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Youri (Alséni Bathily) vole à travers la cage d'escalier de son immeuble dans Gagarine
Critique

« Gagarine » de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh : Animation culturelle, décollage immédiat

Des Nouvelles du Front cinématographique
Gagarine tourné dans la cité du même nom avant sa destruction milite pour qu'un imaginaire en remplace un autre et si le communisme ne fait plus lever les yeux, peut-être que la science-fiction pour adolescents prolongés le pourrait. Le film de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh est conçu comme la navette décollant d'une terre stérile mais le lancement concerne moins ses habitants que les animateurs culturels se servant de leur cité comme de la rampe de lancement de leur fusée. Gagarine organise ainsi la démonétisation du mot de rêve quand il ne sert qu'à faire décoller au firmament du cinéma consensuel et encensé ses enchanteurs qui en sont les thuriféraires intéressés.

Rampe de lancement

Gagarine est un nom qui a longtemps fait rêver en étant le mot de passe d'un rêve partagé, celui de l'humanité nouvelle libérée des chaînes du capitalisme. Le nom du premier homme à avoir accompli un vol dans l'espace en 1961 est devenu en effet celui de la cité d'Ivry-sur-Seine construite deux ans plus tard en faisant coïncider le génie de l'aérospatiale soviétique avec le communisme municipal et sa politique de résorption des bidonvilles avec la modernisation de l'habitat populaire. Les noms connaissent cependant aussi des processus de démonétisation quand, vingt-cinq ans après l'effondrement de l'URSS, la destruction de la cité a été amorcée en mêlant avec ses débris les restes d'une banlieue rouge associée à l'utopie concrète des grands ensembles et leur modernisme dévoyé. Gagarine a nommé le soleil russe des lendemains enchantés ; le soleil trompeur ne serait plus aujourd'hui qu'une étoile morte, un désastre dont la face obscure cache le tombeau du communisme étatique comme politique désirable.

Le début du 21ème siècle n'en finit pas de ressasser la fable de la fin du 20ème siècle. En 2019 la cité Gagarine n'existe plus mais un film se charge avec un volontarisme certain de montrer qu'il y a encore au milieu des ruines de la place pour le rêve, le désir et l'imaginaire. Mobilisant à cet effet beaucoup de moyens et dépensant à cet égard beaucoup d'idées, Gagarine veut croire en effet qu'un imaginaire peut en remplacer un autre et si le communisme ne fait plus lever les yeux, peut-être que la science-fiction pour adolescents spielbergiens prolongés le pourrait. La remonétisation du nom Gagarine est l'opération d'un film conçu par ses entrepreneurs avec l'intelligence stratégique d'anciens élèves de Science-Po comme la navette décollant d'une terre stérile pour le firmament d'un cinéma qui réchauffe les cœurs en rallumant des étoiles dans les mirettes. Et le décollage ne réussirait qu'en concernant moins la communauté de ses habitants que les pilotes qui se servent de leur cité comme d'une rampe de lancement.

Avant Gagarine le long-métrage il y a déjà Gagarine (2016) le court-métrage. Le premier film fait une constellation cohérente avec La République des enchanteurs (2015) et Chien bleu (2018) en proposant aux habitants des quartiers populaires d'être les acteurs et spectateurs d'une envie de cinéma qui refuse les alertes du militantisme ou l'accompagnement du travail social en leur préférant l'animation culturelle en guise de pansement humanitaire. Interchangeable est la cité systématiquement envisagée comme un enchâssement fluide de scènes dédiées aux bariolages ludiques manifestant que si la vie y est triste et confinée, on peut au moins s'amuser et s'en amuser. La série des trois courts reconduit la même division interne entre l'accablement du documentaire et les rehaussements de la fiction de sorte que cette partition réitère la vieille hiérarchie offrant à l'imagination le soin de rédimer verticalement le plat horizon de la réalité. Le réalisme magique est la catégorie littéraire utilisée par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh forts de leur expérience sud-américaine pour qualifier leur démarche mais il y aurait moins magie que prestidigitation et le tour de passe-passe ressemble furieusement à un jeu de dupes entre le réalisme et sa parade simulée quand la grandiose montée au ciel ne concerne à la fin et exclusivement que les rêveurs occupant derrière leurs consoles le dernier étage de la fusée.

Satellisation gonflée

Gagarine le long-métrage tient donc de l'enchantement et ses exhibitions ; c'est à ce titre un film gonflé mais son ambition consiste surtout à proposer la version gonflée du brouillon qui l'a précédé. Gonflé de chansons et de mouvements, gavé de couleurs et d'effets spéciaux, Gagarine en version longue est gonflé et gonflant aussi quand l'esbroufe participe à convertir des bribes de réel en matériaux bruts d'un son et lumière suffisamment sophistiqué pour décoller en s'émancipant de son socle documentaire. Il est vrai que Gagarine se présente d'emblée comme une généreuse pochette-surprise avant de fonctionner comme la boule à facettes qui, pour éclairer la salle polyvalente de la MJC locale, tourne sur elle-même en soumettant ses mirages chatoyants à la dynamique d'une incurvation centripète. D'une révolution l'autre la question est alors la suivante : Gagarine tourne-t-il autour de la cité Gagarine ou bien s'agit-il de l'inverse ? On découvre vite que la mise en orbite du film s'identifie à la satellisation par la fiction du documentaire réduit à n'être plus que sa banlieue. La relégation du documentaire au ban de la fiction qui prétend s'y dévouer n'est pas une révolution mais une involution ; c'est même un désastre qui ouvre aussi une voie spectaculaire menant au succès, pavée par les bonnes intentions d'éminents prédécesseurs, La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz et Les Misérables (2019) de Ladj Ly.

Parmi les facettes de la boule Gagarine on trouve déjà des archives en abondance, télévisuelles ou familiales et personnelles, mais les pellicules tombent en formant la poudre qui recouvre le sol d'une lune réenchantée en étant satellisée. Les images du vrai Gagarine venu à Ivry impressionnent mais celles qui s'y substituent veulent impressionner bien davantage en visant les sidérations monumentales de 2001. Une éclipse de pure fiction (la dernière a eu lieu en France en 1999) sert plus tard de gros symbole qui brûle les yeux en devant servir surtout de numéro pour un spectacle faisant office aussi de protection solaire : la fiction comme lunettes de soleil protégeant des rayons du documentaire, on a vu conception moins instrumentale et consensuelle. Les influences cinéphiles relèvent ailleurs de l'hyperbole de luxe quand une trompette fellinienne évacue quinze années de néoréalisme de la part de l'auteur de La dolce vita tandis qu'un écosystème artificiel à la Tarkovski est une bulle de vanité soufflé si fort qu'elle déporte les images et récits de la destruction réelle de la cité dans le générique de fin conçu avec ses rétrécissements horizontaux comme un broyeur de carcasses de bagnoles. D'autant que la fusée abritant ses jeunes qui se battent pour un rêve emportant l'adhésion finale d'une communauté élargie forcément à celle du public a pour fuselage les élans adolescents des films de Steven Spielberg des années 80 comme des séries qui en entretiennent aujourd'hui la nostalgie à l'instar de Stranger Things des frères Duffer.

Les jeunes de la cité regarde l'éclipse solaire dans Gagarine
© Visuel fourni par Cinéart Belgium

Enfin, il est impossible de passer à l'as deux autres moments particulièrement symptomatiques : Fanny Liatard entre tout sourire dans son propre film comme l'ingénieure des travaux finis qui s'en félicite tandis que l'algérienne Lina Khoudry joue une tsigane de pure fantaisie cherchant à tout prix à échapper aux vrais roms qui lui parlent dans une langue qu'elle ne comprend pas.

Les trucs de la fiction qui trahit le documentaire sont des ficelles qui l'étranglent. Gagarine est un film gonflé en ce sens qu'il ne manque pas d'air en le retirant sans vergogne des poumons du documentaire. Deux insufflations opposables au vacuum hypnotique des réenchantements faussés peuvent être données par Chronique d'une banlieue ordinaire (1992) de Dominique Cabrera et A Lua Platz (2019) de Jérémy Gravayat. Le premier film donne aux anciens habitants de quatre tours du Val Fourré à Mantes-la-Jolie l'occasion de revenir dans leurs logements bientôt détruits pour les repeupler de leurs récits de vie quand le second s'est construit avec une communauté rom de La Courneuve un espace de mobilisations communes et de luttes clandestines qui représentent autant les contradictions du communisme municipal qu'une histoire française qui est aussi celle de la solidarité internationale. Le documentaire est alors l'abri hospitalier des fictions et non la rampe de lancement d'une fusée qui s'enchante surtout d'elle-même.

Le rêve et la pornographie

Gagarine s'inscrit pleinement dans le « tournant éthique de l'esthétique » repéré par Jacques Rancière afin de caractériser un régime de l'art contemporain excluant la politique comme conflictualité en vertu d'une morale mutilée quand elle ne réfléchit plus aux effets de la séparation de la loi et des faits. L'éthique peut dès lors prendre des formes aussi consensuelles que spectaculaires quand la suppression du litige s'accomplit au nom de la restauration du lien social rehaussée par ses bariolages culturels. Un même peuple d'individus souffrants mais rêveurs auquel finira même par se rallier le dealer interprété par l'acteur professionnel Finnegan Oldfield se voit relégué à l'arrière-plan d'une grande fête à la pyrotechnie dispendieuse. Et si l'autocélébration est toujours publicitaire, elle se donne via la présence de Denis Lavant pour modèle les shows de Leos Carax. On se souvient en particulier du trajet des Amants du Pont Neuf (1991) qui commence au Samu social de Nanterre pour finir en feux d'artifices sur un pont factice.

La démonstration d'un savoir-faire calé sur les conventions filmiques de n'importe quel produit hollywoodien, par exemple l'usage ralenti du travelling-avant comme un mot souligné, est le prix à payer pour que Gagarine n'affronte pas son unique sujet : un adolescent privé de sa maman s'enferme dans une bulle d'autisme gonflé d'un gaz qui est celui de sa propension suicidaire. On se demandait si ses auteurs allaient vraiment jouer la confrontation de l'inscription vraie avec l'imaginaire onirique afin de bousculer la représentation ordinaire de la banlieue comme l'avait fait avant lui De bruit et de fureur (1988) de Jean-Claude Brisseau. Et l'on se retrouve avec un film qui, en retirant in extremis son héros du vortex de la pulsion de mort sous les acclamations des habitants relégués à n'être plus que les figurants de leur propre cité, se débrouillerait pour être moins culotté que Le Grand Bleu (1988) de Luc Besson auquel il emprunte pourtant, toilettée à l'ère des effets spéciaux numériques, la rhétorique publicitaire du clip.

Un jour Marguerite Duras a expliqué que le mot qui lui faisait le plus horreur dans la langue française était celui de rêve. Cela peut sembler étonnant, et pourtant. « Pourquoi le rêve ? Parce que c’est le grand alibi, le rêve, de la pensée. C’est la pornographie. C’est l’empêchement à passer à l’action, en politique pas exemple, c’est le grand ennemi ». L'assertion est discutable mais ce qui l'est moins c'est le rêve comme antipolitique. C'est l'enchantement comme éthique qui organise la vente du petit rêve individuel sous haute inspiration hollywoodienne de préférence à la rénovation d'une pensée du communisme qui nomme peut-être encore le plus vieux rêve de l'humanité. Gagarine est la dernière illustration en date d'une démonétisation du mot de rêve quand il ne sert plus qu'à faire décoller au firmament du cinéma consensuel et encensé ses enchanteurs qui en sont les thuriféraires intéressés.

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