« La Dernière Reine » d'Adila Bendimerad et Damien Ounouri : Politique du pirate
La Dernière Reine est un film qui raconte l'histoire d'une reine qui n'aurait pas existé. Une mise en scène de l'histoire qui vandalise l'histoire. Un film de corsaire qui est une opération de piratage. Une légende qui dirait ses quatre vérités à tous ceux qui ne voudraient pas l'entendre.
« La Dernière Reine », un film de Adila Bendimerad et Damien Ounouri (2022)
L'Algérie est un Éden dont on aurait oublié de vider les poubelles de sa mémoire. Ça sent sous les bras, depuis, l'Algérie. Ça transpire. C'est le sud du monde, là où la chaleur fait s'évaporer les souvenirs, là où la température fait remonter de terre la putréfaction des corps. Il faudrait pouvoir se souvenir maintenant... fermer les yeux... se rappeler de quelque chose, de quelqu'un. Mais c'est bien difficile. C'était il y a longtemps. En 1516, ont décidé Adila Bendimerad et Damien Odouri, dans La Dernière reine.
Mais leur film n'est pas n'importe quel type de production. C'est un film détrousseur de cadavres. Un film exhumeur, qui excave, fait remonter à la surface les morts pour créer de la vie. Un film Frankenstein, de bandits de l'histoire : un film de rappeurs qui se passe au XVIe siècle, à Alger. Choc des contraires, conflagration des arts, des lieux (arabe, berbère, romain...), des langues, écrasement des temporalités (hier en direction d'aujourd'hui, aujourd'hui pour parler d'hier), un sample pour ouvrir sur un monde patchwork, délivrant sa propre iconographie, réinventant l'Algérie. Des platines au Mcing, La Dernière Reine est une opération en sous-main de collage dans un pays où la colle ne prend pas. Ça rap de partout la colère multiforme qui gronde. Une trame composite pour ouvrir sur un univers nouveau, comme un certain rap du début des années 90, Hirak musical, était bouleversé par des moines Shaolin en casquette venu du Brooklyn Zoo et de Staten Island : le Wu-Tang Clan, qu'on croyait mort, qui revit en Algérie.
Au début des années 90, le Wu-Tang révolutionne le genre musical, invente une nouvelle forme, à partir d'une logique folle d'emprunts, ajustant le cinéma wu xia pian, le film de sabre comme les combats épiques des moins Shaolin à une musique urbaine reconfigurée autrement. Un cintrage auquel le groupe doit son nom (Shaolin and Wu Tang, de Gordon Liu, 1983), comme le titre de leur premier album « Enter The Wu-Tang :36 Chambers ». Et, si les pianos meurent comme les feuilles des branches en automne à New-York comme ailleurs, le Wu-Tang les sample dans le même temps pour que personne ne les oublie. Ces nappes de son venues d'horizons barrés par le hood, plus classiques, il les salit en les mêlant à l'esprit soul que RZA mobilise. Technique du sampling portée au sublime, collage de genres hétérogènes qui feront toujours dire aux détenteurs officiels de la culture que ce n'est pas de la musique. En quoi ils ont raison. C'est une gifle, la rétribution qu'ils méritent.
Voilà l'affront puissant accompli par Adila Bendimerad et Damien Ounouri : il sample l'Algérie d'hier, l'entrelace à des registres divers, pour inventer depuis le passé comme les arts classiques une imagerie nouvelle. Ils débarrassent, font place nette en mêlant la dramaturgie shakespearienne au suspense des mille et une nuit, car il faudra bien à la Shéhérazade d'Alger, Zaphira la dernière reine (Adila Bendimerad), repousser la mort en s'inventant dans un récit comme femme et corps politique, repousser les assauts du désir de tous les conquérants d'hier et d'aujourd'hui. Le théâtre tragique aussi, où il n'est accordé qu'à celui qui a souffert de découvrir ce qu'il est. La peinture classique autant, celle de De la Tour, jeux d'ombre et de lumière pour son chef opérateur qui vient du Liban parler de l'Algérie quand Farouk Beloufa faisait le trajet inverse dans Nahla (1979). Celle de John Burroughs également pour découvrir ce que vous ne cherchiez pas, voir le spectacle qui se joue au second plan. Turner aussi bien, essentiel, ce peintre du rien, des formes indistinctes, pour dire que tout est encore possible, pour cette femme, pour cette Algérie. Les voiles d'Asie s'y ajoutent, le secret d'un poignard volant venu d'un autre continent, qui passera de main en main dans le film, la dague de Sidi Abderrahman le conquérant berbère la transmettant à l'émir du film, son descendant, Salim At-Toumi, pour la remettre ensuite à son fils Yahia, à sa femme Zaphira enfin, circularité dont la reine s'étranglera le cou une nuit, se le tranchant. La légende du sabreur manchot s'y mêlera, en la personne d'Arudj le « pirate » de Maghrébie (Dali Benssalah), l'amputé venu libérer Alger du colon espagnol en cette année 1516 : cinéma asiatique, cinéma algérien, cinéma tout court, un mix pour ouvrir sur un autre aujourd'hui. Les costumes aussi, les décors qu'il a fallu rendre à la magie complexifient ce montage. Le scenario compris, mêlant histoire et mémoire, cette vagabonde de l'esprit, pour ne pas savoir si la reine du film est réelle ou non, quand elle existera à l'écran pour nous. Adila Bendimerad et Damien Ounouri sont ainsi à l'inauguration d'un monde qui n'est pas encore fait, qu'il faudrait affermir sur d'autres assises. Et choisissent pour le dire l'Algérie de 1516, où tout est en gestation comme forclos, ces fenêtres, ces grilles, ce chardonneret qui ne cesse de s'échapper de sa cage, Yahia, l'enfant du couple royal, l'autre oiseau du film, le fils qui ne cesse pas d'être ailleurs, sans cesse mouvant, qui s'ouvre le chemin qui n'existe pas autrement que sous ses pas. 1516, où tout semble interdit, où tout est possible, une date charnière, pour un film de corsaire qui est une véritable opération de brigandage, un piratage en série.
La cité d'Alger est alors une république monarchique étranglée par l'Espagne qui contrôle le port depuis 6 ans. Il s'agit de conter dans La Dernière Reine comment en cette année tectonique elle fut libérée de l'emprise espagnole par de célèbres corsaires, les frères Barberousse. Arudj, le plus glorieux d'entre eux, l'homme manchot au bras de fer, aidé par une cohorte d'hommes tous venus d'horizons différents (Arabes, Berbères, Turcs) finit par prendre possession des lieux. Il fait assassiner ensuite l'émir Salim At-Toumi inféodé au suzerain espagnol, qui avait fomenté contre lui. Mais pour asseoir sa légitimité, encore lui faudrait-il prendre possession de la femme de l'émir, la reine Zaphira. Le film met ainsi en images la résistance d'Alger à travers ce portrait de femme qui fonctionnera de façon métonymique.
Le problème de ce type de récit de type historique est trop souvent de demeurer au simple stade de la vignette pour ne produire qu'un cinéma de l'illustration, à la traîne de faits avérés. Un cinéma qui ne proviendrait d'aucune nécessité ni urgence, sauf à créer des images d’Épinal. Un cinéma qui n'aurait pas du faire cinéma. Un cinéma qui n'aurait pas dû choisir la caméra, mais privilégier le livre, l'article de journal, tout ce qui siérait autrement à l'imagerie illustrative de l'histoire. Le film évite ce piège pour n'être pas, justement, purement historique, mais impur sur ce plan également. Il faut ainsi répondre d'une critique portant sur le champ-contrechamp qui serait prétendument omniprésent dans le film. C'est qu'il se suffit, par exemple, lors de la scène à cheval, entre Arudj et Zaphira. Inutile de virevolter pour signifier le désir autant que la répulsion. Ce champ/contrechamp opère comme des pôles qui s'attirent autant qu'ils se repoussent. Entre le champ et le contrechamp de La Dernière Reine se crée dès lors du jeu, au sens mécanique où il y aurait de l'espace disponible, qui autorisera à incarner le récit par la grâce du jeu des acteurs. Ou comment le travail d'un acteur donne naissance à une pensée cinématographique par l'incarnation, qui invente un troisième espace entre le champ et le contrechamp, deux images pour faire d'autres images.
Un autre film récent, de type historique, D'Artagnan : Les Trois Mousquetaires, en est le parfait contre-exemple. Dans la scène où il s'agit pour le jeune D'Artagnan d'être provoqué en duel tour à tour par les trois autres mousquetaires qu'il rejoindra bientôt en début de film, le champ-contrechamp demeure au simple stade de l'illustration pour ne pas être dans l'incarnation. Les acteurs récitent de bons mots extraits du texte de Dumas, des mots nécrosés à les déclamer. Les acteurs ne sont plus que les bouches de la loi du texte, en un cinéma illustratif, publicitaire, VRP d'un certain genre de type historique, un cinéma postiche qui croyant faire chic, faire choc, fait toc.
Le problème de la fidélité (au texte, au scenario...) est qu'il tue toute idée de cinéma. Il ne s'agit pas d'être vrai avec les événements, la topographie des lieux, comme John Ford filme Monument Valley tandis que les lieux n'ont jamais vu le moindre cow-boy. Le souci est d'être juste, au sens musical du terme, dans la tonalité de ce qui est raconté. Or, de ce point de vue, jamais La Dernière Reine ne sonne faux. Il ne s'agit jamais pour lui de rendre justice à l'Histoire, mais d'être dans la justesse : soit un film de « pirate » qui ne cesse pas de pirater tout ce qui encombrait le regard. Mizoguchien, La Dernière Reine nettoie les yeux entre chaque plan. Il permet de retrouver le regard d'or des débuts dont parle le poète Georg Trakl. La Dernière Reine ne me regarde pas simplement. Il fait mieux. Il me lave les yeux, me les désembue. Il écume autrement mon regard.
En effet, le film, par son célèbre corsaire Arudj venu libérer Alger de l'emprise espagnole est un véritable film de pirate, dans tous les sens du terme. Un film de « pirate » qui est une entreprise de piratage contre son « pirate », contre l'histoire coloniale, contre la manière de faire du cinéma en Algérie, contre une certaine conception de la politique, contre une certaine façon de penser l'Algérie, les hommes, les femmes, le cinéma, in fine. Un printemps arabo-kabyle à lui tout seul dont les vrais pirates du film sont Adila Bendimerad, Damien Ounouri, leurs acteurs, toute leur équipe technique.
Acte I : Pirater le plan
Qui occupera le centre du plan dans un pays sous occupation comme Zaphira y est dominée : les hommes ? Les Espagnols ? Le problème est posé d'emblée cinématographiquement, par la mise en scène. Le film s'ouvre sur la reine Zaphira, en ses appartements, qui ne sont pas ceux du palais Royal. Zaphira n'est pas la véritable reine de l'émir. Elle n'est pas une reine majuscule. Elle est une reine minuscule. Elle n'est que seconde dans l'ordre de la hiérarchie des femmes de l'émir, reléguée au plan civil, au ban de la famille, comme Alger est à la traîne d'un continent qui sera bientôt vieux. Elle est montrée parmi d'autres femmes, sa cour, assise, immobile, oisive, en train de manger au chant d'une femme, la caméra exprimant ce sentiment. Caméra flottante, ondoyante, qui passe des unes aux autres au commentaire sarcastique d'une femme : « Les espagnols nous étranglent et elle festoie ». Une reine dont le seul fait d'arme est de savoir croquer dans la neige, manger de la glace. Un acte civil qui deviendra cependant plus tard barbare quand la reine menacera l'envoyée d'Arudj afin de préparer leurs fiançailles, Astrid la scandinave convertie à l'islam (Nadia Tereszkiewicz). Puis, cut, coup de semonce, annonce de tonnerre, un deuxième plan cou coupé balafre le premier. Plan œil de pirate, non plus mouvant par l'effet de la caméra mais fixe : Arudj apparaît, visage plein cadre. Le corsaire mange tout l'espace, tête bélier immense, front surgi du néant en avant. L'homme s'apprête à enfoncer les portes de l'histoire, débarrasser le plan de l'Espagnol, le désenkyster de sa présence étrangère.
Un plan qui dit tant de choses à la fois : sortir de l'histoire coloniale, entrer dans son histoire. Souverainement. Mais s'il dit encore que l'histoire, c'est le fait des hommes, paradoxalement, la centralité d'Arudj est inquiétée autant dans ce plan. Sa figure primordiale est, sinon remise en cause, du moins questionnée. Sa fixité à l'écran, accrue par la durée du plan, est d'autant plus saisissante qu'elle semble dans le même temps imperceptiblement mouvante. Un même plan qui dit donc une chose et son contraire, le cinéma, c'est sa force, n'étant pas soumis au principe de non-contradiction : stabilité/instabilité, la puissance en sa fragilité. La verticalité d'Arudj oscille pour se trouver sur une embarcation mobile qu'on suppute, le bruit des vagues maritimes en fond sonore. Les deux premiers plans du film posent ainsi sa problématique, celle de la reconquête du cadre perdu à la fois par cette femme, Zaphira, comme tout un pays.
Il ne faudrait pas, cependant, se méprendre sur La Dernière Reine. Contre toute les sornettes chlorophysantes, Zaphira n'attend pas son prince charmant. Qu'il soit preux chevalier ou « pirate » intrigant, La Dernière reine se déprend de la logique du roman courtois. Zaphira sera son propre rédempteur. Elle fait part ainsi, durant cette première scène du film où elle paraissait faussement oisive, d'un rêve qu'elle a fait, des occupants lui empêchant le passage de la casbah. Un rêve que les « parvenus enrichis sur notre dos » ne peuvent comprendre, que seuls les enfants des hérauts de la résistance, capables « d'ouvrir les mers et abattre les montagnes », peuvent entendre. Zaphira est la dépositaire de toute une mémoire de la rébellion. Celle de Sidi Abderrahman At-Thaâlibi, qu'elle cite, né en 1384, en Kabylie, penseur et théologien musulman, saint patron de la ville d’Alger. Celle de Bologhine, qu'elle invoque, militaire et homme d'État berbère, principal dirigeant du Maghreb à la fin de la fin du Xe siècle. La figure de Sidi Abderrahman sera par ailleurs d'un secours permanent durant le film, après la mort de l'émir, lorsque Zokha, l'amie la plus proche de la reine lui répétera les mots de leur saint patron : « L'Algérie, dans ses épreuves, est un émerveillement, en son sein ne durera pas un malheur voulu aux gens ».
Toutefois, si Alger est occupée par les Espagnols, Zaphira l'est d'abord et autant dans ses appartements. Elle est possédée par les lieux. Encagée. Les habitants d'Alger ne sont pas maîtres chez eux, Zaphira n'est tout d'abord pas maîtresse en son foyer. Elle est la seconde de l'émir, Chegga (Imen Noel), la reine Kabyle, stratège, est la première et privilégiée du Roi, qui lui prête oreille à chacun de ses conseils avisés. Soumise hiérarchiquement, Zaphira n'est cependant pas un personnage secondaire dès l'amorce du film. Ce n'est donc pas à la faveur de sa rencontre avec Arudj qu'elle sera soumise au feu de la liberté. C'est d'abord au sein de son couple qu'elle saborde toutes les conventions hiérarchiques. En 1516, dans ses appartements, elle rejoue avant l'heure les comédies classiques hollywoodiennes du remariage si chères à Stanley Cavell.
La Dernière Reine, en une troisième scène, à la faveur de la première rencontre à l'image entre Zaphira et Salim At-Toumi, montre combien les affaires privées du couple sont d'emblée des affaires publiques. En instituant, par le contrat de mariage, une relation d'égalité entre deux individus, les époux y font l'épreuve du politique. Zaphira tient tête à son mari l'émir quand il lui apprend qu'il part pour une durée d'un mois renégocier avec le roi Ferdinand 1er d'Espagne les conditions de l'occupation, tout comme il souhaiterait que leur fils Yahia le rejoigne dans son palais auprès de la reine Chegga. En l'affrontant, en le menaçant de n'avoir plus de mari pour quitter ainsi sa couche, Zaphira fait l'apprentissage de la liberté politique, du champ démocratique autant qu'elle se constitue en sujet autonome. Qu'est-ce que les Lumières ?, se demandera plus tard Kant. Zaphira lui répond déjà en 1516 : la sortie de l'état de minorité.
À ce titre, Stanley Cavell (A la recherche du bonheur) fait un parallèle intéressant entre la question de la communauté politique et celle du mariage pour penser ce qui se joue dans cette relation du privé comme du public dans la constitution d’une République, thème que l’on trouve déjà dans la défense politique du divorce développée par John Milton en 1643, faisant le lien entre le mariage et l’union sociale. Ce qui est alors en jeu dans le mariage pour ces auteurs, c’est le sort de la démocratie. Dans son pamphlet sur le divorce, avant le Léviathan de Hobbes (1651) et le Second Traité de Locke (1690), Milton fait du contrat créant le mariage un analogue du contrat créant la société. Il définit alors le divorce comme la légitimation du dissentiment. Il faut bien voir l’implication politique d’une telle conjugaison filmée dans les premiers moments de La Dernière Rine : l’idée de rupture et de recommencement par la défense du divorce, ou le divorce par une certaine définition du mariage. Le mariage défini par la possibilité du divorce et de la rupture.
Le mariage de l'émir et Zaphira, en cette scène, a donc aussitôt des implications politiques. Se joue la constitution du couple en tant que paradigme de l’égalité, modèle en réduction d’une société idéale, où chacun a la parole et la revendique égalitairement à partir d’une structure pourtant inégalitaire, comme les habitants d'Alger sont dans une relation inégalitaire face à l'occupant. Milton entend par conversation, celle entre Zaphira et l'émir à laquelle le spectateur assiste, quelque chose de plus que simplement parler. Il a l’idée d’un mode d’association, une forme de vie, la création d’un idiolecte commun que constitue la conversation dont le sens est ainsi beaucoup plus fort que le sens contemporain et banalisé. La conversation est l’apprentissage de la forme de vie, le remède à l'enfermement. L’homme et la femme, rappelle à cet égard Stanley Cavell, doivent « interpréter leur mariage comme exemplaire ou symbolique de leur société dans son ensemble, comme s’ils en étaient les souverains(1) ». D’où l’idée qu’il se passe quelque chose d’une « importance nationale » dans le mariage. Mais qu’est-ce qui fonde la validité de ce recours au privé ? Comment l’acceptation du désir individuel, de la connaissance de soi, a-t-elle de l’importance pour la nation ? On retrouve ici un thème propre à Thoreau et Emerson du droit de rupture, de se séparer d’un État, comme de son couple, qu’on ne reconnaît plus comme le sien, mais le thème se double d’un autre rapport, entre le couple et la nation. Comme si la question était moins de se séparer de la nation, que d’une possibilité pour Zaphira de se séparer du malheur privé (dans son couple) et public (dans la cité sous occupation).
Car si Zaphira porte déjà en elle le récit de son émancipation à travers cette conversation, elle ne s'appartient pas, cependant, tout à fait. Elle est une place publique. Elle appartient à tout le monde. Figure minoritaire, elle appartient à son mari, jusqu'à sa mort, à son père ensuite, qui la fait alors rappeler par ses frères auprès de lui, car une « une femme de ton rang ne peut rester sans homme », à son fils, qui deviendrait le tuteur de sa mère, à l'imam. À tous, autant que l'Algérie serait soumise depuis l'aube des temps à une Hydre de Lerne colonisatrice. Zaphira est ainsi considérée indûment comme une terre vierge et nulle de souveraineté à la mort de l'émir quand Arudj vient de libérer la cité où il entend faire battre son pavillon autant qu'annexer l'insoumise. Il pensait cependant conquérir Zaphira, elle se conquerra. Car si l'histoire de l'Algérie a trop longtemps été écrite pour les hommes, La Dernière Reinevient la pirater aussi. Il la désaxe de son giron masculin pour le féminiser. La Dernière Reine est une entreprise de décolonisation, certes, à l'avant-plan de l'envahisseur espagnol, à l'arrière-plan, tout aussi déterminant, de Zaphira en tant qu'individu.
Malgré la menace de ses frères qui se sentent déshonorés de l'affront fait femme, qui entendent le laver par le sang, Zaphira la « dévergondée », par la seule force ailée de son vent, soulève la terre d'Alger pour y faire battre la mesure de ses pas. Contre chacune des figures tutélaires auxquels elle était rattachée, elle opère une prise de pouvoir, un coup d'état de son état comme celui d'Alger. Elle se réapproprie sa voix, comme lors de la scène au voile et bouclier avec Arudj. Elle établit la compétence de sa compétence, s'auto-attribue le pouvoir qui lui était contesté, auto-institue sa personnalité. En tant qu'elle symbolise et personnifie Alger, Zaphira, terre impossible à conquérir qui se choisira la mort, est une terre définitivement libre, y compris sous occupation, la liberté inscrite sur son front. Et si elle choisit finalement le suicide, cette préférence pour la mort n'est pas simplement mortifère. Elle est d'une certaine manière libératrice, même si elle demeurera toujours tragique. En se confrontant à la mort, elle rend vie à l'Algérie – la mort de son mari, de son fils, de l'un de ses frères, la mort qu'elle donne autant qu'elle se la choisit. Elle est les deux corps du roi dont parle Kantorowicz, deux corps de reine, la dernière, la première : Zaphira est morte, vive la Reine ! La Dernière Reine est un film de morts avec plein de vie.
Double récit d'émancipation, pour narrer le destin d'Alger en Zaphira, La Dernière reine pirate autant le récit de type historique de multiples manières. Il subvertit les sources auquel il puise. L'histoire de cette Reine Zaphira ne serait peut-être qu'une légende. Voilà le point Liberty Valance du film qui, à l'instar du documentaire de Damien Ounouri, Fidaï (2014), entend se situer autant du côté de l'histoire que de la mémoire qu'il s'agirait de faire remonter des tréfonds en faisant rejouer les scènes d'une guerre qui ne se finira pas en 62 pour les excaver de l'oubli.
Acte II. Pirater l'histoire, la mémoire
La Dernière Reine pirate tout d'abord non pas simplement l'histoire, mais la mémoire.
Traditionnellement, l'histoire et la mémoire sont de mauvais compagnons. Quand l'histoire produirait un discours critique sur le passé, la mémoire tâcherait de faire vivre au présent le passé. Quand l'histoire serait fidèle aux faits, toute en objectivité, la mémoire serait infidèle, toute en subjectivité. Elle ne reconstruirait pas le passé mais l'instruirait par les souvenirs qu'elle collectionnerait. Or, si au cours du XXe siècle la mémoire est devenue une source de recherche pour les historiens, c'est sans doute à la faveur de la survenue d'un changement de paradigme. En effet, le XXe siècle, avec la fin des utopies révolutionnaires, ne peut plus s'ouvrir que sur le passé, explorer les blessures du passé. Vient le temps de leur reconnaissance comme la guerre des mémoires à laquelle elle a donné lieu, avec son lot de lois mémorielles. Une nouvelle figure fait alors son apparition, portée par les attentats du 11 septembre 2001 : la victime. Or, de ce point de vue, La Dernière Reine désindexe la victime de son statut. S'il s'agit d'emprunter aux sources de la mémoire, c'est pour la torpiller. La Dernière Reine est un cinéma anti-victimaire. Zaphira n'est pas la sinistrée de l'histoire. Sa mort n'est ni sacrificielle, ni n'ouvre l'ère du martyrologe. Toujours filmée dignement, à hauteur des yeux, elle n'est pas le souffre-douleur de ses cerbères, l'Algérie non plus.
Réciproquement, en optant pour la légende de Zaphira, le film permet d'aller plus loin que les récits historiques, l'un français, l'autre algérien. La légende, paradoxalement, renseignerait mieux qu'une certaine histoire. Nouvel attentat, contre les histoires pseudo-officielles et autre contre-histoire.
La Dernière Reine, frontalement, revient sur une thèse en cours chez des historiens révisionnistes, qui ont participé à ce débat inaugurant un projet de loi qui entendait consacrer en France, en 2005, les aspects positifs du colonialisme, dont le président Chirac avait été contraint d'interrompre le processus législatif : l'Algérie, en tant que nation une et indivise, serait un « cadeau » du colonialisme français, son legs. L'Algérie n'aurait pris conscience d'elle-même qu'à partir de sa guerre d'indépendance. Avant, elle n'était qu'un agrégat de tribus autocentrées sur des intérêts propres, guerroyant à l'occasion, sans aucune unité ni intérêt à la produire, un argument que reprend l'écrivain et essayiste algérien Boualem Sansal dans l'ouvrage co-écrit avec Boris Cyrulnik (France-Algérie : Résilience et réconciliation en Méditerranée). La Dernière Reine, s'il fallait insister, montre que l'Algérie existe avant 1830. Le film raconte un moment particulier de l'histoire de l'Algérie, la mise en place de la régence d'Alger, qui est l'appellation historique de l'Algérie actuelle. Cette régence d'Alger est alors un État d'Afrique du Nord, qui sera bientôt intégré à l'Empire ottoman tout en étant autonome. L'établissement des espaces actuels du Maghreb remonte par ailleurs à l'installation des trois régences au XVIe siècle : Alger, Tunis et Tripoli où Alger devient la capitale de son État. Ce terme, dans les actes internationaux, va s'appliquer à la fois à la ville et au pays qu'elle commande. Arudj décide de faire d'Alger la capitale de son État, car la ville est stratégique. Elle faillit d'ailleurs devenir capitale du Maghreb central une première fois sous l'empire des Zianides, au XVe siècle. Les frères Barberousse se lanceront alors dans l'édification d'un État centré sur Alger, sur les décombres des États zianide et hafside, malgré des affrontements segmentaires récurrents et la menace espagnole, que rapporte le dernier film de Mohamed Chouikh, L'Andalou (2023), à travers la prise d'Oran par les espagnols, en 1509. On parle dès lors de dawla al-Jazâ’ir (en arabe : le pouvoir-État d’Alger), terme déjà usité dans le même sens par Ibn Khaldoun, immense intellectuel de la fin du XIIIe, mort au début du XIVe siècle, historien, économiste, géographe, démographe, précurseur de la sociologie et homme d'État d'origine arabe, puis, plus tard, au XVIIe siècle de watan al-Jazâ’ir (en arabe : la patrie Algérie)
Alger désigne donc à la fois la ville et sous les formes « royaume d'Alger » ou « république d'Alger » le pays. « Algériens » est attesté par écrit en français dès 1613 et ses emplois seront constants depuis cette date. Dans la lexicologie de l'époque, Algérien n'est pas Algérois (qui n'existait pas) et se rapporte à l'entité politique qu'était la future Algérie. Un document français de 1751 décrit ainsi des « patriotes ou Algériens proprement dits » et ajoute que « le Roy ne se plaint nullement de la nation algérienne mais seulement du Dey comme infracteur des traités ». Fidélité à l'histoire sur ce point, piratage d'une contre-histoire sur un autre, La Dernière Reine, flibustière, est autant, sur le plan historique, un piratage contre l'histoire officielle du FLN, du roman national tel qu'on le trouve encore dans les manuels scolaires, sous réserve d'inventaire.
Selon ce roman national, l'histoire de l'Algérie commence avec la conquête arabe (647-709) et réserve l'essentiel de ses pages à la colonisation française (1830-1962) et à la guerre de libération (54-62). Quatre objectifs sont poursuivis : consacrer les frontières de l'Algérie héritées de la colonisation ; montrer que la conquête arabe et la domination ottomane ne sont pas des équivalents de la colonisation française, mais au contraire que les Arabes et les Turcs sont venus libérer l'Algérie, l'éduquer en l'islamisant ; occulter l'identité berbère multi-millénaire comme le passé judéo-chrétien d'avant l'islam ; inscrire enfin la guerre de libération dans une sorte de jihad planétaire arabe et musulman contre les croisés. La Dernière Reine contrécrit cette histoire officielle pour l'articuler sur une autre période charnière, entre la domination espagnole, après la période de reconquête des territoires islamisés (Al-Andalus), pratiquement terminée en 1492 avec la bataille de Grenade, et la domination ottomane qui sera véritablement effective avec Soliman 1er, en 1521. S'il était là aussi nécessaire, La Dernière Reine, par cet utile rappel, vient solder la dette de pratiquement tous les colonialismes.
Sur ce plan, par ailleurs, le film procède d'un syncrétisme singulier sur le plan cinématographique algérien, qu'il pirate également.
Acte III. Pirater le cinéma algérien
En mêlant plusieurs langues dans son récit (l'arabe et le berbère), en consacrant une figure féminine de la résistance, d'autant plus fictive (du moins, semble-t-il), il pourrait sembler que La Dernière Reine s'inscrive dans un relatif renouveau du cinéma algérien. Un leurre, le film déflagre au contraire toutes les lignées.
À l’exception de La Bataille d’Alger (Gillo Pontecorvo, 1966), les films du cinéma dit moudjahid, après l'indépendance de l'Algérie en 1962, financé par l’État algérien, mettaient en scène des personnages fictifs, tels le paysan Ahmed dans Chronique des années de braise (Mohammed Lakhdar-Hamina, 1975), le combattant Ali dans L’Opium et le Bâton (Ahmed Rachedi, 1971), ou encore la mère et son fils dans Le Vent des Aurès (Mohammed Lakhdar-Hamina, 1966), et non des grandes figures historiques du pays, comme le fait désormais le cinéma hagiographique ces dernières années. Jusqu’à très récemment, conformément au slogan indépendantiste « un seul héros, le Peuple », l’histoire officielle avait présenté la révolution algérienne comme le produit de l’insurrection unanime du peuple algérien, tout entier réuni sous la bannière du FLN. Or, comme l’explique Lydia Aït-Saadi(2), les manuels scolaires d’histoire introduisent depuis les années 1990 des héros singuliers dans le récit national officiel. C’est sans doute la raison pour laquelle le cinéma de propagande se consacre aujourd’hui aux « Martyrs de la Révolution » : Mostefa Ben Boulaïd (Ahmed Rachedi, 2009) célèbre la mémoire de l’un des fondateurs du Front de libération nationale (FLN) ; Zabana ! (Saïd Ould-Khelifa, 2012) rend hommage au premier indépendantiste algérien guillotiné par la France ; Krim Belkacem (Ahmed Rachedi, 2012) est consacré à l’un des chefs historiques du FLN durant la guerre. Lotfi (Ahmed Rachedi, 2014) rappelle le sacrifice du jeune colonel de l’Armée de libération nationale Benali Boudghène, dit Lotfi...
Or, ce nouveau cinéma étatique témoigne de la reconnaissance depuis quelques années de la composante berbère de l’identité nationale – jusqu’ici réduite à sa dimension arabo-musulmane – à travers la production en version originale kabyle sous-titrée en arabe d’Arezki, l’indigène (Djamel Bendeddouche, 2007) et de Fadhma N’Soumer (Belkacem Hadjadj, 2013), deux biopics consacrés à des héros kabyles. La mention de l’identité berbère de combattants ou de chefs historiques du FLN dans ces films, ainsi que le doublage en kabyle, entrepris en 2018, de L’Opium et le Bâton (Ahmed Rachedi, 1971), dont la version originale était en arabe, participent de cette même politique d’infléchissement du récit national destinée à reconstruire la cohésion sociale interculturelle. En outre, le rôle des femmes dans l’histoire de la résistance algérienne est désormais évoqué. En revanche, à l’instar du cinéma moudjahid de l’Indépendance, ces films de propagande sont à nouveau destinés à légitimer le FLN, toujours au pouvoir à ce jour, et à fédérer la nation meurtrie. Or, dans le cas de la guerre civile, le lien social a été saccagé par des enfants de la patrie (les islamistes armés) et non par un ennemi étranger (la puissance coloniale). La Dernière Reine, s'il participe de cette reconnaissance de l'identité berbère (à travers la langue, la présence de la reine Chegga, une prise d'Alger où se trouvent majoritairement des soldats kabyles) tout comme il consacre une figure féminine de la résistance, n'en produit pas moins un infléchissement notable à l'égard de ce cinéma. Tout d'abord, sa figure féminine n'est pas simplement un corps-patrie, mais un corps individualisé, un corps fait femme. Ensuite, le film ne montre jamais à l'écran le colon espagnol, ni même ne suggère la domination ottomane qui ne tardera pas : La Dernière Reine est d'abord une histoire algérienne, fratricide à de multiples égards, qui participe d'une ressaisie de son histoire montrant aussi les effets d'une colonisation de l'intérieur.
D'un autre point de vue, contre les épopées étatiques qui se réfugient dans le passé glorieux de la nation, curieusement, en faisant du suicide de Zaphira son point d'orgue, La Dernière Reine pourrait encore se rattacher à un autre type de cinéma algérien contemporain, consacré aux vivants, qui a vu le jour en Algérie depuis la fin de la guerre civile. Aux antipodes du cinéma de glorification nationale, ce cinéma, ancré dans le temps présent, ose en effet se confronter aux réalités sociales de l’Algérie contemporaine : fracture sociale, chômage de masse, conservatisme religieux, absence de libertés individuelles, défaillances de la justice et de la démocratie. Ces films de la désillusion, mettent en scène des personnages ordinaires, meurtris et égarés, des antihéros fragiles et impuissants. Lorsqu’ils ne cherchent pas à fuir le pays, ces personnages désabusés passent plus de temps à discuter ou à rester en silence qu’à agir. Loin du fier moudjahid bravant la torture et sacrifiant sa vie pour l’indépendance de sa patrie, le protagoniste récurrent est ici le harraga (émigré clandestin) prêt à tout pour quitter un pays n’offrant aucune perspective d’avenir à une jeunesse qui constitue plus de la moitié de la population. Pour Kamel dans Rome plutôt que vous (Tariq Teguia, 2006), Youcef dans Dans ma tête un rond-point (Hassen Ferhani, 2015) ou Amal dans Les Bienheureux (Sofia Djama, 2017), l’exil constitue la seule alternative au suicide, pour ne pas finir comme ce jeune qui se donne la mort dans sa misérable chambre dans Harragas (Merzak Allouache, 2009), comme ce paysan pendu à un arbre dans la campagne pourtant verdoyante dans Inland (Tariq Teguia, 2008), ou encore comme cette voisine maltraitée qui se jette de l’une des Terrasses (2013) de Merzak Allouache.
Le suicide de Zaphira, dans La Dernière Reine, rebat les cartes de cette histoire récente du cinéma algérien. Zaphira se donne au grand sommeil, non pas pour braver la torture, refuser la soumission ni même pour s'exiler dans la mort. Dans le film, c'est à l'instant où elle aurait pu tuer Arudj qu'elle y renonce, au moment où elle est au faite de sa puissance qu'elle s'en déleste. En se donnant la mort, elle attend de son pirate qu'il puisse voir « s'effondrer [s]on empire ». Il y a là un élément de profond désespoir qui s'exprime dans ce geste : Zaphira, en 1516, donne à voir aux Algériens contemporains tout ce qui agonise sous leurs yeux à nier les blessures et fractures d'aujourd'hui. Ce geste politique fort est surmonté, de surcroît, par une conception de la politique qui pirate toutes les représentations traditionnelles de l'exercice du pouvoir.
Acte IV. Pirater la politique
Hasard du calendrier, La Dernière Reine se situe à l'époque de la rédaction d'un livre très célèbre, Le Prince de Machiavel, écrit en 1513, publié à titre posthume en 1532. Il n'en implose pas moins une certaine conception de la politique comme une certaine représentation de sa généalogie délivrée par Le Prince auquel Zaphira emprunte autant qu'elle s'en détache.
Tout d'abord, si l'ouvrage tient ses exemples de l'histoire antique (donc européenne) pour délivrer ses conseils au Prince afin qu'il gouverne la cité, le film d'Adila Bendimerad et Damien Ounouri entend décentrer le regard. Contre toute forme d'anthropocentrisme, le film montre combien la « civilisation » européenne n'a pas le monopole de cette histoire. Quand il s'agirait de penser que la liberté politique est indéfectiblement liée à la vieille Europe comme l'esprit d'initiative à l'Amérique, le film nous en débarrasse. Il montre dès ses premiers plans le fonctionnement d'une république monarchique en 1516, à l'intérieur de laquelle le conseil du roi entend délibérer et soumettre au vote les affaires du royaume, au premier chef la question de l'intervention d'Arudj, qui divise.
Si La Dernière Reine est contre Machiavel sur ce plan, elle l'épouse toutefois, ensuite, sur la conception de l'exercice du pouvoir, qui continue d'en faire une idée neuve. La question du Prince est en effet de savoir comment ordonner le monde. Selon le Florentin, seul le politique préserve du chaos. Pour s'en dégager, il faut faire cité, la cité étant le plus haut degré de la civilité. Mais pour accomplir cette concorde entre les individus, en quoi consiste toute la puissance du propos, le politique doit dans le même temps faire place au chaos. Le politique, facteur d'ordre et de civilisation n'est donc pas le contraire du désordre et de la barbarie, une tendance qui se retrouvera chez Hobbes. Le politique doit plutôt sans cesse trouver un équilibre entre l'état de nature et l'état civil, sans qu'aucune séparation bien nette puisse avoir lieu. Pour maintenir le bien-être et la société, le prince doit être en mesure de lâcher la bride à la sauvagerie de la nature.
Zaphira, ange qui fait la bête, machiavélienne face à son miroir, veut ainsi « que les gens me craignent comme une lionne, qu'ils m'écoutent comme le sultan et le mufti ». Ainsi laisse-t-elle dans La Dernière Reine sacrifier des innocents au nom de la capture des prétendus assassins de l'émir, parmi lesquels se trouve le mari de son amie et confidente Zokha. Elle la trahit en toute conscience, en ne lui ouvrant pas les portes du palais lorsque Zokha la supplie de faire libérer son époux. Zaphira comprend que la commission du crime de l'émir, malgré le malheur qu'il produit à l'échelle individuelle de son couple, a une utilité collective pour Alger (ainsi est-elle filmée depuis les hauteurs du palais quand son amie se trouve en bas, à la porte) : il remplit une fonction sociale. Il a cette utilité que Durkheim théorisera bien plus tard. Il permet à la société algérienne de procéder à un rappel à loi en faisant arrêter de prétendus assassins. Ce crime n'est donc pas une activité anormale mais anomale en permettant à cette société de se réassurer sur des assises fermes et solides, à l'instant où son destin politique se cherche. Par cet acte, la Reine fonde Alger comme État, détenteur de la violence légitime, en cherchant à installer durablement sa justice (Zaphira a le choux d'ouvrir ou non la porte à son amie). Toutefois, machiavélienne, cette justice ne peut pas être fondée autrement que par la commission d'une injustice. La justice repose sur un fond inéliminable d'un geste inaugural violent (le refus d'ouvrir la porte). Sans coup de force, pas de justice. De la même manière, pour asseoir son autorité en tant qu'individu et corps politique, Zaphira ne s'adoucit pas au contact du pouvoir. Bien au contraire, sa violence s'exprime : elle tue l'envoyée d'Arudj, Astrid la scandinave, la vengeance de la mort de son fils, acte incivil, ouvrant ainsi une réparation en justice. Son suicide, enfin, est l'expression la plus achevée de cette justice qu'elle se doit à soi comme elle la rend à l'Algérie, non pas pour la disculper de son histoire mais pour lui rendre à la mémoire chacune des minutes de ce procès que le film instruit.
Arudj est autant dans La Dernière Reine un collage subtil de civilité et de barbarie. Son personnage introduit l'état de nature dans l'état civil. Il est la force qui permet à l'état civil de se conserver en tant qu'état civil grâce à l'état de nature. Il n'y a donc pas d'opposition entre état de nature et état civil comme chez Hobbes. Dans La Dernière Reine, il y a compénétration des forces. Adila Bendimerad et Damien Ounouri le mettent superbement en scène lors de l'arrivée d'Arudj en compagnie de ses hommes, pour la première fois, dans les jardins du palais. En un plan resserré autour de la végétation qu'ils fendent phalliquement, en bande, ils sont la force animale nécessaire à l'art d'ordonner le monde. La Jenina elle-même symbolise une nature domestiquée, pour penser autrement Alger comme, finalement, ce que sont les individus et le cinéma en un dernier acte essentiel.
Acte V. Pirater les essentialismes
Ce qui est sans doute le plus beau, le plus fort dans le film, est de montrer que l'Algérie n'a pas d'identité fixe. L'Algérie est partout, donc insituable : entre l'Espagne et l'empire ottoman, les ruines romaines, les frères Barberousse qui la libèrent mais qui ne sont pas du crû, originaires de Lesbos, une île grecque gagnée à l'Islam, à l'aide d'une armée composée de 5000 soldats kabyles et son chef Belkadi, de 1500 soldats turcs enfin. L'Algérie, autant que Zaphira, c'est-à-dire la Femme, l'Homme, avec toutes leurs majuscules ne sont que des vies en minuscules, qui font leur grandeur. Une pureté qui n'est pas davantage celle du cinéma. La Dernière Reine, comme tout film au meilleur de sa forme selon Godard, est un documentaire sur les conditions de sa réalisation. Or, en mêlant autant de registres, le théâtre, la peinture, l'histoire, la mémoire..., Adila Bendimerad et Damien Ounouri répondent aux avant-gardes qui avaient voulu en faire un art pur. Art impur ! répondent-ils. Art neuf ! Qu'il s'agisse de l'Algérie, des individus, du cinéma, ils sont déterminés dans chaque relation. L'élément fondateur, dans le film, vient toujours de l'extérieur, une femme, un homme, Adila Bendimerad, Damien Onouri, à la réalisation. Le surgissement de l'autre est ce qui fonde les êtres, la cité comme le politique. Dès l'origine, il y a impureté, écrit Derrida, cet autre Algérien aussi. Aucune nation ni individu ne sont fondés en vérité. Il n’y a pas de pureté ni de complicité première qu’il s’agirait de retrouver pour en exclure ceux qui n’en seraient pas. Il n’existe pas davantage de vérité générale et transhistorique d'une nation comme des êtres ou du cinéma, qui proviendraient d’une nature quelconque, d’une raison qui serait à son origine. L'Algérie, comme chaque nation, individu, est à chaque fois issue des hasards du devenir dont font partie les personnages du film, de la concaténation compliquée des causalités qui se rencontrent. Ils ne dérivent pas d’une origine première mais se forme par épigenèse, par additions et modifications et non d’après une préformation. S'ils sont rhizhomatiques, créolisés (Édouard Glissant), ils ne connaissent pas pour autant de croissance naturelle comme les plantes, ne développent pas ce qui aurait préexisté dans un germe, mais se constitue au fil du temps par degrés imprévisibles, bifurcations, accidents, rencontres avec d’autres séries de hasards, vers un aboutissement non moins imprévu. Tout agit sur tout, tout réagit contre tout. Il n’y a dès lors pas d’origine des individus comme d'un pays, seulement des entrelacs, auxquels chacun, ici, mêle son destin, pour que, où que l’on soit, un jour, on continue à prononcer le nom d'une reine qui, si elle n'a jamais existé, aura désormais la plus belle des existences, sur les écrans de nos cinémas.
Poursuivre la lecture autour du cinéma algérien
- Saad Chakali et David Fonseca, « Entretien autour de La Dernière Reine sur la chaîne Youtube Microciné », 17 avril 2023.
- David Fonseca, « 143 rue du désert d’Hassen Ferhani : La tôlière du désert », Le Rayon Vert, 20 décembre 2021.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Tlamess et Abou Leila : L'émotion des mues », Le Rayon Vert, 6 mai 2020.
- Thibaut Grégoire, « En attendant les Hirondelles : Interview avec Karim Moussaoui », Le Rayon Vert, 26 novembre 2017.
Notes