler »(2). Au pied de la lettre, la véhémente parabole d'un pays infernal qui fait la misère à ses habitants est un cri de colère qui parviendrait entre deux coups de semonce à faire entendre cependant la semence d'un silence plus profond appartenant à ceux qui souffrent d'aimer malgré tout la chose qu'ils haïssent à la folie.

Papa c'est l'État et maman le paysage
(le désert, la chose sublime de l'hystérique)

Au pied de la lettre, il y a d'abord Y., un réalisateur fictif qui ressemble à s'y méprendre à son double réel. Il lui ressemble déjà en cultivant une haute idée de son cinéma, insistant bien comme il faut sur la question du style quand il accompagne la projection de l'un de ses films. Il est surtout obsédé par l'agonie de sa mère qui a participé à l'écriture de ses scénarios et qui est peut-être en train de mourir d'un cancer des poumons comme la mère de Nadav Lapid à la fin du montage de Synonymes (2019). D'un côté du champ, le style est partout, il n'est pas le cadre des images mais le cache qui leur fait constamment obstacle. Les gros plans sont si gros que la bordure du cadre en devient coupante ; quant au son, il est poussé fort, délibérément trop fort comme si la réalité était tellement excessive qu'elle en devenait impossible à symboliser. Les panoramiques brusques et rapides relient deux cerveaux, ceux du protagoniste et de son double derrière la caméra, qui redoublent d'efforts pour court-circuiter l'idée d'une composition équilibrée entre l'objectif et le subjectif. Le style est donc celui d'une focalisation à l'extrême qui, accentuant la fébrilité des perceptions, met à rude épreuve la sensibilité du spectateur en balayant l'impossibilité d'une représentation sereine de la situation.

De quoi la focalisation à l'extrême est-elle donc le symptôme, sinon d'une diabolisation du narcissisme poussé jusqu'aux limites éprouvantes mais assumées comme telles de l'hystérie ?

Le cinéma de voyant célébré par Gilles Deleuze dans L'Image-temps se renverse en cinématographie voyante et enflée, secouée de spasmes, vrillée de soubresauts, sur les nerfs. La séquence d'ouverture en propose un emblème, celui de la moto carburant à fond les ballons sous une pluie diluvienne. Le voyant excédé par ce qu'il voit ne craint donc pas d'excéder les spectateurs par l'hystérie de ses visions. Le prix à payer pour authentifier l'exaspération tiendrait à la communiquer. Ce qui se voit à outrance ou bien ce qui se montre jusqu'à la monstruosité est l'hystérisation du style en guise de réponse symptomatique à l'outrageante situation d'un pays qui sort par les trous de nez. On ne posera pas la symétrie des occupations (coloniales versant palestinien) et des préoccupations (citoyennes versant israélien) mais on reconnaîtra ceci : Israël est le surmoi dont l'injonction obscène à jouir fait l'hystérie de celui qui voudrait s'y soustraire à tout prix en faisant des scènes.

D'un côté du champ il y a l'hystérie stylistique de celui qui a la jouissance narcissique, réactive et défensive de résister aux jouissances obscènes du national. De l'autre côté du champ il y a le hors-champ qui est un lieu sans lieu, le pur dehors où agonise la mère du réalisateur. Ce sont alors les seules occasions où le désert d'Arabah n'est pas la métaphore facile d'un pays désertifié par le règne despotique de l'État-nation, mais le site d'un regard qui s'abandonne à la morphologie puissante et originaire du paysage. Une trouée de soleil dans le ciel comme du miel, une baignade tout habillé qui fait voir au fond du lac le squelette d'un bovidé égaré sont les images qui composent autrement les rapports de la pulsion de mort, qui sont aussi ceux du non-mort, de ce qui meurt en n'en demeurant pas moins immortel. Si le désert est le degré zéro de la métaphore, il ouvre à l'infini quand le style saturé de lui-même trouve le moyen de suspendre ses jouissances réactionnelles. Le désert devient alors la chose sublime de l'hystérique. Pour le dire de façon godardienne Le Genou d'Ahed fait la part très œdipienne des choses : il y a papa l'État qui abominablement s'abîme dans les violences, physiques à l'égard des palestiniens et symboliques envers ses citoyens récalcitrants ; et il y a le pays réel, maman le paysage, maman la terre natale, la chose sublime qui ne mourra pas.

Qui est alors l'agonisant ? Comme le disent ensemble les mères respectives d'Y. et de Nadav Lapid : « à la fin c'est la géographie qui gagne ». On sait pourtant que la géographie est comme l'histoire une autre façon de faire mentir le paysage, par les cartes non moins que par les récits(3). L'histoire que martèle en tête Le Genou d'Ahed est celle d'une haine qui pourrait l'être bien davantage. Et qui, ne l'étant pas, est pourtant bornée par un amour si grand qu'il doit expliquer sûrement que la diatribe contre l'abjection des politiques israéliennes, si elle évoque le nationalisme et le racisme, oublie le colonialisme. L'hystérie caractérise le sujet qui hait pour ne surtout pas savoir qu'il aime et que la haine s'interpose entre lui et l'objet de son désir. L'hystérique a pour vérité l'hainamour(4). C'est aussi cela le silence profond que n'étouffe pas la bruyante parabole de l'enfer sur Terre qu'est Israël.

Y (Avshalom Pollak) dans les bras de Nur Fibak dans Le Genou d'Ahed
© visuel fourni par Pyramide Films

Au pied de la lettre, au pied du mur
(le poison de la colère, un remède ?)

Au pied de la lettre, il y a Y. qui est au pied du mur quand sa venue dans le désert d'Arabah lui sert non seulement à gesticuler en vomissant toute sa haine à l'égard d'Israël, mais aussi à instrumentaliser l'une de ses représentantes, la gentille Yahalom, afin de la faire entrer à son corps défendant dans le cercle de sa haine pour la compromettre, au risque du lynchage. Au pied du mur, Y. l'est en prenant à sa manière en otage Yahalom qui l'a rejoint sans le savoir dans le constat des contraintes administratives restreignant la liberté de parole des intervenants en bibliothèques. Le cercle de craie caucasien de la fable brechtienne qui propose l'actualisation du jugement de Salomon s'est effacé au profit d'un explicite cercle de pisse quand la question de la prise d'otage est une obsession, un motif récurrent pour l'auteur du Policier (2011) et de L'Institutrice (2014).

Y. est déjà au pied de la lettre quand la lettre qui lui sert de nom, la dixième lettre de l'alphabet hébraïque (yod), a pour origine la main (yad). Y est la première lettre du prénom Yehoudah signifiant celui qui rend grâce à Yahvé, associé au patriarche Juda dont les descendants ont fondé l'une des douze tribus d'Israël et, par extension, au Messie qui en est issu. Aussi, l'animal emblématique de la tribu de Juda est le lion. Les colères léonines de Y. appartiennent au méchant petit canard qui crache dans la soupe en mordant la main qui le nourrit, au traître qui s'apparente dans la tradition néotestamentaire à la figure de Judas au fondement de l'anti-judaïsme chrétien et à l'antisémitisme qui lui a succédé avec la modernité. La critique de la « haine de soi » formulée hier par Theodor Lessing serait, malgré de précieux élargissements récents, une facilité fautive(5). La colère du lion instruit également qu'Y. serait dans le même mouvement paradoxal l'héritier turbulent et indiscipliné des grandes traditions culturelles juives, tradition du paria et tradition messianique.

D'un côté, L'Institutrice forçait le cas d'un rapt d'enfant par son éducatrice lui reconnaissant un génie poétique pour toucher au nucléus d'une rédemption messianique dont le fantasme se voyait court-circuité par le mirage d'une action terroriste. De l'autre, Synonymes mobilisait avec une plus grande distance permise par l'éloignement géographique la tradition du paria en ajointant à sa critique d'Israël l'ironique panégyrique dédié au pays d'adoption qu'a été la France, pays des Droits de l'Homme et de la Nouvelle Vague, pays aussi des certificats délivrés aux migrants (le fameux Contrat d'Intégration Républicain) et base arrière aux plus hystériques des militants sionistes. Tous les effets stylistiques d'estrangement, bande-son les potards dans le rouge et brusqueries filmiques, toutes les agitations individuelles (Avshalom Pollak est danseur avant d'être acteur) et collectives (la discipline militaire a toujours chez Nadav Lapid des chorégraphies qu'il faudrait considérer en parallèle de celles d'Elia Suleiman) aboutissent désormais à ce désert où l'artiste qui joue au dernier homme s'y refuse in extremis, moins mimétiquement mauvais que l'État tellement abhorré.

Non, Y. qui s'est vraiment comporté avec Yahalom comme un goujat ne publiera pas le fichier sonore compromettant. La prise d'otage était une scène, une mise en scène, une fiction à valeur double, à la fois cathartique et heuristique. Deux séquences nous y auront bien préparé : d'abord l'apiculteur qui sert à Y. de chauffeur évoque non seulement son dégoût du gaspillage des poivrons, mais aussi le remède inattendu en lequel consiste le venin d'abeille ; ensuite le souvenir traumatique qui remonte au temps du service militaire et de l'invasion israélienne du Liban se révèle un simulacre (autant le souvenir est faux, autant s'il est vrai Y. n'y tient peut-être pas le rôle du fuyard mais celui de l'instigateur d'un suicide collectif se révélant une mauvaise blague). L'approche pharmacologique a de tels retournements, aussi spectaculaires (le suicide collectif est un fantasme nationaliste profond, Avi Mograbi l'avait déjà montré avec Pour un seul de mes deux yeux en 2005) que spéculaires (le poison de la colère révèle le miel d'un remède). Ils indiquent en dernière instance que le traître est en réalité le plus fidèle d'entre les fidèles, que le paria le plus à la marge occupe en fait le centre aveugle et irradiant d'une tradition culturelle trahie par l'histoire de son étatisation. C'est aussi une histoire de nom plutôt que de prénom et il s'agit en l'espèce moins du nom de la mère que celui du père : l'hystérie du cinéma de Nadav Lapid nourrit des paraboles colériques enveloppant, malgré leur apparence lapidaire, un amour sincère mais aussi muet que les pierres.

Y., quel est son X ?
(le nom palestinien qui manque)

Y. a un X, celui de sa haine pour Israël qui est un amour qui n'a pas le désir de se savoir comme tel, de là vient la source de son hystérie. La cécité d'Œdipe est aussi importante que ses chevilles enflées à la naissance qui résonnent avec les enflures du style. Pour accéder à l'X de son désir qui l'envoie promener dans le désert où l'indiscernabilité de l'amour et de la haine renverse les polarités œdipiennes (c'est en fait Papa l'État qui agonise, Maman la terre natale est quant à elle immortelle), il lui aura fallu d'abord passer par ce fait que son désir se focalise initialement sur la figure de Ahed Tamimi. Cette jeune palestinienne de Cisjordanie érigée en icône de résistance pour avoir giflé en décembre 2017 un soldat de Tsahal a été la cible d'un député israélien, Bezalel Smotrich, qui avait recommandé de lui tirer une balle dans le genou afin de calmer les ardeurs de tous ceux qui se reconnaîtraient en elle. Y. souhaite donc lui dédier un film, Le Genou d'Ahed Tamimi, et il a bien raison. Il auditionne des actrices vaniteuses qui en font des tonnes et puis le projet s'évanouit progressivement à l'horizon d'un film qui a quasiment le même titre que le film dans le film. Quasiment, il n'empêche que la différence est essentielle : du Genou d'Ahed Tamimi au Genou d'Ahed, il y a en effet un nom qui a sauté, le nom d'Ahed qui la relie à son peuple via son père.

C'est une autre histoire de nom, une autre histoire de père. Le nom du père manque, le manque du nom palestinien est un désert. C'est un autre désert, celui de l'évanouissement israélien de la figure palestinienne dont la cause et la colère qu'elle mérite sont effectivement recouvertes par les gesticulations hystériques d'un réalisateur offusqué, davantage outré par les restrictions de sa liberté de parole exemplifiées par un formulaire officiel à signer. Quand le colonialisme jamais prononcé et l'effacement de la figure palestinienne se rejoignent logiquement pour constituer le cadre de l'amour indicible pour l'État honni, la parabole a bel et bien fini de s'apparenter à une bonne blague. C'est la ruse de la dialectique : exaspérante formellement, la parabole l'est devenue réellement.

Le Genou d'Ahed a l'hystérie nécessaire au fond pour n'avoir surtout pas à traiter de l'histoire d'Ahed Tamimi. Et le refus de publier le fichier sonore compromettant d'apparaître pour ce qu'il est vraiment : non pas le geste de soustraction d'un homme se voulant moins mauvais qu'un État détesté que le symptôme d'un engagement refusant le moment critique du négatif, à savoir la rupture avec l'institution et ses représentants, refluant au stade strict de la pure déclaration d'intention. La colère du lion, loin d'avoir la vertu de la piqûre d'abeille, est un rugissement dans le désert, impressionnant d'inconséquence. Soit le contraire même des soulèvements éthiques d'Ahed Tamimi, cette lionne aux yeux bleus dont les sourires intacts face à ses juges sont des images autrement plus rugissantes. Ce que l'X départage à la fin, c'est le sourire du sujet éthique des chevilles enflées de l'hystérique.

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