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Lee Kang-sheng et Anong Houngheuangsy dans "Days" de Tsai Ming-liang
Critique

« Days » de Tsai Ming-liang : Ce qui s'épanche et penche

Des Nouvelles du Front cinématographique
Lee Kang-sheng n'est pas l'acteur fétiche de Tsai Ming-liang : il en est la condition, alpha et oméga, trois décennies déjà, on ne s'en lasserait pas. On ne sait pas ce que peut un corps et celui de Lee est le corps du désir de Tsai, moins une énigme (qui laisserait entendre qu'il y a du sens et un autre à le résoudre) qu'un mystère (faisant silence de ce que l'on ne peut dire et qu'il faut taire). L'écoulement est un miroir biface, le tain d'une double imprégnation. Si Lee est l'autre dont Tsai a tant besoin, l'homo-érotisme retourné en hétéro-narcissisme et les épanchements mieux que les mots, c'est en prenant tout le temps qu'il faut, le dur désir de durer qui s'écoule en douceur, pour montrer ce que le temps fait au visage en y faisant voir cette vieille compagne toujours déjà là : la mort au travail. Mais celle de qui, Tsai ou Lee ? Ce qui s'épanche sans piper mot a des penchements frisant aujourd'hui l'aporie.

L'infiltré et ses humeurs

Cela a commencé à la télévision, All the Corners of the World (1989). Tsai Ming-liang tombe alors sur Lee Kang-sheng. Ni l'un ni l'autre ne savent qu'ils viennent de sceller mieux qu'un contrat : c'est un pacte, une alliance persévérant à rendre indiscernables les raisons du travail, de l'amour et de l'amitié. Avant Days, Lee incarne, dans les trois premiers films — Les Rebelles du dieu néon (1992), Vive l'amour (1994) et La Rivière (1997) —, le jeune homme déambulant dans Taipei la tentaculaire, aux aguets des failles où, à l'angle dur du béton et du verre, fuit son désir. La fuite d'un garçon ayant encore un pied dans l'adolescence s'enfle alors d'eaux qui montent progressivement, en infiltrant les architectures alvéolaires et monumentales abritant les monades solitaires pour les débonder.

Lee serait pour Tsai, ce surgeon taïwanais des parcs urbains antonioniens, comme sa Monica Vitti - moins sa muse que sa nymphe.

En tous les cas, ses humeurs parlent pour lui, larmes, sperme, sueur. C'est ainsi que Lee s'épanche, sans mot dire. Il peut dès lors s'abandonner à couler en abondance, fluidifiant ainsi son dur désir de durer. L'humeur est un adoucisseur, l'épanchement humoral un lubrificateur pour le désir. Lee est un corps désirant en silence autant qu'un vecteur mutique de désir : un infiltré sans piper mot.

Après La Rivière, Tsai Ming-liang et Lee Kang-sheng s'accordent sur l'essentiel : il n'y a de fiction que de leur désir. Avec ce paradoxe : le minimalisme est un élan qui s'accentue pour s'autoriser quelques débordements. Il est temps alors de s'amuser avec un objet tiers plus ou moins bien tenu en mains : chansons de Grace Chang dans The Hole (1998) et Antoine Doinel avec Et là-bas, quelle heure est-il ? (2001) ; pornographie dans La Saveur de la pastèque (2005) et le cinéma de King Hu avec Goodbye, Dragon Inn (2003) ; retour en Malaisie natale dans I Don't Want to Sleep Alone (2008) et musée du Louvre avec Visage (2009). Avec ce dernier film, la commande muséale assèche l'inspiration qui n'est retrouvée qu'à Taipei avec un baroquisme nouveau, celui de Chiens errants (2013), architectural et narratif (les escaliers à la Piranèse y débouchent sur une topologie à la Eicher). Et puis il y a les chiens qui squattent en meute l'immeuble incendié auxquels la permission est demandée afin de pouvoir y filmer. Enfin, le visage de Lee est approché comme jamais, avec une vibratilité qui constitue un sommet d'hyper-sensibilité. Le gros plan de lui larme à l'œil alors que le froid est à pierre fendre fissure le cœur, l'un des plus beaux de ces vingt dernières années.

Alors on comprend, alors on a compris : le cinéma de Tsai consiste également en un lent zoom-avant dans le temps, une imprégnation pénétrante et progressive qui fait du visage de Lee un lit pour voir que l'on y a comme compagne la mort au travail.

L'infiltration et ses imprégnations

Le cinéma de Tsai Ming-liang tient donc de l'infiltration et son infiltré d'exsuder le désir de celui qui le regarde en le pénétrant par tous les pores, filmiquement. Une double imprégnation du désir dont l'énigme (le sens est ce qu'il reste à résoudre) compte évidemment moins que son mystère (le silence nécessaire à ce qui s'épanche en le rendant signifiant sans parler). Rien de soluble dans les dialogues et tout qui le serait dans des durées dont a besoin le désir qui a besoin aussi d'en fluidifier les dures nécessités.

Depuis Chiens errants, Tsai et Lee ont erré, avec le cinéma qui se poursuit au musée en s'installant dans les conforts tout relatifs de l'art contemporain. Dans la série des neuf Walker films, on retient Le Voyage en occident (2014) avec Lee en moine bouddhiste marchant dans les rues de Marseille au ralenti. Le ralenti physiquement éprouvé, s'il radicalise un geste qui a inclus d'emblée ou quasi le registre de la performance, raconte aussi quelque chose d'un ralentissement désiré. Peut-être parce que le temps presse.

Days ne sort que maintenant mais le film a déjà deux ans. Revenir au cinéma est un retour différé, borné par une double exigence. L'exigence de ne s'en tenir pour seule fiction qu'à celle du désir magnétisant les rapports de l'acteur filmé et du filmeur (situé à Bangkok, le récit est plus minimaliste que jamais, frontière aussi inframince que du papier à cigarette ou des squames, ces petites lamelles de peau rappelant avec la pellicule qu'elle fut naguère argentique) y côtoie en effet deux métaphores (un jeune Laotien émigré en Thaïlande est un double de Tsai qui fait des plans comme il masserait son acteur ou bien en en mitonnant pour sa pitance les aliments), et un signal cinéphile (le thème de Terry des Feux de la rampe de Charlie Chaplin mis en boîte à musique).

Les deux amants se retrouvent dans "Days" de Tsai Ming-liang
© Homegreen films

L'exigence en étant redoublée ne cesse cependant jamais de se contredire : Lee n'aurait plus besoin de rien d'autre que lui, en même temps non et, après Antoine Doinel, le clown vieillissant qui a atteint l'âge de se démaquiller est l'indice ostentatoire d'un autre auto-hétéro-portrait. Celui qui se portraiture en l'autre voit en lui le visage de la mort au travail dont le cinéma enregistre le processus imperceptible, au photogramme près. Le visage de Lee est un plan où se couche le regard de Tsai, comme dans un lit. Après Jean Eustache et Nazim Djemaï, la cinéphilie se décline en se prolongeant alors en clinophilie. Comme on fait son lit on se couche et comme on fait un plan on se couche dedans. Le visage de Lee Kang-sheng est le clinamen du cinéma de Tsai Ming-liang et c'est ainsi qu'il fait la différence avec Apichatpong Weerasethakul, mortifié dans Memoria (2021) par la présence plus qu'accaparante de Tilda Swinton, usurière en cheffe du cinéma d'auteur mondial.

La fiction peut servir autant à protéger des secrets qui font trembler la surface documentaire. Dans Days, Lee souffre en effet, il s'est enrobé, bouge moins que jamais, le visage quelque peu boursouflé et pigmenté de tics suspects (il ressemblerait presque à Takeshi Kitano). Le garçon malade et désarticulé de La Rivière est devenu un adulte affligé par le temps qui ralentit ses mouvements. Tout est concentré mais les respirations sont difficiles. L'infiltré dans le dur désir de durer est le sujet d'une infiltration par le temps lui-même. Si l'imprégnation est hésitante, c'est en penchant entre deux postures : le soin par le massage et le mitonnage des restes. Le cinéaste qui prend soin de son acteur est aussi celui qui s'en repaît. L'imprégnation est aspiration. Dans Days, La mort au travail se lit sur le visage de l'homme travaillé par l'usure de l'entropie ; elle se donne à voir aussi dans le regard de l'auteur inclinant à l'usuraire.

Une tempête tropicale sous un crâne (avant l'exfiltration)

Pourtant, il y avait le premier plan et, à la limite, Days aurait pu s'en suffire. L'ouverture est effectivement sublime. Lee Kang-sheng est assis devant une vitre. Un trait distinguant deux parties vitrées fait un plissement au milieu du front de celui qui contemple ce qu'il y a dehors tout en étant retiré en son for le plus intérieur. En haut, une tempête tropicale amoncelle ses nuages gros en pluie ; en bas, seules quelques gouttes tombent dans un parc, peut-être celui d'une clinique où se soigne Lee, avant de tenter plus tard l'acupuncture par moxibustion. Enfin, un verre rempli d'eau a la surface qui tremble légèrement, vibration de la mousson aidant.

Ce plan de Days dure suffisamment en faisant voir ce qui s'abolirait de la différence entre le dedans et le dehors. La tempête tropicale a lieu sous un crâne également, celui d'un homme dont la vie diminuée ou affaiblie serait habitée par des climats intérieurs, toute une météorologie. La vitre est encore là pour barrer l'horizon d'une pénétrabilité fantasmée. Le mystère d'une relation de cinéma est l'alliance charnelle du mystère et de l'énigme, qui s'épanche sans piper mot tout en laissant inentamable ce qui s'expose avec frontalité, penchant entre mise à nu et dénudement qui est un désœuvrement pour tous les penchants inclinant à la transparence.

Balançant entre énigme et mystère, massage et cuisine thaïe, Tsai a pris un coup aussi. Les pansements de Days sont plissés des penchements d'un cinéaste captif amoureux de son autre, Lee à qui Tsai s'est remis. Le plissement de Lee montre en reflet son tassement à lui. L'exsudat du désir exigerait peut-être désormais, après tant d'infiltrations, la mousson nouvelle d'une exfiltration.