« Ma part de Gaulois » de Malik Chibane : Mon nom est-il Personne ?
Faire république autrement, depuis la périphérie d'une banlieue, par le truchement du cinéma, en racontant des histoires, est-ce (encore) possible ? Livrer un plaidoyer pour une identité nomade pour tous les déracinés greffés sur une racine qui changerait continuellement au contact du monde extérieur ? Réaliser un film pour décadastrer un pays qui s'enrichirait de tout ce qui l'effleure, inventer une identité-nomade en devenir où chacun aurait sa Part de Gaulois ? Le dernier film de Malik Chibane créolise la République. Il serait temps que chacun y vienne prendre sa part.
« Ma part de Gaulois », un film de Malik Chibane (2023)
Les êtres dispersés, nous ne les reconnaissons pas toujours. Depuis longtemps, dans son cinéma, Malik Chibane tente de réunir leurs traits épars, comme dans son dernier film, Ma part de Gaulois. Mon nom est-il Personne, s'y demande Mourad (Abdallah Charki) ? Personne, c'est-à-dire un -dividu, abrégé de son nom, dégorgé de son destin, coupé de sa main comme son co-pain se dépèce l'horizon pour le mettre en partage avec lui, perd un doigt pour son ami, sa part de gaulois afin de lui montrer la direction digne. Car en début de film, tout semble prédestiner Mourad à la forge, dans un atelier où l'on usine tôt le destin de collégiens français sortis du système scolaire classique dans les années 70/80, dès la fin de la classe de 5e, pour les envoyer en LEP, afin de conditionner Mourad et son ami au génie mécanique de la reproduction sociale. Mourad sera-t-il donc Personne ? Non plus simplement un être en devenir, mais réifié, un objet, homme-établi rendu à la machine, comme son père le devine manutentionnaire quand sa mère poudroie autrement, le rêve sur grand écran pour devenir le premier bachelier de l'histoire de son quartier populaire ? Malik Chibane tire la force de répondre à la plainte de cette souveraine inconsistance, de tous ceux qui ne se sont pas choisis pour s'aboutir dans les voies de garage de l'existence, Mourad sous le capot de sa vie.
Le bac ou le CAP mécanique, telle est la question d'être ou n'être pas au lieu de son existence. Par la grâce de la comédie, pente si difficile, Malik Chibane montre que l'école républicaine, dès sa scène introductive, s'il fallait insister, est autant un lieu systémique où se fabrique l'exclusion comme la duplication sociale autant qu'elle ouvre potentiellement à la seconde chance, dans un pays où l'égalité des chances s'entend trop souvent comme un rapport inégalitaire. L'école de Ferry, contre le mythe républicain de brassage social, est élitiste/sélective. Elle aboutit à la sélection de ses meilleures graines qu'il s'agit de séparer de l'ivraie (par son système d'orientation, Mourad est promis à la voie professionnelle). Toutefois, à l'échelle individuelle, la malchance de Mourad comporte son versant chance : son ex-professeure de français/professeure principale, en tant que membre et représentante institutionnelle du corps enseignant lors d'un conseil de classe, favorable au LEP mécanique, infléchira finalement son jugement à titre individuel, un an plus tard, suggérant une réorientation en classe de 4e, quand la mère de Mourad – Nacera –, après le doigt retranché de l'ami de son fils, Nourdine (Adda Senani), plaidera devant le principal du collège la (fausse) maladie du fils pour l'éloigner des poussières de l'établi. Une manière directement politique de signifier combien en tant qu'institution l'école républicaine agit comme Moloch à qui l'on sacrifie les enfants des classes populaires, sous la seule réserve de la politique de la main tendue, fragile, nécessaire, par des enseignants solidairement attachés à la politique de la petite graine, mais à titre individuel, à qui de trouver son David contre Goliath.
Il n'y aura donc jamais de prédestination à l’œuvre dans Ma part de Gaulois, car Nacera, interprétée par Adila Bendimerad, déjouera tous les pronostics – une actrice qui, de film en film, réalise son propre cinéma depuis les films des autres, une cinéaste qui actorise sa réalisation en permanence par le rythme pour construire scénaristiquement une œuvre forte et singulière, qui décolonise tous les territoires en les déplaçant par la danse. Nacera, qui ne sait ni lire ni écrire, illétrée-étêtée de condition déconditionne la page de son fils par la marge, a l'intelligence du verbe corporel comme de la diction, douce mais revêche, tout ce qui a le visage de la colère surmontée de son drame de celui qui dit : non ! Dans Ma part de Gaulois, son fils est son œuvre, à œuvrer, quand les autres le manœuvraient, le rendre manœuvre pour le désœuvrer. Elle sera sa république, pour placer le destin de son fils entre toutes les mains possibles (un mensonge pour le faire passer asthmatique, un père qu'il faut convaincre des talents du fils ; des voisines qui, l'une prête la chambre de son propre enfant afin que Mourad y place son bureau, l'autre finance un cours de soutien ; la professeure de Français animée par la nécessité de suivre le parcours du collégien, qui devient le sien, son chemin de vie ; le principal du lycée qu'il faut convaincre de garder Mourad malgré son absentéisme ; Nourdine, l'évincé du système, le meilleur ami de Mourad, qui l'enjoint pourtant à assumer sa part de gaulois...).
Il est sans doute épuisant pour Mourad d’être ce lieu où s’empoignent sans relâche le oui et le non, son goût prononcé qu'il découvrira au lycée pour la musique contre sa mère, sa liberté conquise, mais aussi respirer avec les sibilances de ses parents en forme d'espoir dans les poumons, qui lui remontent le long de la poitrine, qui lui font son rythme particulier comme l'endurance qu'il se fait. Mourad discourt et c’est un autre moi qui parle. L’intransitivité de son verbe saisit : sa vie n’est pas simplement écrite sur du papier, mais présente aussi dans le regard de son prochain. Il ne dit d'abord rien. S'il est parlé par sa condition, il se prononce aussi dans la bouche d’un autre : on le parle. De qui donc est le spectateur Mourad ? Combien est-il en lui : un enfant de la République, un Français, un fils d'immigrés, un lycéen, un bachelier, un futur manutentionnaire, un apprenti musicien ? Qu’est-ce donc que cet intervalle entre lui-même et lui sur lequel sera construit entièrement le film par la circularité qu'il organise, statue intérieure sans contours, rêve d’intériorité trop rêvé ? Cette absence d'identité fixée est aussi sa chance : à jouer de ses qualificatifs, nombreux, il peut espérer devenir, non sans une certaine obscurité, et user, à son égard, de ce stratagème de ne pouvoir jamais se prévoir contre les lois de la sociologie des classes. Mourad, parce que trop plein de la préconception des autres qui confine trop souvent au cliché quand il s'agit de penser « le jeune de banlieue », comme s'il existait de tout bois, devient paradoxalement la scène vide où passent divers acteurs, jouant diverses pièces qu'il réunit sous son seul corps pour dire et faire république autrement, comme se montent et passent entre eux les décors du film. Un corps métonymique, corps-cité, une mosaïque comme se compose la salle de projection ce dimanche soir, en avant-première, dans ce cinéma de quartier d'une ville périphérique dont est issu le comédien masculin du film (Abdallah Charki), chacun reflet de son miroir pour mettre plus tard en partage leurs images, à la fin de la projection. L'écran devenu mobile envahit alors tout l'espace. Il devient place de la République, les spectateurs se commuant en acteurs, l'acteur du film en spectateur de sa réception. Une république grandeur nature, pour des spectateurs venus soutenir ou non l'acteur du crû, toutes ces mains tendues rendues à la générosité d'Abdallah Charki qui se solidarise, a l'intelligence de penser que le film a une existence propre qui doit se continuer pour en faire le film d'autrui, en mettant en commun son expérience comme son réseau afin d'étoiler le destin des autres.
Voici donc la part de gaulois du film. Il fallait un feu, pour raviver la part de chacun dans la salle, c’est-à-dire quelque chose qui vit encore intensément sans qu’aucune agitation le déporte, quelque chose qui se nourrit du sol sur lequel chacun se trouve pour mieux s’élever vers la légèreté des hauteurs en éclairant, en animant ce qui l’entoure, faire que la chose – le destin de Nacera, son mari, Mourad, comme celui de tous les autres – devienne publique : res publica, dans cette salle où se frottent les regards, corps social qui fait France, des jeunes, des vieux, des parents, leurs enfants, des enfants sans leurs parents, du quartier, du centre-ville, un maire, ma voisine, d'origine algérienne, qui ne parle pas encore le français à l'école primaire, qui y reprendra plus tard sa part de gaulois devenue enseignante, un autre, de toutes les parts, autant, de banlieue, du centre, à la périphérie de la vie, L'homme ordinaire du cinéma, spectateur d'un film qui l'intertextualise autant dans cette trajectoire où, après de multiples renvois au collège, l'institution souhaitait l'envoyer tutoyer les sommets de la relégation, le lumpen prolétariat des BEP, en chaudronnerie, y marteler sa vie pour se fraiser autrement et finalement professeur, amnistié par la main secourable d'autres enseignants. Un film qui nous regarde parce qu'il parle de la France (Jean-Louis Scherer), qui regarde pour se réapproprier sa part de l'histoire, en racontant nos histoires, en racontant ses histoires.
Malik Chibane, depuis sa trilogie urbaine, Hexagone, Douce France, Voisins, Voisines, explore ce qui fait France depuis ses périphéries pour mieux repenser le centre. Dans le genre du « banlieue-film » auquel il ne saurait être réduit, sauf à envisager ce genre comme prétexte à tous les genres, sa singularité est évidente. Il suffirait de revoir en miroir son Hexagone avec La Haine de Mathieu Kassovitz, contemporains qui contemplent le rien, dont tout le cinéma est construit à rebours du sensationnel de l'école Kourtrajmé, pour se concentrer sur les banlieues et leurs habitants : adolescents, jeune adultes, parents, retraités... en s'intéressant aux problèmes auxquels ses personnages souvent marginalisés doivent faire face à différents stade de leur vie tout en donnant des pistes pour comprendre les évolutions de la tradition (française, maghrébine ou autre) comme de la société française dans son ensemble. Contre le genre sensationnaliste et son acmé, Malik Chibane a opté pour la comédie douce amère, incarnée par Abdallah Charki, dans un premier rôle où il lui aura fallu déclicher au possible son personnage, dont le jeu, tout en douceur intranquille, est congruent au film autant que Nacera trompe le lieu commun de la femme trop docile, de l'accent raclant la langue par terre comme du père (Lyes Salem) se jouant de l'image du paternel à la savate trop facile, père/mère, serrement de cœur, diastole et systole du fils.
La gageure du film, éviter la représentation du jeune de quartier au cinéma qui oscille trop souvent entre deux registres antipodes autant problématiques, soit celle de l'ensauvagé, soit celle de l'être exceptionnel. Deux stéréotypes qui, au fond, n'en forment qu'un seul pour composer un personnage double-face. Cette teneur de double bind, Janus accolant les deux faces, la lumineuse et la ténébreuse, est la croix de Mourad comme de Malik Chibane qu'il s'agissait de ne pas supporter. Car l'être exceptionnel n'est que l'image inversée du sauvageon, le hors-champ du jeune de quartier barbare, dont l'exceptionnalité révèle précisément la médiocrité de tous les autres. Ce sera ainsi le personnage de Youri, dans Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, jeune banlieusard doux, gentil, romantico-poétique au possible, double inversé du sauvageon qui à coup d'embardées lyriques s'efforcera de sauver son quartier de la destruction en le spatialisant. Ce sera encore le personnage incarnant à l'écran Abd Al-Malik, dans un film auto-promotionnel de son propre génie, retraçant sa trajectoire dans qu'Allah bénisse la France, où ce n'est pas l'école ni les autres qui le sauveront de la perdition, mais ses propres dons. Cette scène, par exemple, saisissante de cet effet en forme de boucle récursive, lors de l'enterrement d'un ami, où se détache des corps un encart pour avertir du sort de chacun : la mort, sociale, symbolique ou réelle (le sida, la drogue, la prison), tous condamnés, sauf Abd Al-Malik, doué de capacités scolaires hors-norme. Autant de figures qui dessinent en creux ce qu'une certaine France admire dans ses immigrés, soit de n'en être plus, transmués en créatures éthérés, héraut et symbole de l'assimilation/intégration accomplies, Omar Sy, Jamel Debbouzze et compagnie, des demi-dieux, le coup de boule de Zidane en finale de la coupe du monde en 2006 révélant ce Janus en sa médiocrité, le génie français rendu à la bête maghrébine.
À rebours de tous les discours sur le refus de s'intégrer, les personnages issus de l'immigration dans Ma part de Gaulois ne sont, certes, ni des anges ni des démons mais à tout le moins des Français pur jus, dont l'un des fils, Mourad, écoute Kiss, Renaud, Brassens, en posters dans sa chambre, qui n'attendent pas un con de plus qui vienne sauver la France (Magyd Chefi). Malik Chibane menuise une autre France, dont la construction de son film témoigne par une logique de retrait, de la part de gaulois qu'il laisse à chacun prendre ou non. Un film dont l'économie, du budget à sa distribution, minimes, entend tirer sa force de persuasion (voir encore sa réception critique sur l'horodateur Allociné, trois mentions, seulement, le jour de sa sortie, on ose à peine dire confidentielle, et de rendre grâce à Samir Ardjoum, ambassadeur de la passe, pour avoir consacré une émission au film, avant sa sortie, avec Adila Bendimerad, sur la chaîne Youtube Microciné). Une politique des petits pas pour avancer sur de grands thèmes, aborder le centre par la bande, en le débordant, dans un film qui défausse la gravité : chacun étant le produit d'un concours extravagant de circonstances, il faut poser le pied léger sur ce sol, quand, où que se portent ses pas, Mourad sent que le terrain n'est jamais vraiment assuré.
Pourtant, le film aurait pu s'inscrire aussi dans la veine de ces destins exceptionnels, Ma part de Gaulois retranscrivant à l'écran le parcours de Magyd Cherfi circonstancié dans un livre, chanteur du groupe Zebda, de celui qui, en classe de seconde, passera de – 7/20 à 15/20 au prix d'un arrachement forcené des pesanteurs sociologiques grevant son travail scolaire au quotidien. Mais cette mise à la forge, sans le concours de cette mère courage qui sait mentir à l'occasion, femme aussi, lionne qui attend son lion, de cette enseignante de français qui déjoue son destin, d'un père faussement désinvesti, de voisines petites mains du destin, de son meilleur ami Nourdine qui fomente pour lui, Mourad serait demeuré un nom sans Personne, soldat inconnu de son vivant. Film sur un transfuge de classe, Ma part de Gaulois est anti-individualiste au possible. La « réussite » du transfuge Mourad tient au contraire à une politique de la main tendue, de l'occasion favorable, qui décoince son horoscope de tous les matins prévisibles. Mourad, tête inabritée, estomac inassouvi, incarne un mouvement de sortie pour respirer dans la bouche des autres, afin de ne pas contempler sa propre suppression.
Ma part de Gaulois est ainsi construit à l'encontre des discours méritocratiques républicains sur l'intégration via le système scolaire où seule la réussite serait promis aux plus méritants. Un discours qui étouffe depuis trop longtemps, dont les mots ne peuvent penser qu’en bloquant les mouvements de respiration des situations que filment Malik Chibane à travers le parcours de Mourad. Arrêt du transport, constriction, passage obstrué, tout y conspire à la déréliction des forces. À l'encontre de ce discours bouchon, il fallait trouver le cadre : un trou, un vide, un appel d’air, la part de gaulois contre la puissance sourde qui raidit, bouche, emmure. Ce discours républicain a depuis longtemps de graves problèmes de respiration. Il suffoque, si gros de lui-même, à force de vouloir tout ramener à l'unité douteuse du seul mérite. À l'opposé, Malik Chibane élabore un discours filmique à même de parler d’ici et maintenant, dans une figuration plus vive, plus intempestive, moins construit, moins conjuratoire des obstacles qui se dressent face à Mourad. Tout le film de Malik Chibane conspue cette logique des places gardées qui sent la boutique et le renfermé.
Le cinéaste a d'abord eu l'intelligence de convier pour son premier rôle masculin un acteur débutant, de lui donner sa chance comme le film le construit en tant qu'acteur et citoyen de son nouveau monde. Dans ce pas-de-deux, il a transfugé autant l'algérianité de son actrice, à travers le choix d'Adila Bendimerad, pour son premier rôle dans un film français. Un geste cinématographique, une ligne politique pour dire : circulez ! Entre les images, entre les sons, qui font le rythme de la France : tout est à voir. De la même façon, cette manière de transfuge est rendue à l'écran par la mise en scène, tout comme par quelques apparents défauts, dont il faudrait se demander s'ils ne sont pas volontaires de la part du cinéaste.
Dans un premier temps, Malik Chibane s'est efforcé de faire des contraintes sans doute budgétaires une force. Le temps de tournage ayant été réduit à la portion congrue (deux semaines), plutôt que de tourner essentiellement en décor naturel, le cinéaste a opté pour des décors en studio qui vont permettre aux personnages du film de glisser d'une scène à l'autre par un seul mouvement de caméra (d'un salon d'appartement à la salle de classe, à la grue de chantier du père, et ainsi de suite). Un effet de montage comme de cadrage qui évoque ce qu'est un passage, le site transitoire par où se joue le destin de Mourad. Les scènes d’ « intérieurs », au bord serré, au cadre toujours mangé par les frontières de l’espace confiné des individus qui font la somme d'un « nous », sont ainsi non pas tant refusées que contrebalancées par ce mouvement de balancier. Paradoxalement, le passage permis d'une pièce à l'autre, par un décor non-naturel, invite au dehors, là où chacun pourra s’inventer dans ce passage, une manière de refuser l'endimanchement identitaire, dans l’absence et le retrait du groupe fermé, quand, réciproquement, les scènes en décor naturel sont dénaturalisées par une lumière artificielle, un mouvement circulaire, le cirque de la vie. Malik Chibane refuse ainsi de comprimer l’individu dans une identité, écrasé jusqu’à en devenir compact comme de la boue serrée dans un poing. Il y a comme une rébellion douce contre le monde spacieux de l’identité à retrouver, dont la puissance méprise la métamorphose rendue par la mise en scène, une identité qui se suffit à elle-même, ne veut qu’elle-même, jusqu'à se rigidifier pour ressembler au visage de la mort. Malik Chibane nous dit, par l'usage répété de ce procédé de mise en scène, que d’autres possibilités demeurent, seraient-elles encore vagues, encore inexprimées pour faire autrement république. Les faire immerger est son but, avant que tous les discours sur l'intégration n’étendent l’ombre basse de leur fatigue. Il nous dit encore que l’établissement d’une quelconque vérité a priori sur chacun des personnages (la mère et le fils au premier plan) obstrue les passages ; il vaut mieux quelques bonnes vraisemblances, l’usage d’hypothèses de travail, le déblaiement des erreurs : une acceptation jamais provisoire des limites, le regard n’en demeurant pas moins aux aguets de l’illimité comme une femme aurait pour tâche de se refaire l'horizon, rêve de monter sur un vélo en fin de film si son fils obtenait son diplôme. C’est dire combien Malik Chibane n’entre jamais dans la grisaille d’une attente indéfinie de la vérité, dans la médiocrité, si proche de la mesure qu’on les confond souvent. Par mépris de ces voies médiocres, il nous apprend à ne pas nous laisser gagner par une contagion avilissante ; au contraire, il excite un discours aux paroles brutales, invite à une ivresse de saccage, à de foudroyantes revanches sur tout ce qui conspirait pour empêcher Mourad comme sa mère de sourdre, mais par un effet de mise en scène qui en adoucit les heurts. Car sa mère, qui parle autant le français que l'arabe dans le film, ne sera jamais assignée à résidence, une dominée de plus, colonisée de l'intérieur, mais bien plutôt insoumise à son mari comme à son fils qu'elle débride par sa danse, qui va, qui vient, refait le sol en permanence. Malik Chibane, par cet effet de déplacement en douceur, d'une scène à l'autre, n'entend pas ainsi alimenter les discours sur le ressentiment, cet esprit qui, perpétuellement crispé dans le souci du refus, plus qu’il ne libère, s’enferme dans les ruines et les batailles. Il s’agissait au contraire pour Malik Chibane de ne pas continuer à le faire vivre, un monde qu'il fallait doucement exploser, même si nul n'est jamais certain qu’il y aura, dans cette énorme foudre, une inimaginable possibilité.
Dans un second temps, cette possibilité comme cet effet de passage d'un état à l'autre sont rendus par un effet de désynchronisation de la voix et du son lorsque Mourad se fait interprète des chansons de Magyd Cherfi, lui-même compositeur de la musique du film. Ce qui peut apparaître a priori comme un problème de décalage sonore, à force de répétitions, fait sens autrement : une mise en abyme pour signifier, peut-être, combien Mourad se trouve désynchronisé, non calé sur le rythme de son existence autant que Malik Chibane joue avec les sonorités pour faire exploser sa langue. Ce décalage en forme de décadrage se situe encore au plan temporel : lors d'une scène en extérieur, des immeubles récents, flambant neuf, apparaissent en arrière-plan lors d'une ballade de Nacera accompagnée de Mourad ou comment faire du neuf avec de l'ancien, de l'aujourd'hui avec hier, nous envoyer des nouvelles depuis le passé d'aujourd'hui ; le frère de Mourad, également, anachronise une situation, lors d'une tirade, utilisant le terme de « lové » en lieu et place de « l'argent », terme popularisé par le groupe de rap PNL (acronyme de Peace and Lové), terme seulement vulgarisé dans les années 2000, une manière de parachronisme qui mélange les langues, pour les enlover dans un nouveau rythme ; enfin et surtout, curieusement, la mère de Mourad et son enseignante de français, après sa classe de 3e, s'efforcent de lui trouver un « très bon lycée », quand la question de la carte scolaire comme du classement des lycées est une équation sans inconnue dans les années 70/80 pour les parents d'enfants issus de quartiers populaires, une problématique devenue seulement récente depuis quelques années. Il y a sans doute une manière d'égaliser les conditions comme les préoccupations à l'égal des classes moyennes et supérieures, comme s'il fallait en retourner au pacte social pour le refonder autrement. Un semblant d'incongruité qui a quelque chose de très leibnizien dans cette histoire que Ma part de Gaulois se raconte : elle est comme une possibilité, comme un monde qui ne serait pas venu à l’existence dans les années 70/80, qu'il faudrait installer définitivement.
Malik Chibane montre finalement combien chacun dans le film, depuis sa propre histoire, qu'elle soit (post-)coloniale ou non, participe de la projection nationale. Faire cité passe par l'écran de cinéma. Une autre forme de république au sein de laquelle une mère au foyer – qui sera toujours un véritable travail, rappelle le film, mieux : un surtravail comme disait Marx, non-rémunéré, l'extorsion de la plus-value d'une vie par le quotidien –, une mère au foyer, donc, qui en prend acte, sur son vélo, à la fin du film. Une mère qui à force de nettoyer les parquets du ciel de son fils pour lui ouvrir l'imaginaire, celui de son mari aussi, a fait place nette, opérant sa prise de la Bastille, seule, à marcher vers son fils, dans l'attente inquiète de ses résultats, là où se reconfigurera, en fin de film, la république. Une fois sur le vélo, comme elle se l'était promis en cas de réussite, tourne-t-elle simplement autour de son Orient, son fils ? La voici plutôt dans le cercle, l’arène de la question, d'où elle nous murmure : prend ma roue, continue la poursuite, la recherche de tes voies merveilleuses, même s’il te faudra plusieurs vies pour les épuiser. Il faut croire à l’urgence de ce chemin. Qu’il éclaire les circonstances de tes pas. Même si ce type de recherche n’aura certainement que des victoires malmenées comme une République serait prête à chanceler, Nacera, sur le vélo, qui s'apprête à tomber/à se reprendre – on ne saura – qui termine le film. Ce plan final ramasse tous les éléments de circularité qui ont fait le film, pour faire possiblement république autrement, avec des décors qui tournent comme ils passent, pour une mise en scène dont la ludicité introduit en permanence du jeu, là où la vie s'invitera : jeu de la comédie ; jeu des langues, du français à l'arabe de la mère et du père, de l'arabe au français, pour faire de la France une terre arable ; jeu qui construit le film comme la somme des souvenirs d'un fils, la bascule des décors, le manège de son enfance ; le jeu par le mouvement, la danse de Nacera, l'éducation mutuelle qu'elle se fait autant avec son fils ; jeu des identités sous forme de fractales, qui circulent ; le jeu d'une pièce, le jeu de la pièce qui introduit de la distance, du jeu, celui de la mécanique à laquelle était promis Mourad en forme de parabole, ce jeu, l'espace laissé entre deux pièces (entre le CAP et le bac/celui des décors/celui des langues/celui des destins), par où s'invitera la part de gaulois de chacun ; le jeu entre toutes les représentations, finalement, pour chevaucher la prétendue ligne de démarcation entre communautarisme et République, qui a été tellement débattue et rebattue jusqu'à brouiller les pistes.
Sur le plan politique, il faut alors tirer quelques enseignements. Malik Chibane, depuis Hexagone, en 1994, intervient dans le débat public, aujourd'hui à travers son film. Commentateur politique et social, activiste à partir de son cinéma comme de ses prises de position, Malik Chibane a été particulièrement présent à la télévision et à la radio. Entre 1991 et 2009, la base de données de l'INA recense quatorze programmes documentaires, trois téléfilms de fiction, plusieurs participations à des émissions de radio (quarante) et de télévisions (huit), diffusés sur de nombreuses chaînes, principalement France 2 et Arte, France 3 mais aussi TF1, avec une mémorable participation à feu l'émission Le Droit de Savoir, en 1996, en présence de l'inénarrable ministre de l'intérieur tristement auréolé de ses trop fameuses lois sur l'immigration comme de son traitement pré-Kärcher des banlieues, Charles Pasqua. Ma part de Gaulois, sa date de sortie n'est pas anodine, est une manière d'opposer à ce récit un contre-récit comme à la récente loi Darmanin sur l'immigration, dont certaines dispositions paraissaient inconstitutionnelles d'emblée, qui pourtant ont été validées pour l'essentiel par le Conseil constitutionnel, notamment sur le droit d'asile, un durcissement à laquelle répond la douceur infinie du film.
Ce goût de Malik Chibane pour la question sociale n'est pas anodin, traduit dans trois documentaires emblématiques : C'est Madame la France que tu préfères, en 1995, Faut-il être Blanc pour être élu ?, diffusé sur Arte en 2002, La France, Black, Blanc, Beur, sauf en politique, en 2003. Il faudrait ajouter à sa trilogie urbaine, ressortie sous ce nom en DVD en 2007, une autre fiction comme Le Choix de Myriam, diffusée sur France 3 en 2009, en deux parties, racontant l'arrivée de Myriam et de sa famille dans les années 60, leur intégration progressive à la société française sur environ trente ans, un portrait qu'il continue sans doute avec Nacera, personnage déterminé. Ce sujet lui est cher pour être conscient du rôle du cinéma dans la société française, en témoigne cet article publié en 2003, co-écrit avec son frère, Kader Chibane : « Le cinéma postcolonial des banlieues renoue avec le cinéma politique ». Selon les frères Chibane, le cinéma doit prendre en charge sa part du fardeau social, ne serait-ce qu'en servant de support de témoignage, afin d'amorcer un immense travail idéologique de reconfiguration des pôles : « En captant l'humeur de son temps, en l'immortalisant sur la pellicule, (le cinéma) a avant tout une valeur de témoignage ». Mais, films du « constat » et de la « solidarité » (Positif, à propos d'Hexagone), le cinéma de Malik Chibane dépasse le seul stade du témoignage, pour prendre part au débat sur les réussites et les échecs du modèle dit d'intégration républicain à partir de la fiction, dans une œuvre qui ne ressasse pas, mais qui montre une évolution sur le plan politique, depuis Hexagone, en passant par Douce France, Voisins, Voisines, jusqu'à Ma part de Gaulois.
Sur un ton non-violent, à travers le récit de quelques figures issues de l'immigration dans Hexagone, leurs déboires au plan du travail et amoureux, l'incompréhension mutuelle avec leurs parents, Malik Chibane montre dès son premier long-métrage que l'histoire des enfants d'immigrés est bien une histoire française, chacun participant individuellement et collectivement au roman national. Douce France sera l'occasion, à travers la question du port du voile que Farida, jeune étudiante à l'université, dénouera en fin de film, de se rallier sans doute aux valeurs classiques du socle républicain constitutif de la société française. Une position qui sera modulée plus tard dans Voisins, Voisines, à travers les aspirations et le manque d'inspiration d'un jeune rappeur, Moussa, dans une banlieue tranquille, au sein de la résidence Mozart, dont le nom dit le programme du film (la mixité sociale). Malik Chibane y fait sienne la méfiance de Spike Lee à l'égard des politiques identitaires, un cinéaste que les frères Chibane mobilisent dans leur article de 2003, pour défendre autrement l'idéal républicain de la mixité sociale. Dans Voisins, Voisines, Malik Chibane fait droit à l'expression de la différence, dans un cadre républicain, quand se pose la question de l'attribution d'un carré musulman dans le cimetière municipal. Tandis que Farida abandonnait son voile, Moussa symbolise une république davantage encline à l'expression des identités différenciées, parce que traitées de façon non-égalitaire institutionnellement.
Ma part de Gaulois continue de dessiner cette trajectoire, enjoignant à reconnaître une réalité multiculturelle. Malik Chibane, tout en y étant attaché, déconstruit notamment l'idéal de brassage républicain tel qu'il fonctionne par le biais de l'école qui, loin de lisser les parcours comme les destins individuels quelles que soient les classes sociales, ségrègue finalement. Une déconstruction pour s'efforcer à sa reconstruction en dénonçant une fausse logique conduite par une bipolarité des erreurs, qui obligerait à choisir entre, d'une part, une caricature ou du moins une diabolisation du communautarisme qui semble avoir été uniquement créé pour servir de faire-valoir ou de contre-exemple, et d'autre part, des interprétations tout aussi sacrificielles et rigides du concept républicain de la société française. Une manière de dire que toutes les mémoires collectives doivent être collectionnées comme autant de « lieux de mémoire », notamment celle de l'histoire coloniale de la France, qu'il ne s'agirait pas d'effacer : un cimetière dans Voisins, Voisines ; la monumentalité d'un livre, celui de Magyd Cherfi, augmentée par le film du livre dans Ma part de Gaulois ; monumentalité encore de l'inscription d'une histoire singulière sur un disque vinyle comme de chanter devant un public, y retranscrire l'éphémère de la voix, de toutes les voix, Mourad/Magyd devenant chanteur, soit la trace d'une mémoire collective qui, autrement, aurait été perdue.
Contre tous les essentialismes républicains et leurs moulins, Ma part de Gaulois privilégie alors l'empirie, au sens où le film propose, dans une version heideggérienne, une interprétation de la vie de Mourad en direction de ses possibilités d’auto-éclaircissement les plus propres, telles que celles-ci se manifestent toujours déjà dans l’existence quotidienne qui est la sienne. En ce sens, Ma part de Gaulois constitue le dévoilement, par le biais d’une déconstruction de la notion de « programme » pour Mourad où son programme n’en est pas un/où son programme est de n’en avoir pas, ou plutôt, son programme est de se déprogrammer, son éducation de se déséduquer, jusqu'à se découvrir, ainsi, fortuitement, dans le jeu du musicien, une variation entre les notes (du bac/de la partition). Cette vue sur Mourad est comprise par Malik Chibane comme une forme de « pratique théorique » ou « praxis philosophique » à travers laquelle le vivre ensemble républicain a la possibilité d’en venir au clair avec lui-même. Ma part de Gaulois représente cette praxis qui, en dégageant expressément les possibilités de compréhension et d’accès à soi inhérentes à l’expérience vécue, découvre et incarne la voie concrète d’un contre-mouvement eu égard au mouvement de « ruinance » du vivre ensemble, c’est-à-dire la tendance actuelle de la République à se « verrouiller » elle-même et à se « fixer » sur des contenus de sens objectifs en voulant échapper à son indétermination et à sa mobilité originaires. Malik Chibane oppose ainsi à la fixité le devenir, à la stabilité des repères et des identités le mouvant. La France n'a pas qu'un seul visage. Elle a toutes les figures de ses si nombreux enfants.
« Il y va d’un certain pas(1) », écrit Jacques Derrida ; oui, puisque si rien n’est fixé, tout à toujours/déjà commencé : l’entrée en république chibanienne commande d’abord la sortie des territoires, de tous les territoires. Les frontières en cause ne sont pas simplement géographiques, même s’il faut aller au-delà de l’espace qu’occupe un lieu. Mais comme il faut réfuter la borne, dire non à la limite, comme il s’agit d’une « déterritorialisation » par laquelle « on accroît son territoire(2) », les enjeux dépassent le mouvement des corps. Ma part de Gaulois signifie le déni de la totalité dans laquelle est enfermé le local en tant qu’ensemble cohérent et exhaustif allant de soi. À l’instar de l’impressionnisme ou du cubisme, du dodécaphonisme ou du ragtime, Ma part de Gaulois proclame son horror pleni, revendique un « Kunstchaos » schlégélien, pour s’affranchir d’un territoire auquel la République a été trop longtemps reléguée comme de se libérer d’une aspiration au Rechtsordung et à la politique des programmes. Ma part de Gaulois est ainsi un discours insurgé, un contre-discours, un discours politique (depuis le cinéma) de résistance venant transgresser, d’une manière extatique mais cathartiquement aussi, la dogmatique des verrouilleurs de grilles de lecture où le thème identitaire est trop souvent présenté comme aimable par des redondeurs cooptés et autoproclamés dans la grande rivalité mimétique qui passe par toutes les aventures de la ressemblance indéfiniment multipliable mobilisant chaque discours à cet effet.
Ce découvrement de sa trajectoire, pour Mourad, ce décapage qu’il effectue, intervient donc dans une curieuse finitude. Il est, certes, le fait d’un individu situé, conscient d’être affecté par sa situation (un jeune de quartier, fils de parents immigrés, Français...), qui dépend, pour son entendement, de l’horizon de sens dans lequel il s’inscrit. Projeté dans cet horizon de sens qui toujours/déjà le précède, qui est « là », projeté dans le « là » auquel il ne peut se soustraire, il ne peut pour autant jamais finir d’interpréter (c’est l’idée heideggérienne de « jecticité(3) » auquel renvoie le jeu de bascule chibanien), projeté dans une situation où, parce qu’elle le dépasse, il ne peut jamais finir de s’interpréter. La république qu'entend mettre en place cinématographiquement Malik Chibane s’avise dès lors de tout entendement en tant qu’individu inscrit dans une « structure de préalable(4) », redevable de l’histoire dans les effets de laquelle Mourad existe, tributaire de l’œuvrer de l’histoire mais qu'il lui faut sans cesse déchiffrer comme pour sa famille, qui ouvre le champ des possibles (l'élection de François Mitterrand en 1981, pro-Algérie, fervent partisan de la gégène, qui fait craindre le pire à son père, jusqu'au discours de réconciliation lors d'une visite en Algérie et la rencontre avec le président Boumédiène).
Mourad, dans ce cadre, s'efforce de se mettre à l’écoute de la prétention des événements, c’est-à-dire de chercher à s’élaborer un entendement à partir des situations concrètes elles-mêmes. Dans cette république, la norme n’est donc plus donnée malgré le fait que Mourad soit « situé », elle est à –venir. Chaque acte de connaissance, chaque micro-démarche, chaque micro-décision illustre comment la « jectité » à laquelle Mourad est assujetti, l’a toujours/déjà situé dans une gamme infinie de possibilités interprétatives, comment il y a toujours du « soi » et de l’ « étranger » en chacun comme en lui. Car Mourad est autant le fils d'immigré qu'il est l'émigré de ses parents, la langue arabe qu'il ne comprend pas, mais aussi son propre émigré, incarnant le mouvement de sortie de soi, son choix pour la musique contre l'université l'attestant. Malik Chibane ne nie donc jamais l’individu et sa marge de re-composition créatrice qui s’invente contre mais aussi à partir de toutes les formes de détermination, dans un film où il s’agit plutôt d’inscrire la dépendance de Mourad, incorporer la nécessité de la partialité dans un horizon à découvrir, contre la puissance de domination du monde sur lui.
Ce que montre Ma part de Gaulois, finalement, c’est la genèse d’un rapport généalogique impossible où la France serait faite de tous les arrières-pays possibles, dans un espace non pas conquis mais sans cesse à arpenter d'une nouvelle unité de mesure. L'histoire d'un individu qui ne se résout pas à être un Ulrich de plus, homme sans qualités, une multitude de possibilités privées de centre ; limaille à laquelle manquerait un aimant pour retrouver sa cohésion. Il faudrait ne jamais être sûr de rien sans renoncer à tout : trouver la forme juste de son doute comme l'allure de son pas, trouver la clé de son cadenas que chacun porte en son centre. Devenir, ce n'est pas simplement savoir tirer le meilleur parti de ses talents, mais aussi, comme Mourad dans le film, se faire Pierrot au visage de craie, qui tire magnifiquement parti de ses insuffisances comme un pays, à s'exaspérer dans le grandiose et l'unilatéral, contre sa propre fluidité, se minéraliserait en se construisant une obsessive pierre tombale, une défense destructrice dans les cippes funéraires de l'embaumement identitaire. Soit, pour Malik Chibane, d'avoir réalisé un film contre le délire ambiant de défense, une version symbolique de la mort par l’immobilité, une contre-attaque auto-mutilatrice désespérée qui, pour protéger sa fragile identité menacée sera toujours obligée d’opérer une énorme amputation d’elle-même. La France, comme tant d'autres États contemporains, croyant vivre la tragédie du crépuscule de sa République, dissoute dans la dimension de masse, réagit aujourd'hui en exacerbant trop souvent sa singularité jusqu’à la caricature, en prenant le risque de se rogner jusqu’à l’os. Parodie donquichottesque et solitaire où vit une ultime et impossible nostalgie pour le retour du même : toute politique qui transforme les formes de vie en souvenir représente un refuge en même temps qu’une prison, la totalité absente d'une demeure d’où la vie aurait été expulsée, où plus personne, finalement, n'aurait sa part.
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Notes