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Les deux Jeremy Irons et Geneviève Bujold dans Faux-Semblants (Dead Ringers)
Le Majeur en crise

« Faux-Semblants » de David Cronenberg : Fusion incestueuse

Fabien Demangeot
Le tabou de l'inceste apparaît, de manière sous-jacente, dans de nombreux films de David Cronenberg. Dans « Faux-Semblants », il unit spécifiquement les membres d'une même fratrie et se présente même comme la possibilité de fusionner avec un autre soi-même. Par là, Cronenberg pose la question de l'identité sexuelle et de l'identité tout court. Sauf que cet idéal de fusion ne peut pas s'incarner.
Fabien Demangeot

« Faux-Semblants », un film de David Cronenberg (1988)

L'imaginaire de l'inceste fait partie intégrante du cinéma de David Cronenberg. Bien que ce tabou n'ait été transgressé que dans Maps to the stars, il apparaît, de manière sous-jacente, dans de nombreux films du cinéaste. Qu'il s'agisse des troubles du petit Dennis vis-à-vis de sa mère dans Spider, de la relation ambiguë entre Kirill et son père dans Les Promesses de l'ombre ou encore de la liaison entre Jung et sa patiente Sabina Spielrein dans A dangerous method, l'inceste est un thème qui revient assez fréquemment dans l’œuvre cronenbergienne. Si, dans le cas de ces trois films, le fantasme incestueux se construit autour d'une figure maternelle ou paternelle, dans Maps to the stars et Faux-Semblants, il unit, au contraire, les membres d'une même fratrie. Il se présente même dans Faux-Semblants comme la possibilité de fusionner avec un autre soi-même. En effet, comme l'a judicieusement fait remarquer Didier Roth-Bettoni dans son ouvrage L'homosexualité au cinéma, le film de Cronenberg pose, à travers ses inséparables jumeaux gynécologues, la question de l'identité tout court, et de l'identité sexuelle notamment, tant leur fusion a quelque chose d'incontestablement incestueux(1).

Les frères Mantle vivent ensemble, font le même métier et couchent avec les mêmes femmes. Ils se font passer l'un pour l'autre et ne cessent d'intervertir leurs personnalités. Si, au début du film, Beverly semble être sous la coupe d’Elliot, à la fin, c'est Elliot qui apparaît comme le plus faible et le plus fragile des deux. À force d'échanger leurs rôles, les deux hommes finissent par ne former qu'une seule et même entité. Ils sont deux corps qui se partagent un même esprit. Se présentant, tout au long du film, comme des siamois qu'il faudrait séparer, les frères Mantle se replient sur eux-mêmes en accentuant leurs ressemblances physiques et en utilisant la même gestuelle. Cronenberg joue d'ailleurs habilement avec la notion de trompe-l’œil en faisant se confondre, au sein d'un même plan, les deux personnages. Alors que le spectateur voit avancer, au premier plan, Beverly, il croit apercevoir, en arrière plan, ce qui ressemble à son reflet dans un miroir or il s'agit d'Elliot qui, habillé de la même manière que son frère, reproduit exactement les mêmes gestes que lui. La profondeur de champ utilisée dans ce panoramique horizontal permet à l'illusion de fonctionner. Cronenberg met en scène, à travers cette courte scène, un fantasme de symbiose qui, comme dans La Mouche, ne pourra cependant se résoudre que dans la mort(2).

Les deux Jeremy Irons et Geneviève Bujold dans Faux-Semblants (Dead Ringers)

L'affiche du film, également en trompe-l’œil, joue de cette singularité ; les visages des frères Mantle se rejoignant pour créer, au centre de l'image, celui de Claire, la maîtresse de Beverly. Ce choix visuel peut néanmoins paraître contestable puisque la jeune femme cherche à séparer les jumeaux et non à les réunir. Lors d'une scène onirique, particulièrement anxiogène, Claire, qui s'est substituée à la figure de la mère, sépare les deux siamois, en coupant, avec ses dents, le cordon ombilical qui les sépare. Le lien incestueux entre les deux frères transparaît à travers les rapports intimes qu'ils entretiennent avec cette femme qui, malgré son désir de maternité, ne pourra jamais enfanter(3). Dans l'incapacité de devenir cette nouvelle matrice grâce à laquelle Beverly et Elliot auraient eu la possibilité de retourner au stade prénatal, Claire permet cependant aux deux frères d'assouvir indirectement un fantasme d'inceste homosexuel. Or, si Beverly et Elliot se font passer l'un pour l'autre afin de coucher avec Claire, mais aussi d'autres femmes, il leur arrive aussi de partager leur intimité avec une seule et même personne. Dans l'une des scènes les plus troublantes du film, Elliot invite son frère Beverly à danser avec lui et une prostituée prénommée Carrie. La jeune femme se trouve placée, entre les deux hommes, comme Claire sur l'affiche du film. Elliot profite de cette danse à trois pour caresser, par l'entremise de la main de Carrie, le dos de son frère. Filmé en gros plans, le visage de Carrie se crispe, visiblement excité par ce qui s'apparente à des préliminaires d'un genre particulier. Elliot, contrairement à Beverly que l'on ne voit que de dos, est filmé de face en légère contre-plongée. À cet instant du film, c'est sa supériorité sexuelle et son emprise sur Beverly qui est au centre de la représentation. Mais Cronenberg déjoue les horizons d'attentes du spectateur. Il n'y aura ni scène à caractère sexuel ni ellipse narrative laissant augurer un possible coït entre les trois personnages. Ce début d'étreinte crée le trouble dans l'esprit de Beverly qui, en s'éloignant de son frère et de Carrie, refusera toute possibilité de triolisme. Seules les deux jumelles escort girls ramenées, le temps d'une soirée, par Elliot trouveront leur place au sein du couple formé par les deux hommes. Afin de préserver leur unité, les frères Mantle, lorsqu'ils se trouvent ensemble, ne peuvent s'associer qu'à d'autres doubles. Parce qu'ils ne font qu'un, Beverly et Elliot sont dans l'incapacité de s'unir avec une seule et même personne. Claire, tout comme Carrie lors de la scène du slow, menace leur équilibre. C'est pour cette raison que, comme l'a soulignée Marie Lemercier dans son article « Canadianité et américanité dans le cinéma de David Cronenberg », Beverly, craignant que la jeune femme ne détruise la relation fusionnelle qu'il entretient avec son frère, finit peu à peu par se défaire de son emprise(4). C'est un inceste symbolique que le cinéaste met en scène ici. Contrairement aux acteurs X qui pratiquent le twincest (inceste entre jumeaux) dans le porno gay, les frères Mantle n'auront jamais de rapports sexuels ensemble.

Selon Reynold Humphries, auteur de l'article « Un désir si funeste : sexualité et représentation chez David Cronenberg », c'est à travers cette relation incestueuse impossible que le film de Cronenberg met en en scène le Réel lacanien(5). Pour Lacan, le Réel s'oppose à la réalité, il ne se définit que par rapport au symbolique et à l'imaginaire. Il est donc, de ce fait, proprement inaccessible. Avec Faux-Semblants, Cronenberg fait de l'inceste une dimension de ce Réel qui ne peut être confondu avec la réalité. Beverly et Elliot veulent retourner dans le ventre maternel, retrouver cet état où leurs deux corps n'en formaient qu'un et où la question de la différenciation et de l'identité ne se posait pas encore. En voulant réintégrer le corps de leur mère, Beverly et Elliot accomplissent une sorte de rite de passage inversé que Wolfgang Lederer désigne sous l’appellation d'inceste ouroborique. Dans La peur des femmes ou gynophobia, le psychanalyste autrichien oppose l'inceste ouroborique à toutes les autres formes d'inceste existantes. L'inceste ouroborique désigne un fantasme de mort et non un désir érotique moralement répréhensible(6). Les frères Mantle veulent se dissoudre, être absorbés par la matière pour ne former qu'une seule cellule indivisible. Cette quête impossible les amène à perdre peu à peu tout contact avec le monde des adultes. Tels deux enfants livrés à eux-mêmes, Beverly et Elliot, enfermés dans leur grand appartement, se sont créés un nouvel espace de jeu.

L'auto-infantilisation progressive des frères Mantle est renforcée par le traitement visuel de l'espace. Si leur appartement, d'une grande froideur architecturale, est au début du film parfaitement ordonné, il devient, au fur et à mesure de leur régression au stade utérin, un véritable taudis. D'une saleté repoussante, engorgé de papiers et de boîtes de conserve, l'appartement des frères Mantle, aux teintes grisâtres dominantes, ne perd pas, pour autant, son aspect de bloc opératoire. À la fin du film, Beverly dissèque d'ailleurs Elliot dans une pièce qui ressemble en tout point à un cabinet médical. Librement adapté du roman Twins de Barry Wood et de Jack Geasland, lui-même inspiré de l'histoire vraie des frères Marcus (deux jumeaux gynécologues qui se sont suicidés, à quelques jours d'intervalle, en ingurgitant des barbituriques), Faux-Semblants intègre à la composante incestueuse de son récit le thème du narcissisme. Si les frères Mantle rêvent de fusionner en retournant à l'intérieur du ventre maternel, c'est parce qu'ils refusent toute forme d'altérité. L'autre est celui qui, à l'image du personnage de Claire, vient perturber un équilibre trop parfait. Beverly et Elliot se considèrent comme de brillants gynécologues, comme les meilleurs de leur discipline. Ils ne vivent qu'à travers l'image qu'ils ne cessent de se renvoyer l'un à l'autre. Partager les mêmes compagnes est une façon, pour eux , de préserver ce fantasme d'unité sur lequel toute leur existence semble régie. Il n'est alors pas anodin que le titre original du film, Dead Ringers, fasse allusion à ce besoin vital d'être le même que l'autre(7). Les |frères Mantle souhaitent transgresser les lois de la nature en voulant unir, dans un idéal de fusion, leurs deux corps.

Mais cet idéal de fusion ne peut pas s'incarner. À la fin de Faux-Semblants, Beverly, probablement mort, est allongé sur les genoux d'Elliot. Cronenberg représente ici une pietà qui n'est pas sans évoquer celle entrevue dans Cris et chuchotements d'Ingmar Bergman. Si, chez le cinéaste suédois, la servante et sa maîtresse sont encore vivantes, l'amour qu'elles se portent, d'une pureté empreinte de mysticisme, semble presque aussi fort que la passion destructrice qui unit les deux jumeaux du film de Cronenberg. De plus, le climat saphique et incestueux dans lequel baigne l’œuvre de Bergman entre en correspondance avec l'homosexualité sous-entendue des frères Mantle. Avec Faux-Semblants, Cronenberg, comme Bergman en son temps, pervertit l'imagerie religieuse traditionnelle. Ce n'est plus Marie qui tient dans ses bras son fils mort mais Beverly Mantle qui s'allonge sur les genoux de son frère décédé. L'amour fraternel, mais aussi et surtout narcissique, a supplanté ici l'amour maternel. Si la mère, jamais représentée à l'écran, est au centre du fantasme de rétrogression des frères Mantle, son rôle n'excède cependant pas celui d'une simple matrice.

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