« L'Épreuve de force » de Clint Eastwood : La meilleure façon de conduire
Depuis la Ford Galaxie 500 de l’inspecteur Harry Callahan jusqu’à la Gran Torino de Walt Kowalski, en passant par L'Épreuve de force, nombreuses sont les images de routes avec Clint Eastwood au volant. Histoire d'un lonesome driver : « Enjoy it while it last ».
« L'Épreuve de force » (The Gauntlet) de Clint Eastwood (1977)
S’il fallait résumer grossièrement la longue filmographie de Clint Eastwood en quelques motifs visuels, il y aurait sans aucun doute des flingues, des chevaux et des voitures. Depuis la Ford Galaxie 500 de l’inspecteur Harry Callahan jusqu’à la Gran Torino de Walt Kowalski, en passant par L'Épreuve de force, nombreuses sont les images de routes avec l’acteur-réalisateur au volant. En y regardant d’un peu plus près, ce véhicule peut nous indiquer certaines des nombreuses facettes du cinéaste. Il y d’abord la voiture-virilité de Dirty Harry et ses nombreuses course-poursuites ; la voiture-road-movie du Clint voyageur qui dévoile une autre Amérique dans Doux, dur et dingue ou Honkytonk man ; la voiture-traumatisme et péché originel pour les enfants de Mystic River ; la voiture qui métaphorise l’amour naissant en plein jour et l’amour finissant sous la pluie de Sur la route de Madison ; la Gran Torino du vieux Walt qui travaillait dans l’industrie automobile, voiture-paradis perdu qui renaîtra en se transmettant. Une voiture est toujours plus qu’un simple moyen de transport, comme l’explicite le personnage de Butch (Kevin Costner) dans Un Monde Parfait :
You're looking at this thing bass-ackward, this is a twentieth century time machine. I'm the captain, you're the navigator. Now out there that's the future [points out front windshield] back there, [taps on the rear view mirror then points out the back windshield] well that's the past. If life's moving too slow, you wanna project yourself into the future just step on the gas right here, [steps on the gas pedal] see? If you wanna slow her down, well hell you just step on the brake here and you slow her down. [car comes to a stop] This is the present Phillip, enjoy it while it lasts.
Cette définition de la voiture peut s’appliquer à de nombreux films eastwoodiens : un espace dans lequel se déroule, dans le présent du récit, l’initiation du héros, qui se réalise entre autres en s'émancipant de son passé. L’une des incarnations les plus intéressantes de ce parcours se trouve dans l’assez méconnu L'Épreuve de force, sorti en 1977. L’essentiel de ce long-métrage se passe sur les routes, via de nombreux véhicules : voitures bien sûr, mais aussi ambulance, moto, hélicoptère et bus. Clint s’amuse ici, déjà, à déconstruire son image de Dirty Harry, flic violent et machiste, toujours au volant de belles mécaniques. La voiture aura donc un rôle à jouer dans cette évolution du personnage. Fidèle à la définition du Monde Parfait, c’est également sur la route-présent que le personnage de Clint-Ben Shokley s’accomplit. Enfin, et surtout, c’est au volant que se construit l’amour entre son personnage et celui de Gus Mally (Sondra Locke). Embarquons avec eux et explorons comment la mise en scène s’empare de l’automobile pour raconter une touchante relation humaine au milieu d’un polar nerveux et musclé.
Ambulance
Dans L'Épreuve de force, le policier Ben Shockley doit escorter la témoin Gus Mally entre Las Vegas et Phoenix. Faisant face à de possibles menaces de meurtre, et au refus d’obtempérer de Mally, ils quittent le commissariat en ambulance, la fille attachée à une civière. Les rapports de force sont clairement établis : elle est prisonnière de l’autorité policière, et réifiée puisqu’elle est incapable de mouvements. Shockley, quant à lui, est dominant par rapport à elle, tant au niveau physique (il la regarde de haut) que verbal (elle est dans un premier temps bâillonnée). Fait notable par ailleurs, notons qu’il est assis à l’arrière de l’ambulance tandis qu’un autre homme conduit ; comme s’il restait subordonné à sa hiérarchie, sans maîtrise de son itinéraire. L’ambulance pourrait bien symboliser l’état d’aliénation des personnages et la future thérapie via véhicules.
La longue traversée infernale commence par une explosion de voiture et la première course-poursuite : c’est évidemment Shockley qui prend les commandes, s’installant au volant. Il offre un premier signe d’alliance en tendant son arme à sa prisonnière pour qu’elle tire sur leur poursuivant, ce qu’elle réussit. La menace disparue, le conflit reprend place : elle pointe l’arme sur l’homme pour qu’il change d’itinéraire. S’ensuit une bataille symbolique pour reprendre le volant, métaphore de la direction à prendre. Le montage rapide, alternant les plans internes et externes à l'automobile, illustre également cette lutte. La question est donc bien de savoir lequel des deux personnages va conduire la relation.
Voiture de police
La cavale continue, et a lieu ensuite dans une voiture de police : Shockley oblige un autre policier à le conduire, lui et Mally, à la frontière de l’Arizona. Poursuivi simultanément par la mafia et la police, il tente de reprendre le contrôle, mais doit une nouvelle fois se soumettre à une hiérarchie. Il est assis à l’avant, mais ne conduit pas ; il dicte le chemin, mais c’est pour retrouver son chef, Blakelocke en qui il a confiance. Mally, elle, est assise à l’arrière, toujours prisonnière. Le conflit continue verbalement, et le policier conducteur prend le dessus sur Shockley se moquant régulièrement de lui. Mally remporte alors une première victoire, par un mémorable monologue où elle démontre la supériorité de son statut de prostituée par rapport aux policiers (1). C’est Shockley qui détient l’arme, mais c’est elle qui semble la plus puissante. Dans son élan, elle le convainc de ne pas tomber dans le traquenard tendu par Blakelocke. Il lui fait confiance, passage important dans l’évolution de leur relation, ce qui se traduit par une sortie du véhicule, et donc de la route tracée par une autorité extérieure. En acceptant de désobéir à sa hiérarchie, tout en faisant confiance à sa « prisonnière », Shockley a traversé d’autres frontières que celle de l’Arizona.
Bus
Le duo accepte dès lors de rouler ensemble. Cela aura lieu, dans un premier temps, sur le mode de la fuite. Ils ne choisissent pas leur itinéraire, ils cherchent simplement à échapper à leurs poursuivants. Ils délaissent alors les voitures pour la moto et le train, ce qui donne lieu à de longues scènes d’action. À bord d’une moto, ils échapperont à un hélicoptère. C’est là encore l’homme qui est aux commandes du véhicule, après avoir néanmoins avoué qu’il n’a plus conduit depuis longtemps, mais qu’il allait « faire semblant ». Le train sera quant à lui le lieu d’une bagarre où les deux protagonistes joueront un rôle : alors qu'il perd le combat, elle se déshabille pour attirer l’attention, et il peut alors distribuer les coups pour les éjecter par-dessus bord. Il s'agit évidemment d'une réduction des rôles masculins et féminins à leur plus simple expression, mais avec une nuance importante : par cette stratégie, Molly sauve la vie de Ben.
Le dernier acte de cette traversée a lieu dans un bus. Cette fois, ils contrôlent tous les éléments, annonçant même leur itinéraire à leurs ennemis. Renonçant à la fuite, ils se rendent bien à Phoenix – ville au nom métaphorisant probablement la renaissance de ces personnages – affrontant directement l’autorité et acceptant d’y risquer la vie, plutôt que de s’y soumettre. Surtout, ils décident d’y aller ensemble. Il n’est plus besoin de se battre pour savoir lequel des deux va conduire, ni de diviser les rôles en masculin et féminin ; Shockley demandera symboliquement à Molly de prendre le volant au milieu du chemin, et c’est elle qui roulera pendant les derniers mètres. Mais c’est ce qui se passe un peu avant qui nous intéresse surtout.
Eastwood prend le soin de cristalliser l’accomplissement de cette relation humaine dans une très belle image. Juste avant l’entrée à Phoenix, il est au volant, elle est derrière lui. Elle lui demande s’il est sûr de vouloir y aller, il répond affirmativement. En silence, elle lui embrasse la nuque, prend sa main, et ils regardent droit devant, en silence. Le plan dure de longues secondes, sans dialogue, comme si le temps s’arrêtait pour les amoureux fonçant vers le danger. Le choix du plan fixe le signifie avec clarté : rien ne semble pouvoir troubler leur itinéraire, a contrario de la séquence matrice de l’ambulance, au montage nerveux. Ils sont dans le présent magique dont parle A Perfect World : émancipés de leur passé, prêts à affronter le futur, mais profitant du présent tant qu’il est là.
Le bus arrêté, les deux héros marchent vers le tribunal. Le générique de fin peut défiler, il n’est pas nécessaire de raconter ce qui se passe après l’arrivée à destination. Le véritable accomplissement a déjà eu lieu sur les routes, à bord de nombreux véhicules comme autant d’étapes sur le chemin de la rédemption. Eastwood nous offre ici un divertissement décomplexé cachant une relation humaine étonnamment touchante. Voitures, motos, ambulance, bus : tous ces véhicules forment l’épreuve de force, qui est en même temps une épreuve initiatique plus profonde qu’il n’y parait. Le plaisir de voir (et revoir) un film de Clint Eastwood est peut-être celui de se trouver à bord d’une voiture, sur une route, le temps arrêté. Enjoy it while it last.
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Des Nouvelles du Front cinématographique, « La Mule de Clint Eastwood : La Fleur de son secret » dans Le Rayon Vert, 31 janvier 2019.
Notes