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Vincent Cassel et Guy Pearce dans le cimetière vandalisé dans Les Linceuls
Rayon vert

« Les Linceuls » de David Cronenberg : Antre ses morts, deuil et nécromancie

Guillaume Richard
Avec Les Linceuls, David Cronenberg s'est aventuré sous terre, dans les recoins de son antre fantasmatique et de la souffrance engendrée par la disparition de sa femme, pour remonter avec un film magnifique qui invente une nouvelle forme d'expression contemporaine du deuil et de la psyché croisant la matérialité de la mort, les fantasmes et l'évolution des technologies.
Guillaume Richard

« Les Linceuls » (The Shrouds), un film de David Cronenberg (2024)

David Cronenberg est arrivé à une telle maîtrise de son art qu'on aurait tort de réduire Les Linceuls à un film mineur ou à le défendre poliment au nom de la politique des auteurs, sans voir la nouveauté et la réjouissante générosité qui se dégage de ce film par ailleurs incompréhensiblement passé sous les radars au dernier Festival de Cannes. Si David Cronenberg fait toujours le « même film », ce n'est jamais en répétant une recette qui fonctionne déjà (magistralement) par elle-même, mais en inventant toujours de nouvelles connexions, hybridations et excroissances dans les rapports que ses films entretiennent avec les corps et le monde contemporain. Le cinéma de Cronenberg est toujours en mouvement et vivant comme les organismes, réels ou virtuels, qui s'y forment. Ses possibilités d'expression semblent infinies. La preuve, une nouvelle fois, avec le puissant vertige que provoque Les Linceuls, qui suit Karsh (Vincent Cassel), un entrepreneur dans les nouvelles technologies et propriétaire d'un cimetière qui a inventé un linceul permettant à une application de voir en temps réel le corps du défunt dans sa tombe. Grâce à GraveTech, la mort est filmée en direct, de la décomposition progressive jusqu'à l'état de squelette. C'est dans l'épreuve qu'a constitué la perte de sa propre femme que David Cronenberg a eu l'idée des Linceuls. Il s'est interrogé sur la manière dont la mort a occupé son esprit après son décès, ce qui rend ce film profondément personnel encore plus beau même si ce n'est pas la première fois que le cinéaste se frotte à la mort et à la perte de l'autre. La différence ici serait qu'il les a expérimentées dans son propre antre en creusant, comme dans l'étrange prologue des Linceuls, une ouverture qui donnerait directement accès à la vision du corps de sa femme. David Cronenberg s'est aventuré sous terre et il est remonté avec un film magnifique qui invente une nouvelle forme d'expression contemporaine du deuil et de la psyché croisant la matérialité de la mort, les fantasmes et l'évolution des technologies.

Karsh est un avatar du cinéaste qui invite le spectateur dans son antre comme il l'ouvre, dans la séquence du restaurant au début du film, à cette femme qui s'intéresse à lui et à sa technologie. Le cimetière connecté équivaut à une entrée qui mène à la psyché d'un homme vivant entre les ténèbres et ce que la lumière peut encore pour lui. Sur chaque tombe, dont celle de sa femme Becca décédée d'un cancer, est fixé un écran qui permet de se connecter au défunt grâce à l'application GraveTech. Aussi morbide soit cette possibilité, elle procure à Karsh un sentiment de réconfort et de sérénité, contrairement au dégoût que ce voyeurisme suscite dans son entourage. Il possède même sur son bureau un album numérique où défilent de terribles photographies prises dans le linceul au moment des différentes étapes de décomposition du corps de sa femme. Karsh vit encore sous terre. Il a bien des rendez-vous avec des femmes mais il ne parvient pas à aller de l'avant car son histoire avec Becca n'est pas refermée. De son antre se dégage, comme il le dit lui-même, une grande et étrange sérénité, et on comprend assez vite que cette inclinaison recouvre des fantasmes, à l'image de ses rêves morbides où sa femme mutilée revient pour lui faire l'amour alors que sa maladie lui interdisait sous peine de briser ses os — ce que le fantasme n'élude pas. Contrairement à ce qu'on peut lire autour de la réception du film, aucune tristesse ne se dégage de Karsh qui vit entre les morts et les vivants, toute sa vie étant édifiée sur la structure verticale et métaphorique du cimetière, mais de manière inversée : la richesse fantasmatique émane de la terre tandis que la surface est dure comme une tombe. Karsh ne cache jamais cette organisation de sa psyché à laquelle le petit écran de GraveTech donne, en quelque sorte, accès. Certains reprochent au film d'être bavard. Ce serait ne pas voir qu'il a besoin de la parole pour déplier tous les réseaux qui se connectent à cette psyché.

L'avatar IA de Vincent Cassel et le linceul qui sert à entourer les morts dans Les Linceuls
© Gravetech Productions Inc. / SBS Productions

Une des grandes idées du film est aussi de réinventer l'usage et la signification du linceul dans une perspective radicalement anti-religieuse — l'inverse aurait été évidemment impensable. Le premier dialogue au restaurant entre Karsh et son date évacue la dimension sacrée du linceul de Turin en ramenant sa datation non pas à l'époque de Jésus, mais à une date médiévale située entre 1260 et 1390 révélée par la datation au carbone 14. Pour David Cronenberg, l'image du linceul ne révèle pas quelque chose de sacré mais tout le contraire, à savoir l'organicité et la matérialité du destin des corps. Ainsi, deux courants de pensée s'opposent tout comme deux idées du cinéma, dont la sienne qu'il a posée depuis ses débuts et qu'il réaffirme dans Les Linceuls. Le cinéma capte la trace de ce qui passe, il ne peut que saisir la momie du changement chère à André Bazin, une conception qui s'accorde parfaitement ici avec les images des corps en décomposition révélées par l'application et les écrans sur les tombes. Le cinéma de David Cronenberg a toujours travaillé à partir des potentialités de cette matière première qui est tout sauf inerte, tel le spectre de Becca qui continue de hanter Karsh alors que son corps a fini de pourrir sous terre. Et lorsque Karsh enfile un des linceuls, qui terrifie par son apparence noire, celui-ci va révéler un processus de décomposition de son corps. David Cronenberg ne s'arrête pas là puisqu'il va repenser la condition de l'avatar numérique à travers Hunny, l'assistante IA de Karsh. Cet avatar est aussi une forme de linceul numérique qui recouvre un corps disparu sans jamais se confondre avec lui. C'est une autre manière pour Karsh de rester connecté à sa femme, au point où l'IA viendra s'introduire dans ses rêves et ses fantasmes en reproduisant le corps de Becca mutilé, soit une hybridation chère à David Cronenberg.

Les Linceuls retrouve la puissance fantasmagorique de films comme Faux-Semblants (1988) et Crash (1996), mais en se connectant à d'autres réseaux de sens. Karsh va en effet progressivement sortir de son antre où remue un magma de fantasmes aux tonalités morbides pour se frotter à une autre réalité sans pour autant in fine sortir de cette terre où il trouve au fond tout ce qu'il lui faut. La profanation de son cimetière va l'obliger à mener une enquête hors de son antre. Il va avoir des aventures avec Soo-Min (Sandrine Holt) et Terry, la sœur de sa femme (également interprétée par Diane Kruger), qui est aussi l'ex de son frère (Guy Pearce), ce qui renvoie au fantasme incestueux qui traverse le cinéma de Cronenberg. Karsh est une sorte de nécrophile romantique à la façon de James Stewart dans Vertigo qui non seulement façonne une femme sur le souvenir d'une autre, mais éprouve de la jouissance à traquer le fantôme réincarné de Carlotta Valdes. Karsh, quand il entame une liaison avec Terry, cherche aussi, à sa manière, à satisfaire le fantasme morbide de faire l'amour avec Becca puisque sa sœur est son portrait craché et, de surcroît, celle-ci semble habitée par des fantasmes aussi extrêmes que les siens. On voit bien ici que David Cronenberg revient d'entre les morts, qu'il a en a fait une profonde expérience comme Hitchcock et d'autres, et que Les Linceuls en est l'expression la plus intime tout autant qu'une sublimation à travers les mutations technologiques du monde dans lequel nous vivons.

L'enquête qui fera sortir Karsh de son antre pointera l'ingérence chinoise et russe qui voudrait s'emparer de GraveTech pour infiltrer l'Amérique du Nord. Cette hypothèse sera ramenée à la paranoïa de Maury, qui est le véritable instigateur de la profanation du cimetière. Mais que fait alors le docteur Zecker enterré aux côtés de Becca dans la place qui était réservée à Karsh ? La confusion et le délire (non dénué d'humour) règnent dans Les Linceuls et c'est au fond logique pour un film de David Cronenberg : au final, ce sont bien les fantasmes et le désir qui ont orchestré cette affaire qui n'aurait jamais dû quitter son entre-soi. C'est sur le deuil lui-même que se sont extrapolés les délires des uns et les hypothèses des autres. En réalité, dans cette histoire, il ne reste au bout du compte que le désir, les fantasmes et un deuil (impossible ?) à faire. À la fin du film, lorsque Karsh prend l'avion avec Soon-Min, un nouveau rêve morbide où celle-ci porte les mêmes mutilations que Becca le rappelle à ses fantasmes et au fait qu'il ne s'en libérera jamais, ou très difficilement, comme chacun d'entre nous. Notre antre n'est pas une malédiction, seulement une terre dans laquelle nous et notre psyché faisons corps, dans laquelle on peut descendre comme dans un caveau ou remonter dès qu'une source de lumière peut nous arracher des ténèbres. Dans Les Linceuls et chez David Cronenberg, on y est plutôt bien. Pourquoi dès lors remonter si l'antre où nous côtoyons nos morts procure une sérénité plus enviable que ce que les autres ont en partie à nous offrir, puisqu'ils n'existeront peut-être pour nous qu'à travers nos fantasmes ?
 

« Les Linceuls de David Cronenberg : Deuil et nécromancie »
par Des Nouvelles du Front

 

Le deuil est interminable et l'extension de nos terminaisons nerveuses organisée par l'éventail de nos interfaces numériques, même si son ingénierie s'en veut la conjuration, n'aura fait que l'amplifier. Le deuil est le voile dont l'existence est enveloppée jusqu'à l'os et le cinéma est là, si fort de nous rappeler à notre immortelle finitude. David Cronenberg n'aura jamais été aussi endeuillé qu'avec Les Linceuls, et jamais aussi mystérieux qu'à la seule raison, qui est le très grand désir d'un artiste sachant que le temps lui est compté, que le deuil est à l'ère du 4.0 obscurci comme jamais. Le monde s'est mué en necropolis et nous rêvons de nécromancie tout en y étant empêché. Si l'intelligence artificielle profane les cimetières, c'est en décelant ce que nous croyions avoir enfoui sous la terre, tout un complot paranoïaque de spectres ourdi face à l'irrémédiable.

 
0) L'image ne se dresse qu'à s'enfoncer sous la terre. La beauté graphique des génériques des films de David Cronenberg, établie au moins depuis Faux-semblants (1988), ne s'est jamais démentie depuis. On retiendra, outre les planches de dessin des outils de chirurgie entomique de Faux-semblants, entre autres les superpositions cartilagineuses ouvrant eXistenZ (1999), les taches de rouille en forme de test de Rorschach à l'entame de Spider (2002), ainsi que le feuilleté des peaux tatouées des Promesses de l'ombre (2007). La plasticité des formes y témoigne des forces imaginales de l'hybridation et de la métamorphose qui actualisent la persistance chimérique des mythes à l'époque de la technoscience. Les Linceuls se déploie dans un poudroiement numérique de particules jaunes sur fond de nuit, une nébuleuse d'uns et de zéros, une pulvérulence qui restituerait l'autre persistance de formes osseuses évanouies. Les épousailles du minéral et du spectral s'avèrent d'emblée. Ce qui s'expose alors, c'est la part matérielle de l'immatérielle, le calcium de l'os et le coltan nécessaire à l'industrie de la micro-électronique, aussi indispensable pour les smartphones qu'à l'imagerie médicale. Dans le passage de l'analogique au numérique, l'image ne se dresse qu'à s'enfoncer sous la terre. La poussière à laquelle tend par entropie le vivant se trouve toujours déjà dans la matière souterraine des images. Il est vrai que l'on ne va dans les salles de cinéma qu'en y descendant, limbes ou catabase. Il est non moins vrai que Hegel écrivait dans sa Phénoménologie de l'esprit en 1807 que l'esprit est un os.

1) La bouche est une crypte. Lors d'un passage chez son dentiste, Karsh Relikh, un ancien vidéaste industriel reconverti dans l'invention de nouvelles technologies funéraires, rêve de l'aimée, Becca Gelernt, qu'un cancer a emportée. Son réveil est un cri aussi effrayant (le travelling-avant fonce dans sa bouche) que drolatique (le chirurgien dentaire est à sa tache). Une morale s'en dégage aussitôt : le chagrin passe aussi dans les dents jusqu'à les pourrir. Une image s'impose aussi vite : la bouche est un cimetière dont les dents sont les dalles funéraires. Si l'on concède à David Cronenberg le droit d'avoir conçu son nouveau film en réponse au deuil de son épouse décédée en 2017, on ne cesse de lui reprocher ses bavardages. Pourtant, les mots que la bouche projette sont déterminants, autant par leur contenu de signification (les fausses pistes sont l'écume d'un rire, celui que l'on a quand on rit de toutes ses dents) que par leur sens (ce sont les fantômes qui hantent un cimetière). Ailleurs, la salive devient sang (à la commissure des lèvres de Maury, le frère jaloux de Karsh), voire acide sulfurique (pour Elvar, militant environnementaliste islandais qui raconte à Karsh que la fréquentation des volcans a fini par provoquer le vomi de son œsophage). La chose est d'ailleurs rapidement explicitée : les cryptages nécessaires à la maîtrise télé-technologique engagent autant au cryptique, qu'à la crypte elle-même. Dans eXistenZ, les dents sont les balles d'un pistolet de fantaisie reconstitué dans un plat chinois très spécial. Dans Les Linceuls, elles sont les stèles que baigne une salive acide très spectrale. Entre ces deux films, notons que la Chine est passée des stéréotypes racistes de jeux vidéo à l'un des géants de la Tech.

2) Accro-nécromancien. Comme tout bon personnage cronenbergien, Karsh est sûr de lui, avant d'être la victime du crash de ses certitudes qui finissent en restes, en reliques ainsi que son nom ironiquement l'indique. Il se croyait maître dans l'ontologie de l'image (la stèle qu'il invente présente un écran directement relié à un sac mortuaire enveloppant le cadavre dont il enregistre la décomposition en temps réel), il découvre l'affront hantologique des puissances volatiles de la dissémination (les nodules qui apparaissent sur les images du corps seraient des artefacts, des effets spéciaux produits pour déstabiliser son entreprise). Le vidéaste bazinien se révèle un derridien contrarié. L'image n'est un voile, linceul ou suaire, qu'à dévoiler autant qu'à revoiler. Ainsi, le caractère parasitaire du motif incestueux a peut-être un lien souterrain avec la sœur du cinéaste, qui était sa costumière, et décédée trois ans après sa compagne, en 2020. La pulsion nécrophile, si elle s'énonce par lui défensivement, ni intellectuelle, ni romantique, se métamorphosera en adoptant les vieux oripeaux de la nécromancie. Mais c'est alors qu'il entrera à son tour dans la Dead Zone (1983) mais la divination y est un pouvoir encore plus parasité, contaminé par le virus des fictions délirantes des autres, vivants et morts. Karsh est un accro-nécromancien, il veut voir le cadavre de l'aimée sans cesser de s'entretenir avec son fantôme, avant de saisir que la mort est un enjeu de surveillance hyper-industriel. Karsh aura sans le savoir décelé la boîte de Pandore qui se trouve sous terre comme dans sa tête. Les spectres sont partout, l'inconscient encrypté par le désir des autres et les fantasmes incestueux et paranoïaques, tout un complot ourdi contre l'irrémédiable. Car le décès d'un être aimé, inacceptable, invite à survivre en bricolant dans l'incurable.

3) La profanation, cimetière et cinéma. L'abondance verbale qui fait toute l'écume salivaire des Linceuls, un film aussi dépouillé qu'une chambre mortuaire, brasse beaucoup d'idées. Le rituel judaïque de la mise en terre (Becca, l'épouse de Karsh, était juive) et le complot des blouses blanches de Staline (pour antisémitisme autant que par défiance archaïque envers le pouvoir exorbitant des médecins). L'appartement de style japonais (pour qui affiche les signes cosmétiques de l'indifférence zen) et l'écoterrorisme (pour les fanatiques de la crémation). Le saint suaire de Turin (qui serait déjà un faux, un fake) et l'industrie des voitures électriques et connectées (Karsh conduit une Tesla), jamais loin de ressembler à un chien d'aveugle (ainsi celui de Soo-min Szabo, la compagne atteinte de cécité d'un rival hongrois d'Elon Musk intéressé par les idées de Karsh, et avec qui couche ce dernier). La lecture rapide et le feedback haptique pour les non-voyants (deux qualités du film soit dit en passant, par l'intelligence et la vivacité de ses dialogues et sa sensibilité aux textures, ainsi toute la gamme de noirs, voire d'outre-noir caractérisant les vêtements de Karsh). La profanation des cimetières (l'antisémitisme est pour le cinéaste une hantise sans hystérie, seulement spectrale et autrement plus subtile) et la religion qui persévère dans les atours séculiers de la technoscience et de la high-tech (Karsh se dit athée et son cimetière, non confessionnel, tout en confessant un vieux fond orthodoxe lié à ses origines familiales biélorusses). La profanation du cimetière est enfin celui que Les Linceuls perpètre délibérément contre le cinéma de son auteur, gémellité schizoïde et écran fantasmatique (Hunny, l'IA qui a la voix de Becca, est la parodie grotesque de la Nikki de Videodrome, 1982), rivalité fratricide et paranoïa complotiste héritée de William Burroughs, réduits à de la poudre d'os. Mais c'est la pulvérisation qui importe, la dromologie de la pulvérulence, les vitesses de sa virulence. Le jeu de Vincent Cassel est étonnant, subtil dans le maniement du levier de vitesse. Si Karsh est en retard de la fiction, son interprète sait varier ses expressions avec vélocité.

Karsh (Vincent Cassel) avec Terry (Diane Kruger) devant la tombe de Becca dans Les Linceuls
© Gravetech Productions Inc. / SBS Productions

4) Des chiens, deux doigts, un chat. Les Linceuls est un puissant remue-méninges, il présente aussi une étrange ménagerie. D'un côté, il divise en deux ; de l'autre, il pousse la division jusqu'à trois. Commençons par trois qu'il faudra multiplier par deux. On retient la tripartition de la figure féminine, Diane Kruger interprétant la morte Becca visitant l'inconscient de son veuf, sa sœur jumelle Terry dont le complotisme est un jeu érotique, ainsi que l'IA Hunny, masque contrôlé à distance par Karsh, le frère de Maury. On sous-estime cependant l'autre tripartition, masculine, puisque Karsh, joué par Vincent Cassel en double capillaire de David Cronenberg, a dans la fiction deux autres doubles : le docteur Ekler, ancien amant et oncologue de Becca qui, doté d'une coupe de cheveux semblable, aurait pris la place de Karsh dans son caveau (si l'image relayée par le linceul ne ment pas et comme ce dernier ne veut pas vérifier, rien n'est moins sûr) ; et un cadavre sorti de son trou dans le cimetière profané, qui n'est autre que celui du cinéaste (enfin, son double de synthèse, le même que l'on voit dans un court-métrage décisif, La Mort de David Cronenberg, sur lequel nous reviendrons). Le chiffre deux trouve son image dans les doigts supposément manquants de Maury, ce qui après revoyure reste indécidable ; et son animal emblème avec le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant comme les doigts de Maury sont en même temps présents mais cachés et réellement coupés (un résumé des Promesses de l'ombre à la vitesse grand V). Il y a d'autres animaux : la luciole éclairant le cadavre de Becca dans le premier rêve de Karsh, le linceul de Karsh lorgnant vers la chrysalide (c'est la nymphe et le papillon qui en sort a pour nom l'imago), les poissons dans l'aquarium de l'appartement japonais de Karsh (quand Terry y trempe ses doigts, elle indique les eaux poissonneuses qui la font mouiller). Enfin quelques chiens, ceux dont s'occupe Terry et Trill, la guide de Soo-min. Les chiens sont David Cronenberg des animaux truqués, on se souvient du chien à poil long d'eXistenZ dont la fourrure cachait des armes. Ici, ils exposent les deux bords de la vie de Karsh, guidé par des forces qu'ils ne voient pas, volontaire à se laisser conduire par des femmes qui seront les yeux de son désir.

5) Les deux corps de tout être. La technologie profane (en rendant visible ce qui doit échapper au regard), autant qu'elle déplace les frontières du sacré (l'intégrisme ou le fondamentalisme sont les jumeaux postmodernes, les doubles mimétiques de la rationalité instrumentale). Elle approprie (l'ingénieur tirant un grand profit de ses brevets), autant qu'elle exproprie (de son désir, toujours parasité par le désir de l'autre et il y a plus d'un autre, une morte et un frère jaloux, les intérêts chinois et russes, ainsi qu'une belle-sœur qui est peut-être la plus intrigante). Exappropriation. L'avatar de l'intelligence artificielle est la parodie 4.0 du daimôn de Socrate, le cache-sexe de celui qui croit se parler à lui-même alors qu'il est parlé par un autre. Les figures respectives du chirurgien (oncologue ou dentaire) et de la vétérinaire (l'ancien métier de Terry, reconvertie dans le toilettage pour chiens) indiquent que le pouvoir tient du savoir et soi n'est jamais celui qui en sait le plus sur lui-même. Comme Eric Packer s'extrait de sa limousine dans Cosmopolis (2012) pour y constater que le réel qui reste revient à l'employé qui le hait après avoir été licencié par lui, Karsh découvre dans la bouche d'ombre de son inconscient les multiples implants spectraux que les délires planétaires y auront mis, cancer ou rage dentaire. Le monde est une nécropole, Necropolis plutôt que Megalopolis, qui s'ingénie à obscurcir le travail du deuil, déjà interminable. L'interconnexion enfle les gencives de la paranoïa, fait la salive acide de nos spéculations, déchausse les dents de nos plus intimes ossuaires. Demeure l'idée, plus insistante que jamais, que tout être a deux corps, l'un matériel et l'autre immatériel. Et la mâchoire des deux fait toute l'aporie de notre immortelle finitude. David Cronenberg sait comme tout un chacun qu'il va mourir, mais n'en sait pas moins qu'il restera quelque chose de lui - le corpus immortel de ses films qui en assureront la sur-vie.

6) Chine-Russie, Islande-Hongrie. On répète à l'envi que Les Linceuls est le film le plus autobiographique de David Cronenberg. On en oublierait The Brood (1979), sottement intitulé Chromosome 3 en français, où un divorce mutait dans la matière à fantasmes d'une exploration expérimentale des puissances d'ensauvagement maternel, capables de faire des enfants contre un mari fautif et avec le concours du pouvoir médical. Le cinéma de David Cronenberg est une clinique inclinant à varier les plaisirs médicaux, notamment celui du musée des vanités (La Mouche, 1986), de la chirurgie comme performance artistique (Les Crimes du futur, 2022) et du funérarium (Les Linceuls, donc). On n'omettra pas d'évoquer, enfin, la médecine légale, tutoyée avec un court-métrage récent trop peu commenté, La Mort de David Cronenberg (2021). On y voit le cinéaste étreindre son propre cadavre synthétique, reprise personnelle et condensée de la piéta fraternelle, narcissique et xiphopage de Faux-semblants. Faire un film serait rompre alors avec le siamois imaginaire qui insiste en rappelant au même qu'il n'est que l'autre de l'autre, la différence toujours première devant l'identique. Quand Karsh s'en va à la fin des Linceuls, c'est en partance pour la Hongrie comme Bill Lee rejoignait l'Annexie à la fin du Festin nu (1991). Il aurait pu partir en Islande, l'île où les églises chrétiennes recouvrent des tombes vikings et où la symbolique runique réinvente le cryptage numérique. Karsh croit peut-être laisser derrière lui les rivalités planétaires dont l'Amérique du nord est un terrain de jeu (l'usage de la Tesla tient du commentaire politique). Il rejoint l'autre fantasme d'une vieille Europe qui saurait encore quoi faire des mélancoliques que nous sommes. Après tout, Karoly Szabo, l'Elon Musk hongrois du film, a quitté son pays en 1956, année de l'insurrection populaire contre le stalinisme au nom du communisme, en emportant avec lui un bout d'utopie réinjecté dans un capitalisme supposément respectueux de l'environnement. Mais la Hongrie d'aujourd'hui, c'est celle de Viktor Orbán, pro-Poutine. Les endeuillé-e-s de nous-mêmes avons toutes les images du monde pour voir que, sous le ciel de nos aspirations à l'utopie, le terre demeure notre destination que nous vouons à la profanation.

 

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