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Les quatre soldats plantent le drapeau dans Mémoires de nos pères
Le Majeur en crise

« Mémoires de nos pères » de Clint Eastwood : L’Amérique en quête d’auteur

David Fonseca
En 2006, Clint Eastwood, au mitan de sa vie bien passée comme les couleurs ont perdu leur éclat, fait le bilan. Il revient ainsi dans Mémoires de nos pères, sur un fait d’arme – la prise du Mont Suribachi lors de la bataille d’Iwo Jiwa contre les Japonais, immortalisée par une photographie célèbre. Trois des six marines qui y figurent, acceptant de porter la bonne parole à travers les États-Unis, vont dès lors aller comme on part à la recherche de ses souvenirs, à la conquête de l’Histoire de l’Amérique quand on père la mémoire.
David Fonseca

« Mémoires de nos pères », un film de Clint Eastwood (2006)

Clint Eastwood a choisi des hommes pour raconter une histoire, celle de l’Amérique. Avec tout le respect dû à leur mémoire, il est grand temps pour lui d’ouvrir le livre maintenant, la page entre les dents, le sourire à l’encre noire. Et le Clint, tout comme les faits chez Lénine, est têtu et entêtant. Parce que changer d’avis est le propre d’un esprit libre. C’est-à-dire aérien, sans attache. Un esprit d’air. Un ballon d’oxygène. Qui vole, qui vole, loin, loin, loin, si loin, que l’on finit bientôt par ne plus l’apercevoir. Ni par prendre de ses nouvelles. Un esprit inutile donc. Tout le contraire de Clint, attaché qu’il est, paradoxalement, à son libertarisme comme à l’histoire de l’Amérique. Car des nouvelles, on en a bien besoin. Alors Eastwood s’en charge, film après film. Combien sont-ils, en effet parmi les réalisateurs américains qui nous intéressent aujourd’hui, à revenir avec une régularité de métronome comme à la grande époque des studios ? Michael Mann, Scorsese sans doute. Une poignée d’autres peut-être. Et puis le père Eastwood. Une telle cohérence force le respect. Plus, elle impose l’admiration quand on voit la rectitude du parcours accompli, l’absence d’erreurs manifestes, la sûreté du goût dans le choix des sujets, la modestie d’une caméra qui refuse toute esbroufe dans la croyance, venue d’une autre époque, à l’invisibilité de la mise en scène et à l’obligation de s’effacer derrière le propos pour mieux le servir. Mais le temps fait aussi son effet, éloignant le vieil homme de ses contemporains réduits au silence, continuant à tourner classiquement (on n’osera pas dire classieusement), ce qui, chez Eastwood, débouche sur des œuvres chaque fois davantage crépusculaires. Mémoires de nos pères, en atteste.

Le sujet, tout d’abord : comment une image, ici une photographie, peut à la fois modifier le destin d’une nation et bouleverser la vie des hommes qui en sont les « héros », et plus spécifiquement la légende entourant la photographie de Joe Rosenthal, sur laquelle nous pouvons voir un drapeau des États-Unis planté par six soldats au sommet du Mont Suribachi. En adaptant le livre de James Bradley, Eastwood nous raconte la bataille d’Iwo Jima, ce Verdun de l’Amérique, tandis qu'un second film intitulé Lettres d'Iwo Jima racontera plus tard le point de vue japonais. Mais Mémoires de nos pères n’est pas qu’un film de guerre, même si celle-ci possède chez lui son propre vocabulaire. Clint Eastwood a dès lors choisi l’Amérique pour raconter son histoire comme une autre histoire, celle des hommes qui la vivent et la font vivre. C’est d’ailleurs toujours avec respect qu’Eastwood s’empare et revisite les codes d’un certain âge d’or du cinéma américain. Car si Mémoires de nos pères n’est pas seulement un film de guerre, sa filiation avec cette déclinaison du film de genre n’en est pas moins assumée. Mais là où un Malick faisait imploser les lois de ce genre avec son métaphysique La ligne rouge, Eastwood en joue avec élégance pour mieux s’en affranchir et, en définitive, nous parler de tout autre chose. La raconter pour Eastwood, cette guerre, permet dès lors d’apercevoir une vérité simple, que les hommes n’y perdent jamais véritablement leurs membres ou leurs âmes. Au contraire, qu’ils en gardent la mémoire comme celui qui a perdu un bras sent pourtant le membre absent le gratter encore. Un vocabulaire pour comprendre donc, enfin, que si certains meurent au front pour inventer des destins aux nations en faisant hurler la machine-outil sur des peaux crevées, c’est finalement pour rendre au silence de leur mémoire un dernier hommage en plein air, sans feu ni lieu : faire entendre leurs colères, celles des immolés, ceux qui ont fait le sacrifice de leurs voix, le cri de guerre du muet, ces personnages taiseux que filme si bien Eastwood. Oui, il faudra bien rendre un jour parole à ces hommes-là. C’est la tâche du père réalisateur.

Les soldats (Ben Walker, Jamie Bell, Joseph Cross, Ryan Phillippe, Scott Eastwood) sur le pont d'un bateau de guerre dans Mémoires de nos pères
© Warner Bros. France

Qui sont, en effet, ces hommes à qui l’on fait jouer la comédie (l'armée se servant de la photo pour ses propres fins, envoyant à travers tout le pays nos « héros » pour soutenir l’effort de guerre, et peu importe si la photo n’est pas de première main). Qui sont ces hommes que l’on fait vivre sous d’autres noms (mais qui est qui sur la photographie ?). Ne seront-ils donc que les seconds rôles de leurs propres vies, la référence de leurs espoirs, une note de bas de page, pire, une notule ? Vivre une parodie de vie demande beaucoup trop d’intelligence. Et celle-là, ces « héros » ne l’ont pas. Reste à témoigner. Et dans l’attente de cette parole neuve se nourrir de leur hôte, cette voix de parade qui leur sert encore d’appât : leur mémoire. Or, témoigner est une activité à double détente qui décrit sa propre mort : raconter, c’est toujours se quitter. Alors, le thème majeur de Mémoires de nos pères ? C’est de transmission qu’il s’agira, de la transmission qui se construit dans la filiation, de père en fils et de fils en père, pour, non plus seulement conserver cette mémoire, mais la faire vivre, en retrouvant l’histoire de l’Amérique. Car chez Eastwood, les pères naissent aussi des fils. La réussite formelle du film sert à souligner cette profondeur-là : narration diffractée dans le temps et dans l’espace (trois films en un aujourd’hui : récit de guerre, ballade provinciale dans le pays des « héros », témoignage au présent des survivants ; point de vue américain versus point de vue japonais plus tard), image sépia, clair-obscur, vedettariat absent du film, retraite de la caméra : autant de failles entre les plans, de zones d’ombres, d’anonymat, pour protéger ces fils et leurs souvenirs, les mettant à l’abri dans cet espace, refuge créant une juste distance entre eux et cette mémoire comme de l’armée (donc de l’Etat), qui l’utilise : trop loin de cette mémoire et l’indifférence les guetterait déjà (l’oubli) ; trop près, l’écraseraient-ils, les empêchant de ressaisir leur histoire comme celle de l’Amérique. Il fallait donc créer cet écart dans la réalisation pour que s’insinue ce liquide interstitiel de la mémoire entre chaque segment du film, afin qu’il y trouve demeure. Dès lors, les failles des personnages, de la narration, servent d’autant plus le propos que chacun, réalisateur et protagonistes, s’efforcent tantôt de les masquer, tantôt de les exhiber, en des assauts de réserve sans fin. Car cette mémoire est si assourdissante. Elle leur fait un véritable bruit de bottes dans la tête. Il fallait dès lors un sacré talent pour dire des spectres aussi bruyants tout en les maintenant à distance.

On comprend mieux dès lors le refus de l’héroïsme chez ces hommes. S’ils y consentaient, ils ne pourraient pas créer ce jeu entre ce qu’ils sont et leurs actes : entre leur histoire personnelle et celle de l’Amérique. Ils étoufferaient. Comprimés, ils verraient leurs vies tenues sous l’empire d’une même main : leur âme et leur corps mêlés, placés sous la tyrannie d’un jean-foutre parlant une langue étrangère, crédule jusqu’à la bêtise, prétentieux joufflu, gros de ses relations mondaines, la compagnie d’un déséquilibré habité de mille vies, leur propre conscience et celle de l’Amérique mon fils. Car chez Eastwood, bien souvent, la rencontre de plusieurs destins s’opère à l’ombre d’une fatalité qui la condamne par avance. Et tandis que le cinéaste décline ici avec conviction les valeurs américaines de courage et d’abnégation, il semble refuser à ses héros leurs habituels corollaires que sont le bonheur et la liberté. C’est donc dans la filiation qu’ils les retrouveront. A deux pas de leur mémoire. Dans la distance.

Cette distance est précisément celle qui se joue en permanence dans le cinéma de Eastwood, l’écart qu’il s’agit de résorber entre des destins (purement) individuels pour dire et sans cesse refonder les liens avec une histoire, la leur mais toujours depuis et à partir de celle de l’Amérique. Manière de dire que le roman national n’est jamais terminé, que le contrat social n’est jamais donné une fois pour toute comme le rêve américain achevé quand bien même il s’agirait de le retrouver. Ce contrat initial n’est pas davantage conditionné, mais simplement réécrit/discuté par chaque acteur en permanence, à travers sans doute des récits héroïques mais pris eux-mêmes dans d’autres Grands récits fondateurs. De film en film, le spectateur, « pareil à l’audience phéacienne tendue vers Ulysse » (Pascal Quignard), entend des bribes, innombrables, merveilleuses, du Grand Récit en train de s’accomplir, que filme Eastwood. Mais si Eastwood majuscule ces témoignages singuliers, c’est en disant dans le même temps que si le destin de ces soldats ne peut s’amnésier des autres « grands récits », ces grands récits sont eux-mêmes semblables à des fragments d’un Grand Récit dont la récollection ne serait pas tant impossible que, plutôt, à produire (Eastwood, de film en film, ne cessant pas d’y revenir), et qui, anthropologique, si l’on veut, raconterait le récit du nouvel homme démocratique qu’il s’agirait d’installer à partir du destin d’individus comme celui d’une communauté mais dont les destins communs ne seraient ni définitivement fixés sous la forme d’une prédestination à l’œuvre qu’il s’agirait pour chaque acteur, consciemment ou inconsciemment, d’accomplir, ni pour autant en dérivation.

Ce destin entretient chez Eastwood des relations de dérivation avec l’Histoire de l’Amérique : il est en « dérive », pour prendre une image maritime. En dérive, c’est-à-dire à la fois libéré et tenu, ses possibilités d’écart restant inscrits dans un certain ordre, que caractérisent l’inversion du mouvement et l’éloignement mesuré à partir d’un point fixe qui ne serait pas tant l’histoire bien ordonnée mais plutôt une Histoire qu’il s’agirait de bien ordonner en la retrouvant : un cinéma qui porte ce projet à l’extrême risque, comme une mort sans cesse rejouée d’un ancien monde, sa possibilité furieuse produisant, chez les individus que Eastwood filme, un effort harassant pour que rien ne s’ébranle jamais tout à fait ni ne sombre définitivement. Le thème de la défense de l’Amérique, de ses valeurs, est d’abord une défense de l’individu lui-même contre tout ce qui porte atteinte à l’intégrité des individus au premier chef, mais au sens où serait alors atteinte la petite histoire (des destins individuels) qui, par ricochet, dégraderait la grande Histoire (celle de l’Amérique).

Le cinéma de Eastwood est, en effet, travaillé jusqu’à ce que ce thème qu’il porte en lui laisse place à la seule énigme de la présence-absence d’une Histoire qu’il s’agit en permanence de refonder en la retrouvant, produit par l’effet de la fusion de destins individuels dans un nous transhistorique, ou comment le « je » de chacun des protagonistes peut continuer à produire du « nous » et donc du « je », c’est-à-dire non pas produire une histoire impersonnelle mais personnalisable afin que chacun puisse se reconnaître dans le Grand tableau comme motif, sans doute, mais ineffaçable. Connaître son histoire, sa propre histoire, comme celle de l’Amérique pour chaque individu, c’est dès lors produire une mémoire collective de sorte que chacun devienne l’intarissable érudit de sa propre vie, une ressaisie installant ce faisant dans leur esprit une mémoire globale, synoptique et acribique comme la dialectique de Platon, du narrable, le corps remémorant d’une démocratie toujours à venir mais, paradoxalement, qui ne peut advenir que par affiliation avec le passé, fut-il mythique en un appel à un Age d’or sans doute introuvable.
 
Pour comprendre cette quête du Graal, nécessité est faite de comprendre aussitôt le libertarianisme, au sens large du terme. Selon sa tête pensante, Murray Rothbard, il est possible d’obtenir à la fois la libre de disposition de soi et la civilisation (L’éthique de la liberté), du moins est-ce le combat qu’il s’agit de mener, individuellement et collectivement, c’est-à-dire en le rehaussant politiquement. A cet égard, le libertarianisme représente une partie du courant conservateur nord-américain, en sa frange la plus radicale, au sens où les libertariens en appellent à un retour à la racine (radex) : aux origines mêmes de l’expérience américaine, en revenir à un pays où les libertés individuelles étaient sacrées, une époque où l’État de type weberien, bureaucratique, moderne, n’avait pas la place qu’il occupe aujourd’hui. En somme, en revenir à l’essence de la démocratie américaine qui se serait faite de première main d’abord et essentiellement au sein de petites communautés, qui induit aussitôt un rejet de l’État, du capitalisme, comme des grandes organisations anonymes broyant l’individu.

Les quatre soldats sur le front dans Mémoires de nos pères
© Warner Bros. France

Toutefois, fait notable, ce libertarianisme n’est pas né sur le sol américain, mais européen, d’européens partis à la rencontre des grands mythes américains : c’est-à-dire que l’affiliation à une histoire, celle de l’Amérique des premiers temps, l’Amérique primitive, a été rendue possible, d’abord, par désaffiliation : où comment se pratique l’affiliation par la désaffiliation. En effet, pour comprendre le rapport à l’histoire des libertariens comme chez Eastwood, il faut en revenir à l’origine intellectuelle du mouvement, qui remonte aux années 1930-1940, mouvement qui va opérer un syncrétisme entre une pensée européenne de type économique, celle du laisser-faire, impliquant un retrait de L’État de la sphère privée et des grands mythes fondateurs américains. Le lien entre ces deux tendances va dès lors donner naissance à des intellectuels européens qui vont émigrer vers les États-Unis, notamment en provenance de l’Europe de l’Est comme l’économiste Milton Friedman, la philosophe Ayn Rand si importante dans la pensée de Eastwood, intellectuels qui vont dénoncer le rapport ambigu entre les individus et l’État, à partir des grands mythes américains, à partir donc d’une liberté dont ils se considéraient dépossédés en Europe. Et comme souvent dans les phénomènes migratoires, vont devenir plus nationalistes que les nationaux, avec une tendance à relire l’histoire américaine comme une longue histoire de la conquête de cette liberté, en en revenant à une mythique Amérique, celle de la fin du 18e siècle, ce moment incroyable où se crée une démocratie, la première (selon eux) de l’époque moderne où les individus vont définir ensemble un pacte social, prenant en main leur destin, où les communautés vont jouer un rôle essentiel : sans histoire, donc, un peuple n’aurait pas d’avenir, ce que ne cesserait pas de reprendre, de film en film, le cinéma de Eastwood.

Chez Eastwood, montrer (par l’image) c’est donc faire ce destin par l’histoire, en un double niveau de lecture : l’histoire qui est racontée dans le film, celle qu’il s’agit de retrouver pour chacun ensuite : se faire (soi-même) et devenir (symbolisé par le thème du voyage de nos soldats), mais aussi – troisième tentative – faire advenir une communauté, retrouver celle des premiers temps de l’Amérique (signifié par le témoignage au présent des anciens, vétérans/survivants de cette guerre, produisant un effet de réel permettant la ressaisie de la petite histoire dans la grande). Ce qui signifie d’emblée que la communauté n’est jamais donnée mais à conquérir par l’effet d’une réappropriation de la voix de chacun pour fonder un destin collectif, puis, à partir de ce destin collectif, permettre l’expression de chaque singularité qui, imperturbablement, rejouera sans cesse le nous à partir du je (le témoignage du témoin encore vivant venant certifier ce qui s’est produit).

Précisément, ce qui agit à l’échelle individuelle agit aussi à l’échelle collective dans le cinéma de Eastwood. Certes, la question de l’identité de soi intrigue toujours Eastwood, s’efforçant toujours de la montrer dans la distance, ici par le biais d’une représentation photographique. Cette identité fait question, à répétition, du « je » au « nous », du « nous » au « je ». Mais, dans le cinéma de Eastwood, le temps n’est pas/n’est plus à l’attaque en règle de la conception d’un sujet souverain, aux feux croisés de la psychanalyse, du marxisme et du structuralisme qui y voyaient un simple épiphénomène, la première de l’inconscient (une ruse), le deuxième de rapports de forces économiques (une idéologie), le troisième de modèles anthropologiques fondamentaux (une variable). L’Ère du soupçon, baptisée par Nathalie Sarraute, a sans doute produit un changement d’objet : ce n’est plus le personnage de roman en qui l’on ne peut plus croire, mais la personne réelle.

Toutefois, l’incertitude qui sourd du cinéma de Eastwood, mais aussi les gageures qu’elle suscite, est autre. Elle tient à la nécessité de représenter les individus en leur qualité d’énigme singulière (dont le personnage de Hoover, dans le film éponyme de Eastwood, J. Edgar, en 2011, a sans doute valeur de paradigme : comment un individu, en choisissant pour destin une structure étatique qui a pour objet de protéger sinon d’obtenir la vérité depuis les consciences de chacun, luttant contre les dérives morales d’un pays, finit par devenir un mensonge lui-même), mais surtout à l’impossibilité de nommer de façon unitaire ces sujets (individus qui sont à la fois je et nous), sujets qui fuient de tous côtés (qui sont-ils réellement dans le film ?), de toutes parts (les voici aux quatre coins de l’Amérique comme partagés entre leur histoire et l’Histoire), s’échappent à eux-mêmes dans cette capacité à s’autruifier en tâchant d’habiter leur nom autrement et à nouveau, depuis l’Histoire d’un pays sous tension permanente : déjà écrite, qui n’en continue pas moins de s’écrire. Une vie sous-tendue par une loi qui n’est pas la Loi institutionnalisée : la loi des at’hommes, une vie dispersée qui espère retrouver son centre, son At Home.

Pour apprendre à parler (nos soldats sont ainsi censés prendre cette parole à travers le pays afin de se réapproprier leur voix), ces individus doivent passer dès lors du ils de la photographie au je de leur existence singulière, réappropriation possible à la seule condition toutefois d’en revenir au nous par une ressaisie de la petite histoire par la grande Histoire : du ils au je, en passant par le nous, la première personne se conquérant tout d’abord sur la troisième. Puis, le film montre que ces soldats tâchent d’écrire leur identité en parcourant le chemin inverse, en refaisant le trajet contraire, mais en une élévation, afin de passer du je de la petite histoire au je authentique de la grande Histoire : du je au nous, du nous au je, qui les conduisent d’un accord en qualité de propre sujet à l’altérité de la véritable personne : passer du il et du elle des personnages de la photographie au ils du groupe social (ainsi font-ils partie d’un corps armé), on de la voix commune (celui d’un peuple singulier à la rencontre duquel ils vont, peuple circonscrit à un moment de son temps comme de son espace, le peuple américain de l’ici et maintenant), pour atteindre enfin le nous historique qui les autorisera à devenir enfin d’authentiques « je » : des individus libres et responsables de leur destin comme les garants d’une destinée commune.

Cette indistinction du public (nous) et du privé (je), dans l’idéal, permet de travailler à cette défabrique de soi dans le film : travail de deuil accompli sur l’intime, accompagné d’une perte de destinataire unique, le tu de l’adresse lyrique se transmuant en un nous des complicités, pour que se dessine, en creux, la figure sans nombre des membres d’une communauté qui ne serait plus aussi anonymes que les soldats sur la photographie : un cinéma réalisé à contre-pente, en retournant la tendance égotiste contre elle-même, afin de ne plus finalement, et paradoxalement, se souvenir simplement de soi en devenant un nous dans la mémoire des pères comme depuis leur mémoire. Un cinéma qui ne procède donc pas des grimaces du moi. Un cinéma qui ne représente pas finalement, contre une lecture trop hâtive, la tendance du self made-man, une récupération de l’individu par lui-même, maîtrise, domination de soi dans la réflexivité, mais une désappropriation. Ces hommes parlent d’eux-mêmes comme ils se vident. Leur parole n’exprime pas le propre, elle le dépense : tout individu est autre chose que ce dont il est constitué ; dire un être dans ce qu’il a de particulier, c’est le vider de sa particularité. Dans le monologue, le propre se perd dans sa propre extension ; dans la nomination, il se rétracte jusqu’à disparaître.

Le singulier du cinéma de Eastwood apparaît ainsi comme un point absurde, à peu près intenable, entre le presque rien et le presque tout d’une communauté qu’il s’agit de retrouver par l’Histoire : au plus intime de soi il trouve l’étrangeté à soi. La démesure du je vise un paroxysme et l’épuisement par la profération de l’intention de se dire à travers un voyage pour les soldats. Tout se passe comme si dans ce cinéma, par le brassage de l’intimité et la vitesse d’exécution de sa diffusion (voyage des soldats dans l’espace américain), on pouvait aller de la répétition à l’intensité, de la quantité de je à la qualité (du voyage de singularités exemplaires, ces soldats, à un voyage vers l’Histoire de l’Amérique, authentifié au présent par les survivants). Ce cinéma, à l’instant où il est proféré, définit ainsi sa méthode : c’est au cœur de la multiplicité et de la redite du je (à travers toutes les figures héroïques filmées par Eastwood par ailleurs) qu’il faut chercher le nous. Sa surmultiplication (de film en film chez Eastwood) produit du pluriel, et donc de l’identification : du « je ».

Ce que semble proposer ce cinéma, ce n’est finalement, et pas simplement/seulement, la défense de l’individu contre l’institution comme l’État, lecture du cinéma de Eastwood (faite par la critique) trop souvent facilitée par son positionnement politique, lecture constituée à partir de celui-ci (le libertarianisme, de droite ou de gauche [qui ne veut rien dire aux États-Unis, du moins d’un point de vue continental], on s’y perdait, mais rien de bien anormal pour une idéologie qui ne se voudrait pas de tête) : ce n’est dès lors pas l’intimité biographique qui est décisive, mais le jeu avec une intimité.
 
Le destin individuel ainsi offert chez Eastwood n’est jamais une plongée dans l’investigation psychologique. La monstration de la photographie, dans le film, est aussi instrument de libération. C’est se connaître comme on peut deviner un étranger : nos héros étant dans l’ignorance de leur héroïsme à l’instant de produire leur effort harassant sur le Mont Suribachi, d’y planter le drapeau aux étoiles. En les regardant lui-même sur la photographie, Eastwood procède à une mise en abyme, comme il le fait et le fera pour chacun des autres héros de l’ordinaire filmés en situation extraordinaire dans son cinéma, ces héros étant ressaisis également dans leur parcours par la caméra de Eastwood, en manière de signifier, par le dispositif, une distance, préciser s’il en était besoin combien Eastwood ne fait pas nécessairement corps avec cette histoire, ne s’y identifie jamais tout à fait, ne s’y épouse pas donc ne s’y épuise pas. Se saisit comme il saisit ces individus : Soi-même comme un autre disait Ricoeur, soi-même dans l’épreuve de l’autre, tout ceci avec l’acuité, l’indifférence passionnée qu’on aurait pour un étranger comme une Histoire qu’il s’agit de reconquérir passionnément, mais chacun à sa manière.
 
Précisément, chez Eastwood, chacun se fixe sa propre transcendance : Dieu, la famille, la communauté, voire simplement l’individu qui trouverait en lui-même sa propre transcendance, pourvu qu’elle soit toujours en lien avec son histoire qui est aussitôt l’Histoire de l’Amérique. Eastwood ne tient donc jamais un discours pédagogique, indiquant la nature de cette transcendance : à chacun de la trouver, pourvu qu’elle ne soit pas médiée par l’Institution mais toujours de s’inscrire dans une Histoire à reconquérir
 
Dès lors, chez Eastwood, si son libertarianisme implique que l’individu soit propriétaire de soi, cette propriété ou réappropriation de soi n’est jamais solipsiste, mais inscrite dans un réseau de filiations. Ce cinéma se méfie donc du je fallacieux, avec lequel il apprend à jouer, l’affûter en parlant de lui, finalement, à bien l’entendre, à la première personne du pluriel, qui permet à chacun de parler d’eux comme par la bouche d’un autre. D’où l’impression de lire dans ce cinéma un autoportrait singulier : un autoportrait solidaire – vieille utopie de l’œil qui parviendrait à se regarder et à s’englober lui-même – mais là réside la nouveauté – jusqu’à permettre à chacun, également, de s’y observer, jusqu’à ce que tous se retrouvent dans ce miroir, ou cède à la force médusante de cette exhibition : un cinéma opérant une transvaluation des valeurs comme des trajectoires individuelles, du je au nous, et réciproquement, du nous au je, à ce qui fait lien entre l’individu et la communauté. Il faudrait donc s’abstenir, en bout de parcours, de percevoir ce cinéma comme étant a priori une réserve de la pensée individualiste, une arrière-pensée où git tout le charlatanisme d’une lecture superficielle du libertarianisme mal compris de Eastwood. Ce cinéma ne peut donc pas être réduit à l’unité de mort intellectuelle d’un système mis en images, parce qu’il se refuserait de penser la complexité historique. Il ressemble davantage à une obsession, si l’on veut bien entendre ce terme dans son sens ancien belliqueux – celle d’inventer (l’individu comme la communauté) par le combat.

En quittant ces hommes, finalement, la trace qu’ils laissent en nous place ces destins en pleine lumière. Ils n’ont plus l’apparence de ce qu’ils semblaient être, un simulacre d’autocréation continuée de type solipsiste, rien qu’un fossile proche de ces hommes dont les restes étaient encore à trouver dans leurs mémoires. Et, finalement, pour s’en tenir au plus pressant, au travers du réseau de filiation ici omniprésent, c’est bien évidemment métaphoriquement du cinéma qu’il s’agit encore chez Eastwood, d’une passion et de sa transmission au fil des générations, de la vertu de l’effort et de la récompense qu’on peut en attendre contre toute évidence.

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