
« La Mort de Louis XIV » de Albert Serra : Itinéraire d’un nécro-fils
Le catafalque s’expose somptueux mais de quel enterrement de première classe alors s’agit-il ? On croyait la poignée de mains fraternelle, c’est un baiser de la mort. Il ne peut y avoir deux souverains comme il ne peut y avoir qu'un unique vainqueur dans l'arène, sa gloire dans le sang et la mort. Le souverain se meurt, pas l’État qu’il aura fait à son image et dont les gardiens sont les docteurs. Son acteur mourra aussi, pas le Cinéma qu’il emblématise, et qu’embaume le docte réalisateur. Celui qui a été Saint-Just le temps d’un Week-end chez Jean-Luc Godard en prophétisant Mai 68, est canonisé en souverain de droit divin quand le geste révolutionnaire confiait la souveraineté au peuple en décapitant le citoyen Capet. La pompe d’Albert Serra n’est réactionnaire qu’à se complaire en dandy dans la cure antirévolutionnaire. Hier, les ciné-fils étaient obsédés par la mort du cinéma, Wim Wenders et Serge Daney. Désormais, leurs héritiers en sont les croque-morts, la modernité gangrenée par les nécro-fils d’aujourd’hui.
Le zénith de l’un, pour l’autre un nadir
Disons qu’il y a dans La Mort de Louis XIV deux films d’inégal intérêt et c’est leur nervation qui pose question, avant de faire problème dans le défaut de toute problématisation. Au carrefour du documenté (la fiction dédiée à décrire les derniers jours du Roi-Soleil en septembre 1715) et du documentaire (le portrait de Jean-Pierre Léaud, le plus grand acteur de sa génération, entré alors au moment du tournage à l’âge de 72 ans), Albert Serra propose avec son quatrième long-métrage rien de moins que blasonner chacune de ses images afin que toutes soient bifaces, un même astre solaire que mordore son couchant pour faire de Louis XIV l’allégorie de son interprète et réciproquement.
Versant pile : les trois dernières semaines du Roi-Soleil jusqu’à son décès le 1er septembre 1715, à huis-clos ; l’agonie du monarque y est un théâtre à corps ouvert, une scène réservée où l’intimité de la mort est une affaire de délibération publique, dominée par la rivalité des médecins. Versant face : 115 minutes d’une fiction durant laquelle la reconstitution soignée d’un moment historique est le catafalque offert à un acteur qui pourrait à lui seul, emblématique, incarner tout le cinéma moderne.
Des deux côtés de la pièce, une histoire est à deux faces, celle de l’incarnation courant de l’antique (le pouvoir de représentation d’un monarque ou d’un acteur) au moderne (l’immortalité de l’État ou du Cinéma dans la dépendance transitoire de ses corps). La médaille serait d’or, alors, quand elle redéploie la fameuse doctrine des deux corps du roi, analysée en 1957 par le médiéviste Ernst Kantorowicz, désormais au bénéfice symbolique de l’acteur, qui à sa façon continuerait l’histoire théologico-politique du transfert de l’autorité, de l’Église à l’État et de l’État au Cinéma(1). Fiction juridique d’origine chrétienne, la doctrine appareille au corps mortel de l’autorité la fonction de représentation séculière, en assurant une régularité à l’immortalité de sa fonction. Le roi est mort, vive le roi ! L’acteur qui le joue est entré dans ses vieux jours, vive le roi qu’il sera après sa mort !
L’ambitieux film d’Albert Serra s’appuiera sur quelques lectures circonstanciées (les Mémoires de Saint-Simon et celles du Marquis de Dangeau) en affectant de poursuivre le travail pédagogique inauguré en 1967 par Roberto Rossellini avec La Prise de pouvoir par Louis XIV. Autrement dit, il s’agira de repartir, en l’extrémisant, de la séquence moderne imposée à l’époque classique où la configuration du pouvoir s’ouvre alors à la plus grande centralisation et publicité, celle qui fait de l’intimité du monarque malade, l’épicentre d’une souveraineté immortelle, indifférente à l’entropie.
Mais l’inorganique a besoin d’assimiler de l’organique, c’est la dialectique au ventre de la Bête, Léviathan et souverain. Sa souveraineté est l’exception des exceptions, autant la bêtise qui la fonde, cette bêtise qui enfle, enfle quand la souveraineté confine à l’indiscernabilité du simulacre, ainsi les roitelets de l’empire français et ses confettis du Pacifique que Pacifiction (2022) s’amuse à remuer.
À cette différence près que le zénith de Louis XIV au principe de l’invention de l’État moderne est devenu, d’un film à l’autre, son antipode, autrement dit son nadir. L’intimité domestique analysée chez le cinéaste italien à coup de zoom (à compensation optique de marque Pan Cinor) s’accorde désormais au fonctionnement toujours plus défaillant et réduit de la physiologie du roi, affaibli par une douleur à la jambe gauche bientôt consumée par la gangrène. Le couchant du Roi-Soleil sera donc une œuvre publique filmée ici en « scope », plans fixes et frontaux tournés au téléobjectif, certes réservée au cercle le plus étroit de la cour versaillaise. Mais l’exposition au regard curial du corps demeurant le plus glorieux, en dépit du pourrissement grandissant, maintient jusqu’au bout le principe de ce que le sociologue allemand Norbert Elias a conceptualisé dans La Civilisation des mœurs (1939) sous le terme de « curialisation »(2). L’indexation disciplinaire de l’aristocratie sur la centralité du pouvoir monarchique (la cour en est le dispositif) s’y accomplit en raison d’un contrôle des affects fondant une civilité dont le modèle sera, avec l’ascension de la bourgeoisie (manifeste ici au travers du pouvoir des médecins), étendue à l’ensemble de la société française. L’agonie du monarque, loin d’induire la mort du modèle de gouvernement qu’il aura incarné, parachèverait au contraire, et jusque dans la jambe carbonisée par la gangrène, la mort du monarque à l’aube de son 77ème anniversaire.
L’analyse médicale qui suit immédiatement les derniers sacrements des organes corrompus en couronne le rayonnement immortel. Albert Serra aurait ainsi décidé de prolonger l’élan rossellinien, déjà soucieux d’articuler regard documentaire et vision documentée, mais avec un goût peut-être hérité de Carl T. Dreyer et Manoel de Oliveira en ce qui concerne le motif de l’agonie passé ici au filtre crépusculaire des mordorures à la bougie digne de Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick.
Le catafalque s’expose somptueux mais de quel enterrement de première classe s’agirait-il alors ?
Le lion est mort, vive son chasseur
Le premier niveau de vision de La Mort de Louis XIV serait hypothétiquement le meilleur, concentré sur l’ironique prise de pouvoir symbolique des médecins du corps sur ceux des âmes, curés orthodoxes et charlatans hétérodoxes. Les seconds sont en effet renvoyés à la marge d’une imposture criminelle quand les premiers demeurent toutefois impuissants à empêcher pour des raisons objectives la profanation physiologique du corps sacré du roi. Et cela en dépit même du fait qu’Albert Serra n’est pas un grand conteur. Son habituelle atonalité narrative s’inscrit explicitement dans la préférence stratégique de l’écart, creusé depuis la lourdeur relative au matériel culturel et historique mobilisé, convoqué par la présence documentaire et intraitable, absolument actuel, des corps. À cet égard, le réalisateur aurait mieux réussi son pari qu’à l’occasion de son film antérieur, Histoire de ma mort (2013). Celui-ci ratait effectivement la compréhension nécessaire du personnage historique de Casanova, fallacieusement confondu avec la figure de Don Juan, au prétexte de faire suivre l’incarnation en son versant libertin du rationalisme caractéristique du Siècle des Lumières par Dracula, représentant élevé au rang de paradigme d’un néo-aristocratisme décadent et romantique.
Si le moderne est ce qui, en cinéma, ne raccorde plus les fragments suivant la ligne de continuité du scénario, Albert Serra aura fait fausse route en abondant le pis-aller des solutions de continuité. Mais c’était peut-être l’idée valorisant, contre le hiatus moderne, le baroque des plis et pseudo-continuités historiques. Si le moderne est parenthèse, alors il faudra la clore comme on ferme un livre, sans regret.
Parachever le programme rossellinien aurait donc moins consisté à lui aménager un enterrement culturel de première classe, qu’à rendre manifeste le fait que le crépuscule de la modernité cinématographique, qui a également commencé à partir du moment où Roberto Rossellini a délaissé la création cinématographique pour la pédagogie télévisuelle, s’est poursuivi dans une agonie entretenue à coup de célébrations fastueuses (entre autres grands festivals, celui de Cannes où le film a été projeté en séance spéciale en représenterait le paradigme actuel) et dont il faudrait de manière nietzschéenne précipiter le terme afin de passer enfin à autre chose. La modernité, morte et enterrée, donc, à force de consécration culturelle ou d’évidements postmodernes. Ce qui n’empêche pas Albert Serra de ne pas lésiner dans la pompe aux fétiches de la culture, cet ossuaire sous le suaire du film.

Vive la modernité, alors, dont la survivance serait une flamme éternelle, pieusement entretenue par un réalisateur à l’instar d’Albert Serra comme elle brûle encore, présence pure de quelques corps non professionnels bousculant dès le début de son travail la persistance ou persévérance de mythes littéraires (Don Quichotte dans Honor de Cavalleria en 2006 et, dans la littérature néotestamentaire, les Rois Mages dans Le Chant des oiseaux en 2008), étouffés ailleurs dans des couches et des couches de vernis culturel (ses deux premiers longs-métrages demeurent en effet les plus beaux) ?
L’autre niveau de La Mort de Louis XIV s’enclenche aussitôt : Jean-Pierre Léaud est le Roi-Soleil de cette modernité-là, lui qui a travaillé durant plus d’un demi-siècle avec François Truffaut et Jean-Luc Godard, mais aussi pour Jean Cocteau pour son Testament d’Orphée (1960), mais encore avec Jacques Rivette et Jean Eustache, Jerzy Skolimowski et Glauber Rocha, Pier Paolo Pasolini et Bernardo Bertolucci, Luc Moullet et Philippe Garrel, Benoît Jacquot et Agnès Varda, Raoul Ruiz et Aki Kaurismäki (jusqu’aux films plus récents d’Olivier Assayas et Bertrand Bonello, Serge Le Péron et Noémie Lvovsky, et même deux fois avec le taïwanais Tsaï Ming-liang). S’il est le corps privilégié de ce moment moderne, pourquoi en organiser allégoriquement l’agonie et le décès, sinon pour attester la gloire incorruptible de celui qui, pas plus qu’un autre, ne saurait échapper à cette « mort au travail » dont parlait justement Jean Cocteau ? Le Roi-Soleil est mort, vive le roi Léaud !
Sauf que la poignée de mains fraternelle est un baiser de la mort. Il ne peut y avoir deux souverains. Comme il n’y a qu'un unique vainqueur dans l'arène, sa gloire dans le sang de l’autre et sa mort.
Jean-Pierre Léaud est en effet l’acteur privilégié d’un cinéma qui, toujours, a été minoritaire, même à l’époque de ses rares succès commerciaux au tout début des années 1960. Ce cinéma n’est en fait que le souverain parmi d’autres d’un royaume sans centre ni limites qui n’existe qu’imaginairement, par la ferveur d’une communauté éparse de quelques cinéphiles qui continuent à faire des films, à les voir et les montrer dans les institutions comme en dehors d’elles, à en parler et écrire à leur sujet dans la presse généraliste ou spécialisée, ou bien en dehors de toute autorité instituée, sinon dans la revendication de la leur. À la limite, Gérard Depardieu aurait peut-être été davantage à sa place dans le rôle de celui qui aura royalement traversé tous les cinémas, de Marguerite Duras à Maurice Pialat et Alain Resnais en passant par Obélix d’Alain Chabat et le Christophe Colomb de Ridley Scott.
Le roi est mort ce soir, Léaud le lion. Au chasseur d’en tirer alors toute la gloire, mortifère. Vite, revoir Le lion est mort ce soir (2017) de Nobuhiro Suwa où Jean-Pierre Léaud jouit du renfort d’enfants pour renouer avec sa si belle enfance, et jouer pour le film à faire une mort pour de faux.
Oublier Saint-Just
Sauf que le monarque d’Albert Serra est un corps glorieux qui l’est toutefois de moins en moins, composant dans la décomposition. En effet, le froufrou de la rumeur curiale dans l’écume du hors-champ s’amenuisera pour ne plus laisser place qu’au triomphe de la mort en chambre : physiologique du côté de celui dont elle a raison entre mouche au vol, miasmes et gémissements ; rationnelle et instrumentale du côté de la colonie des médecins, certes rivaux et concurrents, malgré tout d’accord pour convenir tous – et le premier d’entre eux, Fagon, excellemment interprété par Patrick d’Assumçao – d’asseoir sur le cadavre encore chaud du roi le partage de leur autorité symbolique.
Sauf que, enfin, Jean-Pierre Léaud ne figure pas encore la survivance d’une modernité défunte, mais un acteur encore vivant dont les intensités, même limées par le rabot des ans, même diminuées dans la voix et ses empâtements, crépitent encore. Il suffit de se rappeler seulement ses courtes mais bouleversantes participations dans Visage de Tsaï Ming-liang (2009), Le Havre d’Aki Kaurismäki (2011) et Camille redouble de Noémie Lvovsky (2012) pour s’en convaincre. De la même façon que la modernité en cinéma est une idée qui, certes minoritaire, a encore de l’avenir (on prêtera seulement attention à quelques grands cinéastes tels le libanais Ghassan Salhab et l’algérien Tariq Teguia pour le comprendre), dès lors qu’elle relève de la crise dans sa permanence catastrophique, une crise des formes dans le refus critique, esthétique autant politique, de l’existant tel qu’il est et ne va pas.
Le souverain se meurt, pas l’État qu’il aura fait à son image et dont les gardiens sont les docteurs. Son acteur mourra un jour aussi, pas le Cinéma dont il incarne une image emblématique, et que choie en croque-mort soin le docte réalisateur. Celui qui a été Saint-Just le temps prophétique d’un Week-end chez Jean-Luc Godard, quelques mois seulement avant Mai 68, se voit canonisé en souverain de droit divin quand le geste révolutionnaire confie la souveraineté au peuple, dans la décapitation du citoyen Capet. Le geste d’Albert Serra, sa pompe funèbre à faire ainsi coïncider les deux sens du mot morgue, n’est réactionnaire qu’à se complaire en dandy restaurateur dans la cure antirévolutionnaire.
Moyennant quoi, La Mort de Louis XIV qui tient de la mise en bière commet deux erreurs fatales, symétriquement. La première se joue sur le versant de la fiction : la gloire historiquement plus rayonnante du roi après son décès, parce qu’elle n’est plus tant assujettie à la religion catholique qu’elle appartient désormais à celle de l’État, se dissoudrait pourtant dans la chair malade des tissus et le regard analytique et légiste des médecins. Et la seconde sur celui du documentaire : la gloire du roi Léaud est censée s’amoindrir autant que l’acteur agoniserait un peu en vrai dès lors que sa vieillesse se manifeste toujours plus comme la pression de la mort au travail. La conséquence est qu’Albert Serra confond tout : le nouveau sacre étatique du roi avec sa profanation médicale, la vieillesse d’un immense acteur avec sa mort à venir, la victoire d’une modernité, instrumentale, gagée sur le pourrissement post-mortem d’une autre, celle du cinéma. Comme s’il y avait un grand bénéfice à jouer au croque-mort, même allégoriquement, avec les vivants. On ne passait pas autrement, dans le film précédent, de Casanova à Dracula. Et s’il faut ériger des mausolées, Albert Serra en sera le roi, dernièrement avec les taureaux de la corrida dont le sang versé fait briller le plastron d’or du torero.
L’image viendra au temps de la décomposition
La vieillesse était pourtant le gage d’une nouvelle vitalité comme Albert Serra y croyait encore avec sa propre version de Don Quichotte. Elle est désormais l’annonce inéluctable du cadavre qui vient et dont il s’agit d’organiser la venue, avec moult références qui champignonnent dessus. On évoquera ces quelques corps en purs signifiants culturels comme l’essayiste Jacques Henric et l’écrivain Olivier Cadiot, dans les rôles respectifs de l’abbé Tellier et d’un médecin de la Faculté de Paris. Jusqu’à la validation officielle apportée avec le Prix Jean-Vigo reçu par le réalisateur et la Palme d’honneur remise par le Festival de Cannes à Jean-Pierre Léaud à qui l’on aura alors remis un prix déshonorant et pathétique de consolation en compensation pour tous les films jamais sélectionnés et salués.
Jacques Henric, justement. Il est l’auteur d’un texte intitulé « Énième épître aux culs-de-plomb », dédié à Jean-Luc Godard à l’époque de la sortie mouvementée de Je vous salue, Marie(3). On y trouve une phrase (« L’image ne connaîtra de plénitude que dans la Résurrection ») qui aurait inspiré la formule godardo-paulinienne énoncée plus tard dans Histoire(s) du cinéma (1988-1998) et annonçant que « l’image viendra au temps de la résurrection »(4). Ici, l’avènement de l’image se fait précisément dans l’absence catégorique de résurrection, de fait identifiée dans la présence organique et corrompue du cadavre à disséquer. Il n’est plus seulement question, alors, d’une œuvre mortifère, mais bien d’une véritable morbidité au principe d’un étrange itinéraire, soutenu tout particulièrement depuis Histoire de ma mort par Thierry Lounas (qui est le coscénariste du film) et sa société de production Capricci.
Une conclusion s’impose : la cinéphilie d’Albert Serra s’apparente, non plus symboliquement mais absolument et sans reste, à un pur, pénible et désobligeant exercice de vampirisation nécrophile.
La réécriture de la formule par Albert Serra ? « L’image viendra au temps de la décomposition ». Le souverain est celui qui décrète l’état d’exception. Sait-il qu’il fait la bête plus souvent qu’à son tour?
Hier, les ciné-fils étaient obsédés par la mort du cinéma, Wim Wenders et Serge Daney. Désormais, leurs héritiers en sont les thanatopracteurs, la modernité gangrenée par les nécro-fils d’aujourd’hui.
Vite, vite, revoyons le documentaire Léaud de Hurle-dents (2004) signé d’un vieil ami de l’acteur, Jacques Richard, afin de vérifier encore que la cinéphilie est amour de la persévérance et de la vie en cinéma quand elle se place, contre toute finitude dans l’être-pour-la-mort, sous l’autorité de l’infini.
« La Mort de Louis XIV » de Albert Serra : La mort d’un roi, ou un roi qui se meurt ?
par Antoine Schiano di Lombo
Albert Serra est habitué aux titres énigmatiques, aux sonorités parfois mystérieuses, aux significations souvent opaques : Pacifiction, Tardes de Soledad, Le Chant des oiseaux, … En comparaison, La Mort de Louis XIV apparaît comme un titre d’une clarté déconcertante. En effet, pendant deux heures de film, il sera question de l’agonie d’un roi, et pas n’importe lequel, sans doute le plus célèbre de la monarchie française. Un roi s’apprête à mourir, et c’est comme s’il n’y avait rien à ajouter. Le film s’ouvre sur un plan en extérieur, et lorsque le titre s’affiche à l’écran, la caméra se confine dans la seule chambre obscure du monarque agonisant.
Ténèbres de la mort ou obscurité documentaire ?
Obscur, c’est le moins que l’on puisse dire, tant ce qui marque visuellement le film, c’est d’abord la pénombre. On peut lire celle-ci comme figurant l’image traditionnelle de la mort : la lumière de la vie qui s’éteint. Et pas n’importe quelle vie, celle du Roi Soleil. Cette lecture métaphorique est séduisante, car comme le promet le titre, la mort est de tous les plans, elle est inéluctable, et être mourant, à bien des égards, c’est déjà être mort, la lumière du jour ayant déjà cédé sa place aux ténèbres du trépas. Et cela figure le tragique de ce spectacle long de la douleur et de la peine de celui qui peu à peu se découvre condamné par la gangrène. Après tout, dans la perspective chrétienne de la France de l’époque moderne, qui plus est quand on s’intéresse à l’incarnation de Dieu sur terre, il est convenu dans les principes de l’ars moriendi (l’art de bien mourir), véritable motif littéraire à partir du XVe siècle, la Lumière vient de la vie éternelle que l’on rejoint par la mort, dernier sacrement de la vie terrestre.
Cependant, on ne peut restreindre cette obscurité du film à cette seule lecture métaphorique. En effet, il faut sans doute aussi y voir une portée proprement documentaire : on peine à imaginer ce à quoi pouvait bien ressembler des pièces aux murs sombres sans autres éclairages que des bougies. La Mort de Louis XIV nous plonge dans une esthétique résolument réaliste au regard de ce à quoi pouvait ressembler la chambre du roi cette semaine d’août 1715 (Louis XIV meurt le 1er septembre). À cet égard, le film d’Albert Serra se construit en contrepoint de La Prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini (1966). Rossellini y multiplie les scènes tournées dans des chambres rutilantes, baignées d’une lumière blanche et uniforme, très éloignée de la chaleur vacillante des bougies. Cette opposition n’est pas seulement visuelle, mais traduit un rapport différent à l’histoire, et aux représentations (re)produites de l’histoire.

L’image mythologique du faste de Versailles, de la galerie des glaces, de la vie luxueuse de la cour cède chez Albert Serra à une représentation pour le moins austère. La vie de la cour apparaît à quelques reprises : ici, on voit une dame de la cour priant le Roi de les rejoindre à leur fête, ou là, on entend la musique de la réception qui se tient dans les salons attenants à la chambre. La chambre, elle, demeure dans la pénombre silencieuse qui envahissait les espaces dans le monde des lueurs de bougies. Ainsi, cette pénombre serait davantage un fait documentaire qu’une représentation métaphorique. Et cela s’inscrit pleinement dans un cinéma qui cherche à faire voir l’histoire, ou l’historique au sens de quelque chose qui aurait plutôt à voir avec le matériel que le narratif. Y compris dans ses films qui se déroulent à l’époque contemporaine, Albert Serra semble traquer cet historique, que ce soit par les motifs de la vie autochtone tahitienne dans Pacifiction, ou encore par l’attention visuelle à un spectacle pluriséculaire dans Tardes de Soledad. Plutôt que de brosser ce que l’on sait de Louis XIV, Albert Serra nous plonge dans autre chose, qui ne serait pas tant l’histoire de la mort de Louis XIV que la réalité de la mort de Louis XIV. Aussi, la limpidité du titre apparaît déjà plus ambiguë : de quelle mort de Louis XIV s’agit-il ?
L’agonie matérialisée
À cette obscurité documentaire, s’ajoute le souci d’Albert Serra de traiter cette mort comme un objet de connaissance. J’avais parlé, au sujet de Tardes de Soledad, de la mise en scène documentaire d’une anthropologie matérialiste de la mort dans cette intense relation de face-à-face entre le matador et le taureau. C’est sans doute une autre facette qui se joue ici de cette anthropologie matérielle de la mort, par l’interaction de l’image des symptômes, des récits qui en sont fait, et du corps qui les subit. La gangrène qui touche la jambe gauche de Louis XIV est racontée des premières pertes de mobilité, à l’apparition d’une première nécrose, jusqu’à la contamination complète du membre, en passant par les terribles fièvres et douleurs que cela cause. L’attention de la caméra sur les détails de cette progression, filmant chaque jour les nouveaux symptômes, apparaît comme une description minutieuse de l’évolution du mal qui se propage. Ce n’est pas anodin dans la mesure où toutes les maladies ne sont pas visuelles. Par exemple, le cancer dont se sait condamné le personnage de Vivre de Akira Kurosawa est un mal qui tue sans laisser de traces, et qui cède la place à une vaste exploration philosophique de la mort. Ici, il n’est pas question de sublimation, mais au contraire de confrontation directe, la caméra cherchant à capter cette reconstitution visuelle minutieuse des symptômes.
En plus de nous montrer la maladie, la dimension anthropologique est redoublée par les interprétations qui sont faites des symptômes visuels. Une partie du film consiste en la captation de petites discussions dérobées, à voix basses, pas toujours clairement perceptibles à l’oreille du spectateur, des proches conseillers du roi et de la panoplie de médecins qui viennent à son chevet. Un épisode fameux vient de la consultation d’un médecin du Sud de la France qui aurait, dit-on, accomplit certaines guérisons dans des contextes où l’on croyait les malades perdus. Mais il est soupçonné de n’être qu’un charlatan. D’abord, on refuse sa venue, mais face à l’égarement des médecins de l’université de Paris, on le prie de se présenter au Roi. Ces échanges disent long du fonctionnement d’une discipline qui oscille entre science, ou du moins scientificité, et art. Bien entendu, les remèdes de ces temps anciens peuvent prêter à sourire, et on sait que frotter la jambe du malade avec des pierres ne fera pas partir la gangrène. Mais ces controverses sont au cœur même de la constitution des savoirs médicaux qui ne cessent de s’adapter aux maux dont chacun souffre. On rit évidemment moins face à l’écho contemporain de ce médecin venu de Marseille avec un traitement soupçonné spectaculaire et qui murmure à l’oreille du Roi …
Et évidemment, ce que cette anthropologie de la mort a de bouleversant, c’est la solitude dans laquelle elle plonge celui qui s’apprête à disparaître. Devant le Roi, se succèdent les hommages, les vœux de rétablissement. Dans ce vacarme, Louis XIV demeure un homme seul. La force de représentation de cette agonie réside dans l’ensemble de ces personnages qui tous demeurent relativement impassibles créant à chaque parole une dissonance entre ce que l’on entend, des paroles souvent optimistes quant à la guérison prochaine du Roi, et ce que l’on sait, il est condamné à mourir comme le titre du film nous y promet. Dans cet entre-deux, se loge un vide interprétatif tout à fait vertigineux : les personnages croient-ils dans l’optimisme qu’ils affichent ? Et plus encore, celui qui est sur ce lit, est-il dupe du nécessaire optimisme de ses sujets ? Ou alors chacun joue-t-il le jeu de l’optimisme, les conseillers du roi faisant comme si le mal n’était que passager, et le Roi acceptant de se prêter à tous les soins qu’on lui soumet ? L’impassibilité des acteurs ne semble pas trancher, même si les conversations nocturnes teintées de l’inquiétude font poindre le soupçon.
L’effacement du roi derrière le mourant
La place de Jean-Pierre Léaud dans ce dispositif n’est évidemment pas neutre. Encore une fois, il n’est sans doute pas très intéressant d’en faire une seule lecture métaphorique : Jean-Pierre Léaud est le tenant d’un certain cinéma en voie de disparition, et il meurt avec la grandeur d’un Roi. Bien entendu, un acteur aussi célèbre dans le rôle d’un roi aussi éminent n’est pas sans produire un jeu de transfert, la gloire de l’un se teignant de l’immensité de l’autre, et inversement. Plus trivialement, je pense qu’il permet de rappeler, par la distance que sa seule présence créée entre le visage acteur qu’on reconnaît et le personnage qu’il incarne, qu’il n’est justement pas tant question d’un roi que d’un mort. Toute cette anthropologie de la mort
On connaît la phrase célèbre de Montaigne au dernier paragraphe de ses Essais : « Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul. ». Mais il est plus rare de citer la fin du paragraphe : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. »(5) Dans ce bref passage, se retrouve le cœur du film d’Albert Serra. Aussi grand qu’ai pu être Louis XIV, ce que le désespérant roman national français ne se lasse pas de nous rappeler, il n’a été qu’un homme qui est mort dans un lit « sans miracle et sans extravagance. » Le faste de Versailles, le dévouement de la cour et les plateaux riches des mets les plus distingués – un des conseillers du roi goûtant un grain de raisin souligne qu’il est délicieux, comme s’il pouvait en être autrement – ne sont bien peu, ou pas plus qu’un fade repas en barquette servi dans nos hôpitaux contemporains, face à l’écœurement et à la souffrance.
Le film s’achève sur cette phrase curieuse : « Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois. » Ces mots résonnent d’une étrange ironie, ces personnages que l’on a vu si impliqués dans le suivi des traitements, si émus au moment de la disparition. Et cette ironie ajoute au tragique. Toutes les paroles murmurées, que l’on perçoit, nous spectateur, comme des murmures au même titre que le roi mourant, qui comprend qu’autour de lui se joue des petites conversations sur l’évolution de son état, sont désamorcées par cette sentence finale. Et si cette phrase paraît si perturbante, c’est parce qu’elle nous met à la place du mourant à qui l’on a caché une mort inéluctable, et, in fine, résonnant, même s’il s’agit de Louis XIV, par son absurde banalité. Qu’est-ce que cela voudrait dire « faire mieux » face à une telle situation ? Le film s’achève par le vertige ouvert par une telle interrogation.
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Notes
