Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Oyu Kayukawa (Kinuyo Tanaka) dans la forêt avec ses amis dans Miss Oyu
Rayon vert

« Miss Oyu » de Kenji Mizoguchi : Bizarre Love Triangle

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le cinéma de Kenji Mizoguchi est d'une lucidité étourdissante et confondante. Son art est sorcellaire en ceci qu'il fait lever d'une matière extrêmement précise et documentée des paysages impersonnels dont la vérité, toujours cruelle, a la force expressive de défier les époques – la force de l'éternité. C'est le cas de Miss Oyu où l'amour est une onde solitaire comme un soliton accouchant au milieu des décombres d'un enfant dont le don est comme un trésor de légende dans le Japon de l'après-guerre.

« Miss Oyu », un film de Kenji Mizoguchi (1951)


« Every time I see you falling
I get down on my knees and pray
I'm waiting for that final moment
You say the words that I can't say 
»
(New Order, « Bizarre Love Triangle », Brotherhood, 1986)


Les grands films de Kenji Mizoguchi ont toujours quelque chose à la fois de doucement pénétrant et de profondément vertigineux, quasiment asphyxiant. L'air y est si raréfié qu'après la projection le spectateur paraît toujours un peu sonné, qui met toujours un peu de temps à respirer normalement, à se remettre en retrouvant des esprits encore sous l'emprise du philtre mizoguchien qui est comme un ensorcellement.

Le point depuis lequel le cinéaste japonais exerce son regard de sorcier est d'une souveraineté presque effrayante en effet, ce point paradoxal qui est celui de l'impossible même où la distance est la plus grande et la proximité cependant la plus intense, le souffle à la fois ample et coupé. Comme si l'on pouvait encore tout saisir du drame qui s'est joué, en tant qu'il est soumis au travail esthétique d'épurement qui fait lever la matière volatile et quintessenciée de la tragédie, depuis l'intérieur même d'affects qui modèlent les paysages humains et inhumains où finissent par disparaître les personnages. Autrement dit, le rapport toujours paradoxal est celui d'une intimité étonnamment impersonnelle, la plus aiguë et la plus lointaine, où les personnages traversés de puissances affectives et passionnelles qui les dépassent sont conduits à se retirer dans la profondeur de champ pour s'y fondre dans un ravissement qui est aussi celui où ces mêmes puissances nous enveloppent le cœur de près, dans un envoûtement aux limites de l'étouffement.

La beauté mizoguchienne a ainsi la cruauté pour condition et pour horizon : une beauté si proche dans l'intime conviction d'une connaissance partagée des souffrances humaines (la cruauté est empirique et empathique) ; une beauté si lointaine dans l'affinage de leur expression comme un rouleau peint (emakimono) au risque de paraître hautaine (la cruauté est distante et analytique).

La forte structuration des plans cadrés dont la grille forme un réseau de lignes soumis à la mobilité arachnéenne d'une caméra danseuse et tisseuse ; la chorégraphie non moins cérémonielle présidant aux mouvements gracieux ou brisés de personnages voués à l'épreuve des limites ; les jeux subtils d'imbrication d'espaces divers ajointant le long de la ligne de la profondeur de champ intérieurs domestiques et extérieurs cosmiques ; la variation des rythmes du plan entre accélération et ralentissement en fonction des battements affectifs partagés par les personnages ; la musique elle-même qui, tantôt de fosse, tantôt d'orchestre, vient parachever le sentiment de la mise en forme et en scène comme un rituel de sorcier : tout cela impose sa nécessité et c'est admirable, tout cela séduit, envoûte et fascine sans jamais forcer l'admiration. Un ensorcellement, un ravissement.

Le regard mizoguchien a cette lucidité étourdissante et confondante, cruelle aussi on l'a dit, à la fois si humaine (la science des passions appartient aussi à celui qui les connaît de près pour en avoir éprouvé quelques-unes) et si inhumaine (les affaires humaines sont pour l'artiste au détachement zen l'écume à la surface visible d'un chaos sans fond – « chaosmos »). Un geste esthétique qui est une pensée dont il serait judicieux de rapprocher sa puissance heuristique propre du structuralisme des passions conceptualisé par Frédéric Lordon au nom d'une approche anthropologique ambitionnant d'actualiser la pensée de Pierre Bourdieu en célébrant les noces de Spinoza et de Marx(1). Voilà, rapidement brossé, ce qu'il en serait de l'art sorcellaire de Kenji Mizoguchi capable de faire lever d'une matière extrêmement précise et documentée, inscrite socialement et contextualisée historiquement, des paysages impersonnels et affectifs dont la cruelle vérité a la force expressive de défier les époques en traversant les temps – la force de l'éternité.

La flèche d'une perception,
comme un poison

L'art sorcellaire de Kenji Mizoguchi est particulièrement à l'œuvre dans Miss Oyu, deuxième film d'une passe de trois mélodrames (avec Le Destin de madame Yuki en 1950 et La Dame de Musashino en 1952) qui ont pour contexte historique plus ou moins marqué l'après-guerre, et qui ont tous été réalisés juste avant la grande série des films historiques ouverte l'année suivante avec La Vie d'O'haru femme galante (1952) puis Les Contes de la lune vague après la pluie (1953).

Oyu Kayukawa (Kinuyo Tanaka) dans son jardin dans Miss Oyu
© Les Bookmakers/Capricci Films

Dans Miss Oyu, il y a une concentration qui est la marque de la maturité mizoguchienne mais il y a aussi un excès, une folie qui ont besoin de si peu pour se déployer en s'imposant avec un ravissement entêtant. Même le sublime L'Intendant Sansho (1954) a besoin de la chaudronnerie du jidai-geki et des fracas du Japon féodal du XIème siècle pour faire entendre une folie semblable, qui est certes moins bruyante dans Miss Oyu mais pas moins délirante, pas moins hallucinante. Pourtant, la dinguerie n'était pas vraiment attendue dans un mélodrame simple et sobre en apparence, difficilement adapté d'un roman de Jun'ichirô Tanizaki (l'écrivain décrit peu l'héroïne éponyme et l'idée d'une structure narrative en flash-back inspirée du Coupeur de roseaux afin de faire ressentir un temps disparu a été refusée par le studio Daiei avec lequel Kenji Mizoguchi inaugure pourtant un partenariat tenu jusqu'à à son ultime film, La Rue de la honte en 1956). Un récit tout entier dévolu à un mariage arrangé (entre le timide Shinnosuke et la réservée Oshizu) et l'amour impossible qu'il soulève comme une onde de choc (entre le marié et sa belle-sœur, la resplendissante Oyu, veuve et mère d'un petit garçon).

On croit donc avoir rapidement repéré la ligne principale d'un drame sentimental avérant une nouvelle fois le divorce proverbial entre le mariage comme convention et institution et l'amour comme passion interdite assortie de sanctions. D'un côté, le marié est amoureux de sa belle-sœur et ne consent à se marier avec sa sœur cadette qu'afin d'être à proximité de l'inaccessible objet de son désir. De l'autre, la mariée n'ignorant rien du sens de ce rapprochement ne cherche pas s'opposer à cet amour, au contraire, parce qu'elle est une jeune idéaliste qui croit devoir autant le respect à son mari qu'elle en doit un autre à l'égard de sa sœur aînée. Quant à Oyu, cherchant autant à faire plaisir à sa sœur qu'à son mari, celle-ci devient à son corps défendant une figure d'ambivalence et de duplicité, par exemple en flirtant avec son beau-frère afin de motiver sa sœur à faire de même dans un mélangé raréfié de coalescence entre innocence et perversité. Évidemment, cette position parce qu'elle est source de ragots déplaisants est toujours plus intenable. Après la mort brutale de son jeune fils victime de maladie, et déliée désormais de toute obligation concernant sa belle-famille, Oyu prend la fuite en laissant les jeunes mariés à une vie de couple qui va en s'étiolant comme une image d'épuisement de la splendeur impériale perdue d'un pays vaincu par la guerre.

Kenji Mizoguchi a eu une idée géniale pour marquer le hiatus entre la loi sociale du mariage et l'irruption intempestive du désir et, comme on est au cinéma, c'est une affaire simple mais décisive de perception. Au milieu d'une bambouseraie où pénètre une dense lumière, la future épouse s'avance dans un cortège que découvre au loin Shinnosuke, mais le visage d'une servante lui cache celui d'Oshizu tandis qu'Oyu mène la danse avec grâce, resplendissant de toute sa maturité et toute son autorité de sœur aînée. Oyu emporte son regard, il croit alors qu'il s'agit d'Oshizu qu'il n'a encore jamais vu. Shinnosuke veut le croire, il l'espère même mais sa tante vite le détrompe. Trop tard. Auprès de sa future épouse, le regard baissé et la bouche fermée, Shinnosuke ne dit pas un mot, non pas parce qu'il est un jeune homme réservé mais parce qu'il est triste, déjà. La joie est un imprescriptible soulèvement que perce cependant la tristesse comme le décochement d'une flèche – un foudroiement.

Autre perception qui jaillit en crevant les cœurs : l'éventail familial d'Oyu se détache d'un pilier et tombe comme une feuille morte. Ce n'est rien mais c'est comme si un désastre venait d'être avéré en imposant sa cruelle métaphore. Après tout, c'est une configuration esthétique qui répond à un ordre social, avec la cadette réservée en arrière-plan tandis que son aînée maîtrise la part relationnelle nécessaire à l'économie symbolique présidant avec le mariage à l'arrangement contractuel des familles. Cependant, c'est attesté : le mal est fait. Une simple perception est comme une flèche empoisonnée, plantée dans le cœur d'un jeune homme qui a fait pour la première et dernière fois l'expérience du désir, radicalement hérétique. Le fait qu'il ait été par ailleurs élevé par sa tante dans le regret infini de n'avoir jamais connu sa mère est un nœud pouvant plus tard déterminer la fixation fantasmatique à valeur incestueuse de Shinnosuke pour Oyu qui, chanteuse et joueuse de koto, allégorise également une certaine idée de la haute culture et du prestige national au Japon. Et son éclipse sera précisément engagée avec une narration subtilement construite à partir de la savante triangulation des désirs contrariés et des affections mimétiques, un amour monstre à trois têtes qui, très vite, excède le programme mélodramatique de départ, follement, tragiquement.

L'amour est un soliton

Miss Oyu est un film qui n'a rien d'autre à montrer et à décrire que cela : la folie des élans sincères et empêchés, la tragédie des rapports accouchant de relations contrariées et consenties. L'amour n'est pas ici la conséquence programmatique d'une convention sociale, c'est un monstre peu visible comme tel, c'est une schizophrénie illisible pour la société qui en aura pourtant accouché. Le mélodrame des désirs empêchés par les lois sociales respectives du mariage et du veuvage révèle ainsi une incroyable tragédie, hallucinante, où chacun angle du triangle incarne à la fois celui qui veut faire lien avec les deux autres et qui, faisant lien, leur fait cependant toujours obstacle également.

« Bizarre Love Triangle » a chanté New Order et, bien avant l'un des groupes phares de la New Wave, Kenji Mizoguchi qui, amateur de certains réalisateurs hollywoodiens comme William Wyler, n'avait cependant pas le caractère pour raconter son amour triangulaire sur le mode coquin et libertaire de Design for LivingSérénade à trois (1932) d'Ernst Lubitsch. Au contraire, l'amour est chez lui est une onde solitaire comme un soliton, par exemple un tsunami dont la lame de fond se résorbe à la surface dans l'obligation sociale des sourires(2).

Oyu n'est à ce titre un personnage pas plus important qu'Oshizu quand Shinnosuke, à la fin du film, errera dans des limbes sublunaires pour s'évanouir dans les confins scintillants du monde comme un personnage de légende pour qui le monde tel qu'il était fait était devenu impossible à vivre. La dialectique mizoguchienne est en effet d'un cruauté poussée et raffinée. Son extrême raffinement consiste à faire d'une troisième personne le terme contradictoire d'un rapprochement doublé d'un éloignement, d'une relation doublée d'une obstruction et trois personnages différents peuvent alternativement occuper la position qui est la pire en doublant une médiation de l'impossibilité d'en assurer la transitivité.

Oyu Kayukawa (Kinuyo Tanaka) avec son mari dans Miss Oyu
© Les Bookmakers/Capricci Films

C'est pourquoi Miss Oyu raconte bien l'histoire d'un homme qui s'est marié avec la sœur de la femme qu'il aime, oui, mais le film de Kenji Mizoguchi raconte également un autre amour, celui d'une sœur pour sa sœur au point de lui sacrifier l'amour de son mari. Se joue d'ailleurs ici une autre dimension incestueuse du récit de Jun'ichirô Tanizaki adapté par le fidèle scénariste Yoshikata Yoda, non seulement horizontale mais plus secrète aussi, plus subtile encore que l'attraction verticale de Shinnosuke voyant dans Oyu la mère – son imago – qu'il n'a jamais eue.

L'enfant né du monstre,
la relève des décombres

C'est une folie pour un homme d'aimer la sœur aînée de son épouse mais c'est une folie plus grande encore pour une sœur d'aimer son mari et sa sœur en convenant que son mariage doive seulement servir à les rapprocher. Ces folies sont monstrueuses et les monstres de la passion font grimacer les représentants compassés de la norme, grouillant dans le pli des arrangements sociaux et la couture des conventions instituées, surgis des interstices serrés du maillage social qui relancent la faille béante du désir.

Il y a d'ailleurs un plan énigmatique, le plus singulier peut-être de tout le film de Kenji Mizoguchi, qui montre la folie de l'amour sororal à l'occasion du premier récital d'Oyu où la chanteuse, si elle est vue de face par Shinnosuke ainsi renforcé dans l'attraction de sa passion pour elle, est vue également de biais derrière le filtre d'une voile très fin. Ce plan résulte en fait d'une perception d'Oshizu dont on a vu à quel point elle semble dans le plan qui précède intérieurement travaillée par des mouvements contradictoires. Ce plan dédié à une autre perception troublante marque la puissance de contrariété et d'interdit de l'amour sororal. Quand Oshizu abordera plus tard les rives d'une vaste étendue d'eau, la pensée jamais énoncée du suicide se dépose à la surface du plan comme l'écume d'une image pensive, porteuse d'une virtualité actualisée avant et après elle, par les héroïnes respectives du Destin de madame Yuki et de L'Intendant Sansho.

Le suicide, Oshizu y pense aussi parce qu'elle aime sa sœur au point de consentir de lui sacrifier son mariage, sa sexualité et l'amour de son mari. Comme Oyu et Shinnosuke l'ont compris, il ne leur reste plus alors qu'à convenir à l'éloignement pour elle et au respect des obligations maritales pour lui. Et cela pour ne pas laisser au soliton de l'amour, ce monstre qu'est pour la loi le désir, tout le champ pour se déployer en faisant que les sujets qui en sont les bouleversantes incarnations périssent crucifiées au poteau cruel de la loi sociale à l'instar du couple des Amants crucifiés (1954).

Le mal est fait, c'est un autre mal qui accouche d'autres monstres qui sont aussi des enfants dont on doit prendre soin. D'abord, on a vu Oyu partir et sortir du côté droit du cadre tandis que Shinnosuke, symétriquement, sort du même plan mais du côté gauche. Au milieu s'effondre Oshizu qui aime et sa sœur et son mari, aimant le second d'aimer la première, l'aimant lui afin de pouvoir davantage l'aimer elle. Et puis c'est une ellipse, le temps a passé, le déclassement est matériellement attesté, on pense tenir là l'épilogue de Miss Oyu sauf que le film continue en lâchant ses dernières séquences, chacune abolie par un fondu au noir, comme les ultimes râles d'un agonisant. D'abord, Oshizu meurt en donnant un enfant à Shinnosuke. Elle s'effondre mortellement en tentant de mettre le kimono de sa sœur, trop grand pour elle, trop lourd, certes, mais c'est comme si la cadette voulait aussi trépasser dans le corps fantasmatique de son aînée. Ensuite, Shinnosuke invisiblement cache le bébé dans le jardin où chante Oyu et les servantes de suivre le fil de ses cris comme bientôt, dans L'Intendant Sansho, la ritournelle d'une mère traversera les montagnes pour aboutir à l'autre bout du pays aux oreilles de ses enfants qui l'avaient cru morte.

Ce nourrisson qui vagit, c'est le don qu'Oshizu et Shinnosuke font à la femme aimée qui l'accepte sans se justifier ni sourciller, elle-même qui est comme morte, pleine du vide de l'absence de son propre enfant disparu. Alors, Oyu demande ultimement au vieux maître aveugle comme Homère de chanter l'air qu'elle-même chantait il y a quelques années, issu du Dit du Genji, roman datant du XIème siècle et attribué à une courtisane de l'époque impériale de Heian, Murasaki Shikibu. C'est alors que Shinnosuke peut disparaître dans les confins du monde, dans ce marais gris et abstrait éclairé par une lune de studio. C'est en effet le contre-don du soliton de l'amour monstre, à savoir le don de l'amour fou qui y répond, celui qui fait d'une vie d'exilé sur une terre devenue invivable un poème légendaire promis à traverser les siècles en relevant à lui tout seul les décombres du Japon de l'après-guerre.

Notes[+]